Lui

REALISATION : Guillaume Canet
PRODUCTION : Artémis Productions, Caneo Films, Pathé, TF1 Films Production, Trésor Films
AVEC : Guillaume Canet, Virginie Efira, Laetitia Casta, Mathieu Kassovitz, Gilles Cohen, Nathalie Baye, Patrick Chesnais
SCENARIO : Guillaume Canet
PHOTOGRAPHIE : André Chemeloff
MONTAGE : Simon Jacquet
BANDE ORIGINALE : Alexandre Desplat
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 27 octobre 2021
DUREE : 1h28
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un compositeur en mal d’inspiration, qui vient de quitter femme et enfants, pense trouver refuge dans une vieille maison déserte à flanc de falaise sur une île bretonne. Dans ce lieu étrange et isolé, il ne va trouver qu’un piano désaccordé et des visiteurs bien décidés à ne pas le laisser en paix…

Beau paradoxe : c’est quand Guillaume Canet a l’air cané qu’il réalise son film le plus intéressant. Faux ego-trip déplacé mais vraie autofiction maline qui vise souvent juste par sa modestie et sa limpidité.

L’être humain est comme une maison d’hôtes
Chaque matin, une nouvelle arrivée
Une joie, une dépression, une mesquinerie
Un moment de pleine conscience qui arrive
Comme un visiteur inattendu
Accueille-les et reçois-les tous !
Même s’ils sont une foule de chagrins
Qui balaye violemment ta maison
La vide de son mobilier
Continue à traiter chaque hôte honorablement
Ils sont peut être en train de te vider
Pour faire place à de nouveaux délices
La pensée sombre, la honte et la malveillance
Accueille-les à la porte en souriant
Et invites-les à rentrer
Sois reconnaissant pour quiconque arrive
Car chacun d’eux a été envoyé
Comme un guide venant de l’au-delà

La Maison d’hôte – Djalâl ad-Dîn Rûmî

La lecture de ce poème persan du XIIIème siècle s’imposait avant même de découvrir cet intriguant nouveau film de Guillaume Canet. Parce que c’est lui qui est à l’origine de Lui. Si l’on en croit les mots de l’intéressé, la découverte de ce poème durant l’année 2020 sous l’impulsion de sa compagne Marion Cotillard (qui apparait ici au générique en tant que conseillère artistique) l’aura aidé à parachever un long travail d’introspection. Lequel, né d’un confinement qui poussa notre société 2.0 au bord du shutdown, l’aura contraint à mettre en stand-by la préparation de son giga-blockbuster local (un nouvel Astérix dont chaque nouvelle image nous fait dérouler le champ lexical de la grimace) et à se recentrer sur un travail plus intime. Faut-il se sentir étonné de le voir se concentrer sur « lui » ? Bien sûr que non. Film après film, le bonhomme n’a cessé de mettre cartes sur table à ce sujet, peaufinant une filmo en orbite toujours plus stationnaire autour du thème (de l’obsession ?) de la crise de la quarantaine chez le sexe fort. Entre un diptyque bobo-girondin cuisiné aux pommes Sautet (Les Petits mouchoirs et Nous finirons ensemble) et un ego-trip à fond dans le lâcher-prise crypto-punk (Rock’n Roll), on pensait avoir percé le noyau dur de la planète Canet, son travail de réalisateur déchaînant des réactions très polarisées tandis que son talent d’acteur continuait d’avoir raison de toute critique. Il ne manquait plus que Lui vienne se présenter comme la couche translucide d’un millefeuille plus difficile à cerner qu’on ne pourrait le croire. A la vision d’un film pareil, la question la plus épineuse visera d’ailleurs moins la qualité du résultat final que l’identité de la cible à qui il s’adresse. C’est le dilemme de l’autofiction : parler de soi-même est une chose, en extraire ce qui serait intéressant pour autrui en est une autre. Vu que sa double virée estivale au Cap Ferret a frisé le règne de l’entre-soi aux yeux de trop de monde, Canet fait ici plus radical : enlever tout ce qui n’est pas « lui » afin de ne garder que l’os, et laisser les « parasites » du dedans et du dehors mener la danse du vertige identitaire. Simple. Trop simple ?

