REALISATION : Carlos Reygadas
PRODUCTION : Arte France Cinéma, Bac Films, Motel Films, Mantarraya Producciones, No Dream Cinema
AVEC : Cornelio Wall, Miriam Toews, Maria Pankratz, Peter Wall, Elizabeth Fehr…
SCENARIO : Carlos Reygadas
PHOTOGRAPHIE : Alexis Zabe
MONTAGE : Natalia Lopez
TITRE ORIGINAL : Stellet Licht
ORIGINE : Mexique, France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 5 décembre 2007
DUREE : 2h22
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Johan et les siens sont des mennonites du nord du Mexique. En contradiction avec la loi de Dieu et des hommes, Johan, marié et père de famille, tombe amoureux d’une autre femme…
Le titre pourrait suffire à cela, mais autant le préciser de façon explicite : le cinéma de Carlos Reygadas ne peut se décrire comme un défouloir manifesté à l’envi, encore moins comme un vaste exutoire aux spectateurs désireux de se choper des sensations fortes sur un écran de cinéma. Quoique les sensations peuvent s’avérer fortes si l’on arrive à se laisser envoûter, mais c’est là un autre débat. Reste qu’avec ses deux premiers longs-métrages (Japòn et Bataille dans le ciel), ce cinéaste mexicain dévoilait un style formel particulièrement fort, mais dont la radicalité pouvait parfois agacer, surtout si l’on se souvient de son léger penchant pour le scandale : en montrant en gros plan une adolescente pratiquer une fellation non simulée sur un homme obèse, la scène d’ouverture de son deuxième film avait fait son petit effet et s’était révélée plus ostentatoire qu’autre chose. Fort heureusement, Lumière silencieuse ne mange pas de ce pain-là, et évacue toute forme de provocation pour revenir à une forme de pureté cinématographique que Reygadas tient à remettre au goût du jour. Avec lui comme avec des cinéastes comme Dumont ou Antonioni, il ne sera pas question de manifester les choses à tout prix, mais de les capter de façon diffuse et sensitive. Ici, c’est donc plutôt le calme et la lenteur qui s’enregistrent sur la pellicule, de façon à sublimer en permanence la matière du monde, à percevoir l’ordre des choses, à capter l’invisible. Et le plus étonnant, c’est que le cinéaste aura choisi le sujet le plus banal du monde (un homme pieux est partagé entre sa femme et sa maîtresse) comme point de départ de son approche artistique. Alors, certes, au vu du contexte choisi et de la communauté que Reygadas filme (à savoir la secte des Mennonites, ici installée dans le nord du Mexique), on pourrait croire à une fable morale où l’adultère, sorte de trahison devant l’Eternel et la pureté du mariage, mènerait tout droit à une terrible punition. Or, la religion et ses dogmes préfabriqués, Reygadas n’y prête aucune attention dans ce sens précis. Cette histoire d’adultère lui permet surtout de questionner la notion de foi en même temps qu’il s’attache à rédiger par sa mise en scène un véritable manifeste de la lenteur. Le résultat va dérouter, c’est sûr. Ça tombe bien : c’est sa fonction première.
Un bon conseil : si le premier quart d’heure du film vous donne envie de tomber dans les bras de Morphée, n’allez surtout pas plus loin. Loin de ses anciennes provocations mystico-sexuelles (lesquelles rendaient ses deux premiers films assez exaspérants), le cinéaste débute son film par un long plan-séquence du soleil levant, littéralement hallucinant, où la caméra part du ciel étoilé pour s’attarder sur l’apparition progressive de la lumière, sur les variations de couleur dans le ciel et sur les bruits d’animaux qui s’éveillent aux alentours. Cinq minutes de magie pure, célébrant en un seul plan magnifique tout ce que le cinéma ne semble désormais plus capable d’offrir : une liberté de ton, un manifeste du pouvoir visuel et sonore, un manifeste de l’esthétisme pictural, une avalanche de sensations diffuses, une beauté visuelle sans aucun équivalent, et surtout, un vrai sentiment de dépaysement et d’absorption dans l’inconnu. C’est d’ailleurs là que le style visuel de Reygadas puise toute sa sève artistique : sur un peu plus de deux heures de métrage, il ne se passe rien de spécial dans Lumière silencieuse, les plans fixes de visages silencieux se succédant à des instants plus contemplatifs où la nature déballe toute sa majesté, le spectateur étant invité à effectuer une sorte de communion cosmogonique avec le monde. On suit donc ce récit-fleuve qui se déroule lentement. Très lentement. Et toujours rien. Ainsi, on attend, on scrute un éventuel suspense. Qui n’arrive jamais. On épie les mouvements captés par la caméra, les regards qui se fixent, les attitudes qui se figent. Et là, on s’interroge alors : rêve ou réalité ? Cinéma ou expérience ? Sans doute un peu des deux.
