REALISATION : Siegfried
PRODUCTION : Initial Productions, Rezo Films, StudioCanal
AVEC : Elodie Bouchez, Roschdy Zem, Gérald Thomassin, Antoine du Merle, Bruce Myers, Naguime Bendidi, Abdel Ryan Houari, Lou Castel, Véra Briole, Jo Prestia, Nozha Khouadra, Alice Houri
SCENARIO : Siegfried
PHOTOGRAPHIE : Vincent Buron, Hervé Lode, Siegfried
MONTAGE : Hervé Schneid
BANDE ORIGINALE : Siegfried
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 20 janvier 1999
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Louise rencontre un clochard dans le métro. Il la supplie de lui ramener son enfant. Louise va chercher Gaby à l’école et l’emmène dans son monde quotidien, celui de la rue et du métro. Au passage, elle se laisse séduire par Rémi, un vagabond pas comme les autres. C’est alors que Yaya, le petit copain de Louise, s’en mêle. Ce voyage dans la vie et les rêves de Louise est un manifeste du vagabondage qui montre le monde parallèle, souterrain, de ceux qui ne suivent pas les chemins balisés par la société…
Le cinéma et la musique ? Deux arts qui reposent entièrement sur une affaire de rythmique. Et quand un film méconnu et sorti de nulle part en propose une qui frise le jamais-vu, on s’incline bien bas…
Avec un artiste comme Siegfried, les choses sont toujours faites pour aller vite. Très vite. Musicien formé au Conservatoire, aussi à l’aise avec un djembé qu’avec un violoncelle, le bonhomme est aussi cinéaste globe-trotter, du genre à créer par intuition, parfois sur un coup de tête, qu’importent le lieu à filmer ou la façon de filmer. Logique qu’après une poignée de courts-métrages shootés dans cet esprit de pure liberté, le passage au long-métrage obéisse lui aussi à une exigence de fabrication à l’opposé du tout-venant. Lancer la mise en chantier d’un film vous paraît parfois interminable ? Siegfried s’en fout, car il filme et il compose comme il respire : trois semaines de préparation (ce qui est surnaturel vu la vitesse à laquelle un projet de cinéma tarde aujourd’hui à être lancé), sept pour un tournage en 16mm et en lumière naturelle avec une petite équipe de huit ou neuf personnes, un mois de montage sans une demi-seconde quotidienne de relâchement, le tout pour une enveloppe d’à peine six millions de francs de budget. Cela pouvait-il donner autre chose qu’un film atypique, différent, voire inédit ? Soyons francs : on a désormais un peu tendance à se méfier de ce genre de parti pris, surtout dans la mesure où la rupture des codes au sein d’une œuvre de cinéma a bon dos pour faire accepter tout et n’importe quoi en matière de singularité créative. Un peu comme si le fait de convoquer le hasard à tout bout de champ et au détriment de la pure maîtrise suffisait à donner à un film la grandeur qu’il serait censé mériter – encore et toujours cette vieille rengaine chère à François Bégaudeau et consorts sur « le réel qui fait irruption dans l’art ». Le cas de Louise (take 2) échappe pourtant à cette étiquette rance dans la mesure où il ressemble à 100% à son créateur, doté d’un œil et d’une oreille qui en remontrent aux organes fatigués de tout un pan du cinéma d’auteur français.
Loin de l’hyperréalisme bas de plafond d’un Erick Zonca (auquel on songe de prime abord au vu de la présence d’Elodie Bouchez au casting), on pénètre ici une proposition de cinéma subtile et tonique, fruit d’une rigueur créative peu commune, où le hasard n’est pas une chose que l’on laisse s’imposer par flemmardise mais que l’on accepte pour mieux l’apprivoiser après coup. Certes, on frise la tautologie en rappelant qu’un cinéaste ne peut jamais crier victoire dès la fin d’un tournage et qu’un film ne peut prendre vie qu’au terme d’un montage réfléchi et travaillé – ce fameux « take 2 » n’a pas été casé dans le titre par hasard. Mais découvrir cette pépite rare, passée sous les radars il y a vingt ans en dépit d’une sélection au festival de Cannes, a l’intelligence de nous remettre les pendules à l’heure sur des principes et non sur des règles. D’ailleurs, les règles, Siegfried fait a priori mine de ne jamais les suivre, comme en témoigne la grammaire irrégulière de ses plans, tantôt rapides et saccadés, tantôt étirés et espacés. Cette instabilité se justifie par le sujet même du film, conçu à la base comme une ouverture sur le monde clos des miséreux, via des personnages en ébullition que le cinéaste filme comme des électrons. D’abord la belle Louise (Elodie Bouchez) et sa bande de zonards, dont son petit ami Yaya (Gérald Thomassin), qui vivent de rackets et de vols à la tire dans Paris, ses rues, ses grands magasins, ses couloirs de métro. Ensuite le jeune Gaby (Antoine du Merle), gamin de dix printemps qui sèche l’école et que Louise prend sous son aile par un concours de circonstances. Enfin le séduisant Rémi (Roschdy Zem), vagabond à la cool qui s’immisce dans leur errance. Ces individus-là, Siegfried ne les lâche jamais et colle à leurs baskets, toujours avec compassion et à l’affût du moindre signe de chaleur humaine.