Cette idée d’un film dépouillé à l’extrême n’a rien d’une vue de l’esprit, Canet ayant revendiqué le choix d’un temps d’écriture et de tournage plus que réduit (à peine quatre semaines pour l’une comme pour l’autre !) afin d’aller droit au but dans la narration, histoire d’éviter le surlignage de chaque idée de séquence par un effet trop voyant. A vrai dire, il n’y a ici qu’une seule scène qui pourrait lui donner tort : à peine dix minutes après l’arrivée du protagoniste sur l’île, l’utilisation d’un drone pour suivre son retour à vélo vers une maison au bord d’une falaise adopte soudain le point de vue d’un œil omniscient qui surplombe et topographie le lieu de l’action selon un mouvement circulaire. Ce plan-là n’a pourtant rien de gratuit : il est celui qui active la mise en place d’une atmosphère inquiétante et dangereuse qui ne dira jamais son nom. Si Canet se place à nouveau au bord de la mer, il abandonne la zénitude de la presqu’île bordelaise pour le tumulte de Belle-Île-en-Mer. Une île à double visage, pour ne pas dire carrément une sorte d’île-cerveau à double hémisphère : déserte et tumultueuse d’un côté, habitée et chaleureuse de l’autre, soit un reflet direct de la psychologie du protagoniste. Et « lui », du coup, qui est-il ? Un cinéaste ? Non, un compositeur en panne d’inspiration et au bord du divorce. Engagé pour écrire la musique d’un film britannique, cet homme a donc laissé femme et enfant à Paris, préférant se mettre au vert dans une maison à flanc de falaise sur l’île bretonne. Dedans, ça coince d’entrée : le piano n’est pas accordé, l’accès à la mezzanine lui est interdit, la porte du grenier est fermée à clé – une symbolique psy en trois temps qui se passe de commentaires. Dehors, ça inquiète au loin : les autochtones sont à peu près aussi rassurants que des rednecks chez Tobe Hooper (sympa pour les insulaires du Morbihan) et une présence invisible se fait sentir la nuit par des bruits ambiants tout autour de la maison. Les jeux sont-ils donc faits autour d’un énième cas de paranoïa aiguë, entre hallucinations et peur du double, un peu à la manière du Horla de Maupassant ? Faites comme si, ça vaudra mieux…

Entre deux appels téléphoniques pas très apaisés à sa femme, « Lui » se met à convoquer par la pensée des personnes de sa vie, ou plutôt les souvenirs qu’il en a, tels des vecteurs de ses propres émotions. Apparaissent ainsi son fils, sa femme (Virginie Efira), sa maîtresse (Laetitia Casta), son meilleur ami (Mathieu Kassovitz), ses parents (Nathalie Baye et Patrick Chesnais) ainsi que son médecin (Gilles Cohen). Sans oublier la présence maléfique d’un doppelgänger, sorte de version égocentrique et hypra-beauf de lui-même, qui surgira une fois la porte du grenier ouverte (quoi, vous ne l’aviez pas deviné ?) et qui, une fois la cogitation psy menée à terme, emportera la maîtresse avec lui pour que tout rentre dans l’ordre. Signalons d’abord un petit détail : il faut ici une heure de métrage (soit les deux tiers du film tout entier !) avant que le double n’apparaisse, ce qui tend à suggérer que le « lui à l’intérieur de soi » se veut moins le sujet de la globalité qu’un obstacle à affronter in fine pour le particulier. Ce sont donc les autres projections qui, au-delà d’amplifier la lecture mentale des décors, vont s’efforcer de damer le terrain avant cette apparition-clé, singeant les parasites pour mieux forcer le héros à mettre ses névroses en perspective. En vrac : culpabilité du fils vis-à-vis de la santé fragile du père (Canet fait ici revivre un trauma authentique issu de sa propre enfance), difficulté à embrasser le rôle du père, ego abîmé par la présence d’une maîtresse, griefs répétés envers une épouse trop maternelle, suspicion d’adultère chez son meilleur pote, crises d’angoisses à foison qui font tourner le médecin en bourrique… Conscient du risque à manipuler des clichés aussi éculés, Canet s’amuse à les renverser un à un. On sourit de voir l’épouse délaissée et la maîtresse sexy à l’opposé de ce qu’elles pourraient dégager (l’une est fière et forte au lieu d’être faible, l’autre est intelligente et mystérieuse au lieu d’être cruche) comme de les voir non pas opposées mais alliées contre « Lui » (ce dernier les fait parler avec ses propres mots pour que le « cliché » se démonte lui-même). On rigole même de la présence du meilleur pote, lui aussi joué par un cinéaste qui joue lui aussi un compositeur auquel l’épouse ne cesse de comparer son mari – Canet mettrait-il ici en scène sa jalousie potentielle vis-à-vis de tous les « génies » qui ont fait tourné sa Marion d’amour ? Et on s’étonne même de la cruauté de certaines scènes visant à chasser certaines apparitions – voir le principe très Funny Games dans l’âme par lequel on se débarrasse de la maîtresse au détour d’une virée en mer.

