REALISATION : Luchino Visconti
PRODUCTION : Mega Films, Cinétel…
AVEC : Romy Schneider, Silvana Mangano, Gert Fröbe, Helmut Berger, Helmut Griem…
SCENARIO : Luchino Visconti, Suso Cecchi d’Amico, Enrico Medioli
PHOTOGRAPHIE : Armando Nannuzzi
MONTAGE : Ruggero Mastroianni
ORIGINE : Italie, France, Allemagne de l’ouest
GENRE : Historique, Drame
DATE DE SORTIE : 15 mars 1973
DUREE : 3h50
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Évocation du règne de Louis II de Bavière, protecteur des arts, et en particulier de Richard Wagner qui dut son salut et la possibilité de réaliser ses plus belles œuvres grâce à ce monarque…
Les influences du cinéma de Visconti sont peu nombreuses mais prégnantes, opus après opus. Il y a d’abord Marcel Proust, dont le cinéaste italien a eu longtemps le projet – inabouti – d’adapter A la Recherche du Temps perdu. L’œuvre de Thomas Mann, ensuite, partage l’idée de fin d’un monde avec celle de Visconti, qui adapte La Mort à Venise en 1971 et a le projet de mettre en scène La Montagne magique après le tournage de Ludwig, qui aurait constitué le quatrième volet de ce qu’il voulait être sa tétralogie allemande. Il renonça à son projet pour des raisons de santé. Concernant Wagner, on s’y perdrait presque, puisque le titre VO des Damnés est « La Caduta degli Dei » (littéralement « La Chute des Dieux ») et que le sous-titre français de Ludwig est « Le Crépuscule des Dieux », soit deux références à l’opéra de Richard Wagner. Pourtant, aucun des deux films n’est une adaptation directe de l’œuvre du compositeur allemand, bien que le personnage apparaisse dans Ludwig, incarné par l’acteur Trevor Howard. En effet, Wagner avait pour mécène celui qui devint roi de Bavière à l’âge de dix-neuf ans, héros historique et romantique, Louis II (Ludwig en allemand). Fasciné par les arts et surtout par l’aura de grandeur que ceux-ci peuvent apporter à celui qui les promeut et les protège, tel un Laurent de Médicis, il aborde son règne avec enthousiasme, résolu à devenir le plus grand monarque d’Europe…
La grande idée qui lui vient à l’esprit et donc de faire rentrer en Bavière le génie Wagner. Dans un premier temps, le film se centre ainsi sur ce que Ludwig espère être une amitié sincère – voire plus – et que Wagner et sa maîtresse (Silvana Mangano), l’épouse de son chef d’orchestre, ne manquent pas d’exploiter comme une opportunité financière. En s’assurant une sorte de pension généreuse, l’artiste se laisse ainsi le temps d’exprimer pleinement son génie créateur. Dans sa confrontation avec lui, le souverain connaît une évolution tangible. Lorsque survient l’entracte, il n’est plus le même jeune homme naïf et fougueux qu’en début de métrage, ou tout au moins pas seulement, puisque son attachement à Wagner a laissé entrevoir son homosexualité – bien qu’il soit par ailleurs subjugué par sa cousine Elisabeth « Sissi » d’Autriche – et que les mises en garde du révérend-père Hoffmann à ce propos, subtilement contenues dans l’écrin ciselé des dialogues, lui font prendre conscience avec gravité de son isolement progressif.
Cet isolement est rendu hautement fascinant par le fait que le monarque soit paradoxalement entouré en permanence. La manifestation de cette solitude croissante du personnage n’est donc pas donnée dans les faits montrés à l’écran puisque Visconti ne le film presque que dans ses confrontations avec les autres où chaque interlocuteur se révèle : la folie de plus en plus évidente de Ludwig, la perfidie de son entourage. Le processus de déchéance et d’isolement est rendu intelligible par le jeu monumental d’Helmut Berger, consacré icône viscontienne en seulement trois films (Les Damnés avant celui-ci, Violence et Passion après), et par la mise en scène. Tandis que l’acteur hisse la moindre mimique au rang de révélateur génial d’une chute psychologique et sociale, le cinéaste charge ses images jusqu’à un point de non-retour, où la folie, exprimée avec autant de force dans l’opulence matérielle et la démesure visuelle, ne se manifeste plus seulement à nous par indices intermittents mais nous prend littéralement aux tripes, par un puissant effet de catharsis. On pense notamment à ces images démentielles qui nous révèlent toujours un peu plus des exubérances dont regorgent les châteaux de Ludwig : une réplique de la Galerie des Glaces de Versailles, un lac artificiel sous-terrain où le souverain accueille le dernier artiste dont il s’est épris dans un bateau en forme de coquillage géant, etc. Autant que le caractère sous-jacent (ou plutôt transcendant aux faits décrits) de cette déchéance, c’est donc son caractère mégalomane qui surprend. Ludwig s’isole du reste du monde en s’en détachant par le haut, par la démesure de ses actions et de ses exigences matérielles, au point que, lorsqu’elle découvre la folie de l’un des immenses châteaux qu’il s’est fait construire en Bavière, sa cousine Elisabeth (magnifique Romy Scheider, qui reprend son rôle de Sissi) éclate de rire.
Il n’y a que Visconti pour exprimer ainsi, de manière aussi saisissante, une décomposition à l’intérieur d’un monde de faste que Gilles Deleuze appelle « cristal » (dans « L’Image-temps », aux Editions de Minuit), de même que le pourrissement des dents de Ludwig dérange intensément, même au milieu de son visage fardé et plus largement au milieu du cadre surchargé de rouge et d’or dans lequel il évolue. Et pour autant, comme le dit le personnage lui-même, le « mystère Ludwig » reste entier. On ne s’étonne nullement que le film soit l’un des derniers du cinéaste, car une grande maturité artistique (indéniablement acquise au terme d’une œuvre aussi colossale que la sienne) est nécessaire à une approche longue de près de quatre heures d’un personnage aussi démesuré et complexe. Le film fut remonté à plusieurs reprises, existe sous plusieurs versions et connut une vie mouvementée, comme si la complexité du monarque empêchait qu’on la fige à l’écran. Après tout, il en est bien de même pour le cinéaste lui-même, une fois de plus proche de son personnage : après quinze films réalisés, personne, pas même ses proches collaborateurs, ne se risque à dire qu’il connaît Visconti.