L’éblouissement permanent que procure le film vient d’abord de cette captation du sacré, résidant dans chaque plan, qu’il soit immobile ou en mouvement, et où toutes les forces sont concentrées. Ce qui permet, du coup, de dégager un mystère. Celui des êtres, bien sûr, dont il est superflu d’espérer percer la vraie nature et les multiples ramifications psychologiques, et dont Reygadas capte une certaine poésie de l’existence (ce qui n’exclut pas la mélancolie). Mais aussi celui du monde, ici magnifié par un Scope hallucinant de beauté et où le spectateur peut communier avec les forces de la nature. Avec Gerry, Gus Van Sant réussissait à capter la matière du monde jusqu’à en extraire une réflexion existentielle. Reygadas fait de même, mais va beaucoup plus loin en s’orientant vers une approche similaire à celle de Bruno Dumont : les forces telluriques et mystiques qu’il parvient à faire ressentir sont de l’ordre de l’invisible, ce qui amène le public à questionner sa propre place dans l’univers, celui qu’il côtoie et celui qu’il ne voit pas. Et ici, ce n’est pas de croyance qu’il s’agit, mais de métaphysique. Si ses précédents films amenaient un peu trop souvent à côtoyer la laideur du monde social, Carlos Reygadas aura donc choisi ici le chemin inverse, et son audace de s’écarter du monde pour vriller dans le trip mystique constitue une formidable proposition de cinéma. En outre, ce qu’il montre du mode de vie des Mennonites tranche d’ailleurs radicalement avec les craintes d’un énième puits à misères sociales : derrière leurs dogmes religieux, leurs rites communautaires, leur vision du monde un peu archaïque (de nos jours, est-il nécessaire de voir l’adultère comme un réel problème contemporain ?) et leur statut apparent de reclus du monde extérieur, on sent chez ces êtres immobiles un vrai bouleversement interne, comme si les forces du monde menaçaient à chaque instant de les absorber, d’anéantir leur croyance et leur vision des choses.
Ce que capte Reygadas, c’est aussi ça : des êtres humains qui, malgré la sensation physique de fouler la terre jusqu’à se sentir maîtres de leurs propres actes, en arrivent à ne plus maîtriser leurs pulsions élémentaires. Juste des grains de sable dans l’univers. Et pour filmer cela, il ne faut pas grand-chose au cinéaste : des plans fixes où la symétrie parfaite du cadre resitue les corps par rapport à l’univers qui les entoure, des plans-séquences qui captent à chaque instant l’énergie des corps en mouvement, des plans larges où l’ombre des nuages se déplace sur les paysages jusqu’à l’horizon. C’est un cinéma d’une simplicité désarmante, et qui, par une croyance infinie envers le pouvoir des images et du son, finit par tout dire sans recourir à des tunnels de dialogue. Il suffit de se laisser faire, de rester ouvert et disponible. En cela, il est permis de voir Lumière silencieuse une forme de cinéma tellurique, travaillé par des forces qui échappent à tout contrôle et qui relèvent presque de la transe hypnotique. C’est le genre de film qui donne à chacun l’impression de se sentir tout petit face aux mystères de l’existence. C’est le genre de film qui se place dans un coin du cortex pour y rester gravé à jamais. C’est le genre de film qui se mérite, mais qui ne s’oublie pas, encore plus si l’on réussit à s’immerger dans sa beauté. Alors, oui, il est indéniable qu’un certain public, d’ordinaire réticent à un cinéma contemplatif qui réfute toute manifestation soudaine, criera au foutage de gueule en croyant découvrir le film le plus ennuyeux de toute l’histoire du cinéma. Mais pour quiconque saura faire preuve de patience et d’ouverture d’esprit, il y aura une récompense au bout du voyage. D’autant que le film s’achève par un crépuscule magnifique, baissant ainsi le rideau sur cette Terre complexe pour finalement repartir vers une pluie d’étoiles, là où tout reste à découvrir. Et pour parachever ce miracle sur pellicule, en sortant de la projection, on se sent bizarre, égaré entre flottement et lévitation. Presque une extase mystique, si l’on peut dire…
2 Comments
Bonsoir, je suis contente de lire un billet sur ce film qui a été peu chroniqué et qui est resté un peu inaperçu et pourtant quelle expérience! C'est un film mystique, sensoriel, très beau et hors du temps et hors norme. On ne voit pas beaucoup des films comme celui-ci où l'on entend parler une langue peu connue et Jacques Brel chanter "Les bonbons". Voir mon billet http://dasola.canalblog.com/archives/2007/12/14/7…. Bonne soirée.
Merci pour cette excellente critique! N'ayant pas eu l'opportunité de voir ce film plus tôt, c'est une de mes plus belles séances de rattrapage :-)