Au vu de tous les ingrédients qu’il propose (et surtout du métier de son protagoniste), il serait tout à fait aisé de décrire Lui comme une quête de l’« accord parfait ». Réparer une vie est ici une question d’accord – au sens large. Il faut donc accorder le piano qui crache des fausses notes, et c’est à soi-même de s’en charger avec ses propres outils, histoire de ne pas se caler sur la musicalité d’un autre. Il faut aussi accorder l’espace habitable à sa propre personnalité, tels ces volets de la maison que l’on repeint à la couleur de sa chemise (un bleu azur qui veut tout dire). Il faut aussi accorder son travail à son propre tempérament, quitte à puiser dans sa propre mélancolie l’inspiration tant recherchée – voir comment la détresse du personnage se change en musique à la suite d’un suicide raté. Il faut enfin, si l’on veut se focaliser sur la structure même du film, s’en tenir à une ligne narrative épurée au maximum, d’une fluidité à toute épreuve, afin que la fameuse « ligne claire » puisse surgir au sein d’un style qui, jusqu’ici, semblait toujours plus encombré d’un film à l’autre. Et bien sûr, à la réparation extérieure doit s’ajouter une intervention sur l’intime, d’où l’apparition récurrente d’un entourage assimilé à un poids, pour ne pas dire à un démon. Ici, se débarrasser du démon qui hante l’esprit n’est possible qu’au prix d’un dialogue implicite avec lui, pour que le doute puisse potentiellement se transformer en force – relisez le poème persan. Une étape que le protagoniste répète en boucle jusqu’à finir par affronter le dernier démon, duel au terme duquel le « Ça » doit prendre congé du « moi » – l’un se veut essentiel pour l’autre qui souhaite à tout prix le cacher. Nous voilà soudain revenus à la case Revolver, opus polémique et mal-aimé de Guy Ritchie qui traduisait déjà le combat entre un individu et son ego par des choix inhabituels de narration, de symbolique et de mise en scène. Or, si Canet n’use pas du jeu d’échecs et des concepts d’arnaque pour mettre en exergue cette dualité intérieure, la carte maîtresse qu’il abat dès le premier quart d’heure suffit à asseoir la solidité de son angle de visée.