Sur l’idée d’une peinture des semi-SDF tournée par un cinéaste étiqueté « marginal », il est difficile de ne pas songer au Leos Carax des Amants du Pont-Neuf. Le parallèle se révèle très vite faussé, tant Louise (take 2) ne lorgne jamais du côté de la magnificence baroque de Carax. A bien y regarder, et au vu des caractéristiques créatives que l’on évoquait plus haut, le résultat rappellerait plutôt l’inspiration poétique et musicale des premiers films de John Cassavetes, période Shadows ou Faces, où une humanité à fleur de peau transpire de chaque plan, capable de passer de la tristesse au sourire (et vice versa) par la subtilité d’un raccord de plan, et ce sans que jamais le traitement d’une condition sociale délicate ne soit appuyé par une réalisation pseudo-documentaire. Parce que oui, la mise en scène suffit là encore à transcender un sujet, quand bien même celui-ci aurait pu suinter la glauquitude par tous les trous du celluloïd. Par la grâce d’une caméra qui passe de l’invisible au statut de personnage à part entière (comme une caméra cachée qui deviendrait œil de l’artiste), Siegfried fait montre d’une maîtrise ébouriffante du cadre et de l’espace, déballe une dynamique de récit qui évite au film de rester sur le bord de la route (au propre comme au figuré), crée la surprise par des péripéties qui ne semblent jamais dictées par le récit (voir cette course-poursuite qui met soudain fin à une virée aux Galeries Lafayette) et privilégie une poésie urbaine à vif où l’omniprésence du fraternel assèche la moindre petite goutte de pathos. Et si le cinéaste lorgne plus d’une fois du côté du mélodrame, allant jusqu’à imposer un destin dramatique à son héroïne et centrer son récit sur une love-story en gestation qui ne se concrétisera qu’à la toute fin, son goût de l’impressionnisme lui permet d’atomiser les clichés un par un.
Tout ce qui porte la mise en scène de Siegfried est ici un atout qui fait chauffer la pellicule au lieu de la geler. Il y aurait déjà fort à dire sur l’impact fou de ses effets visuels à la Wong Kar-wai, capables de dilater le temps quand il ne s’agit pas de le ralentir à six images/seconde pour figer un instant de sensualité et d’humanité au cœur du chaos – par exemple une douce étreinte entre Zem et Bouchez au milieu de la foule. Il y a aussi cette formidable bande originale entre jazz, trip hop et world music (composée par Siegfried lui-même !), qui donne au film une respiration peu commune, métissée et portée par cette idée d’« appel à l’aventure » qui finit par gagner Louise. Il y a enfin cette mise en scène du dialogue, pensée toute entière en termes de rythmique et non de syntaxe, qui a elle aussi fort à voir avec une partition musicale : ici, on a l’impression d’écouter du rap quand un dialogue punchy s’engage sur fond de sonorités hip-hop, et on sent une vraie musicalité du verbe quand, au cours d’un monologue, le cinéaste se concentre avant tout sur les regards de celui qui écoute. Et les acteurs, alors ? Ne pas parler de leur génie serait plus qu’outrageant, tant on sent chez eux un équilibre d’expressivité rare entre le visage, le texte et le mouvement du corps. Siegfried les laisse libres de leurs mouvements et de leur jeu, et, à la manière d’un Paul Greengrass qui suit l’énergie de l’acteur au lieu de plier celui-ci à sa logique scénique, enregistre des performances qui effacent la frontière entre spontanéité et concentration. Tous méritent des louanges : Roschdy Zem imposait ici une gouaille et un charisme qu’il a n’a jamais cessé de perfectionner par la suite, Elodie Bouchez faisait déjà preuve d’un magnétisme total qui la rendait reine de chaque scène où elle apparaissait, Gérald Thomassin peaufinait sa gamme du « petit criminel » à tendance butée avant de l’alourdir deux ans plus tard dans le Paria de Nicolas Klotz, et Antoine du Merle transformait l’essai des Trois Frères en élevant le taux d’insultes et de répondant via sa jeune incarnation d’un Gavroche des temps modernes. Un quatuor de solos, groupés dans une histoire moderne par un stradivarius de l’impro musicale et scénographique, ça donne quoi ? Une pièce maîtresse, à faire sortir d’urgence de l’oubli.