A la sortie de Lui, on pourrait dire qu’à peu près 95% des journalistes ayant vu le film avaient tous le même nom propre à la bouche : Bertrand Blier. C’est assez justifié, tant les signes de correspondance s’empilent ici avec la rigueur d’un fétichiste. Dès la première scène d’apparition (celle de la chambre à coucher avec la maîtresse qui baise et l’épouse qui observe), on retrouve le principe narratif très singulier des Côtelettes, visant à maintenir l’illusion d’un dialogue extrêmement fluide en dépit des variations incessantes d’angles, de décors, de tonalités et de temporalités – idée maline qui épouse la subjectivité de ce voyage intérieur et surréaliste dans une psyché tourmentée. Des réminiscences de Tenue de soirée et de La Femme de mon pote toquent à la porte lorsque le mari, la femme et l’amant se retrouvent tous à poil dans un lit sans savoir pourquoi, ou lorsque la femme se fait prendre en levrette par l’amant à proximité de son mari qui joue faux (et fort !) sur un piano désaccordé. Le parasite qui revient sans cesse frapper à la porte (à la tête ?) de celui qui refuse de l’accueillir et de le saisir, forcément, ça nous fait soudain réentendre Le Bruit des glaçons. Et ne parlons pas d’un cadavre qui continue à causer pépère avec un couteau planté dans le thorax – coucou Buffet froid. Reste que Canet décline ici la matrice Blier à sa façon au lieu de la copier stricto sensu, tant le dialogue décalé entre plusieurs personnages dégage au profit d’un débat intérieur entre un homme et les projections qui lui rongent le cortex. De facto, toutes les incongruités qui sont ici mises en scène (un interrupteur qui fait passer du jour à la nuit, un orchestre qui réveille « Lui » en pleine nuit pour lui demander quoi jouer, une jeune violoncelliste qui joue face au vide, etc…) sont à mille lieux de l’audace néo-buñuelienne qui se suffirait en tant que telle. L’expérience intérieure conçue par Canet ne se veut ni cryptée ni opaque, juste limpide sur la « tempête sous un crâne ». De même que si l’on tente un comparatif avec le fameux Cul-de-sac de Roman Polanski (les deux films partagent un décor insulaire et un goût certain pour le « théâtre de l’absurde »), la détermination du protagoniste à s’extraire d’une impasse existentielle obéit à un schéma plus terre-à-terre que chez le cinéaste franco-polonais. Cela dit, quand bien même Canet n’atteint jamais le degré d’excellence de Buffet froid et de Cul-de-sac, il se place au moins à la porte de l’un et au seuil de l’autre. C’est déjà pas mal.

Au fond, l’absurdité selon Guillaume Canet se doit de garder un minimum de familiarité, c’est-à-dire d’éviter de ne pas franchir la ligne rouge qui séparerait l’explicite de l’implicite. A titre d’exemple, un regard subjectif de Canet sur un crabe piégé dans une cage de pêche n’est pas voué à rester incongru ou sibyllin – le sens se veut alors littéral. La grande différence entre lui et les deux cinéastes prestigieux que l’on évoquait ci-dessus peut donc être synthétisée ainsi, et au jeu du comparatif, il est clair qu’il ne sort pas gagnant. Pourtant, en évitant de « faire comme » pour au contraire « faire à sa manière », il se distingue d’autant plus qu’il renoue avec ce qu’il a toujours maîtrisé : tirer le meilleur de ses acteurs (quitte à passer lui-même pour le point faible du casting) et en extraire une émotion qui n’a rien de chiqué. Ces monologues répétés de Virginie Efira, ce jeu de regards entre elle et Canet sur fond d’un tube romantique du groupe 10cc, cette spontanéité touchante dans les dialogues avec Mathieu Kassovitz (pour une fois ni aigri ni énervé ni stressé, mais sobre, rieur et compréhensif !), cette Laetitia Casta qui laisse le triple fond de son personnage supplanter son statut de plus belle femme du système solaire, ces mises au point très franches du collier avec le fils ou les parents… Tout ceci, allié à une multitude de plans contemplatifs qui suspendent la narration par des trous d’air bienvenus, résume parfaitement la démarche de Guillaume Canet : a contrario d’un Rock’n Roll qui, à la réflexion, titillait le délire narcissique d’un peu trop près sous couvert du masochisme outrancier, son Lui opte pour la modestie et va droit à l’essentiel (et donc à l’universel) sans que son créateur ne donne l’impression de se regarder le nombril. Peut-être fallait-il en passer par cette œuvre thérapeutique (c’est lui qui le dit) pour qu’un Guillaume à deux doigts d’être cané se remette en selle de la façon la plus efficace et la plus modeste qui soit.

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