REALISATION : Clint Eastwood
PRODUCTION : Amblin Entertainment, DreamWorks SKG, Malpaso Productions, Warner Bros
AVEC : Ken Watanabe, Kazunari Ninomiya, Tsuyoshi Ihara, Ryo Kase, Shidou Nakamura, Nagadoi Masahi, Toda Toshi, Matsuzaki Yuki, Nobumasa Sakagami, Hiroshi Watanabe
SCENARIO : Iris Yamashita, Paul Haggis
PHOTOGRAPHIE : Tom Stern
MONTAGE : Joel Cox, Gary Roach
BANDE ORIGINALE : Kyle Eastwood, Michael Stevens
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Letters from Iwo Jima
GENRE : Drame, Guerre
DATE DE SORTIE : 21 février 2007
DUREE : 2h20
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En 1945, les armées américaine et japonaise s’affrontèrent sur l’île d’Iwo Jima. Quelques décennies plus tard, des centaines de lettres furent extraites de cette terre aride, permettant enfin de donner un nom, un visage, une voix à ces hommes ainsi qu’à leur extraordinaire commandant. Les soldats japonais qu’on envoyait à Iwo Jima savaient que leurs chances de survie étaient quasi nulles. Animé d’une volonté implacable, leur chef, le général Kuribayashi, exploita ingénieusement la nature du terrain, transformant ainsi la défaite éclair annoncée en 40 jours d’héroïques combats. De nombreux soldats américains et japonais ont perdu la vie à Iwo Jima. Leur sang s’est depuis longtemps perdu dans les profondeurs du sable noir, mais leurs sacrifices, leur courage et leur compassion ont survécu dans ces lettres…
Suite et fin du diptyque de Clint Eastwood sur la bataille d’Iwo Jima, traitée cette fois-ci du point de vue japonais. L’occasion pour le cinéaste de poursuivre sa réflexion sur l’héroïsme, mais surtout de déployer une déchirante leçon d’humanisme qui redonne au « devoir de mémoire » son sens premier…
« Soleil rouge sur sable noir » aurait pu être le titre de ce second volet très attendu du diptyque de Clint Eastwood sur la bataille d’Iwo Jima. Là encore, les oubliés de l’Histoire, tous ces êtres humains écrasés sous le poids du devoir et des impératifs idéologiques, vont devenir le sujet commun d’une réflexion intime et d’une façon méritoire de repenser le devoir de mémoire. Ce serait un euphémisme de dire que les attentes étaient encore plus élevées sur Lettres d’Iwo Jima : au-delà du courage d’un cinéaste américain – qui plus est sujet à bien des controverses – déterminé à traiter de la guerre à partir d’un point de vue alternatif, ce second volet allait constituer la réponse japonaise à ce que Mémoires de nos pères avait mis en place. C’est le cas, mais en réalité, c’est plus subtil que ça. Car s’il y a bien une facilité que ce diptyque a su éviter avec tact, c’est cet effet de symétrie que d’aucuns s’attendaient à retrouver et qui aurait limité les deux films à une mosaïque de connexions échangées. Si les deux films partagent malgré tout des scènes bâties en passerelle car liées à la bataille elle-même (on sait enfin ici ce qui horrifiait tant Ryan Philippe lors de sa descente dans une caverne au cours du premier film), Eastwood évite à son diptyque de n’être qu’un jeu de questions/réponses, entérinant ainsi le fait que les deux nations en guerre n’obéissaient pas à la même mentalité guerrière ou idéologique. D’où l’idée d’opter là encore pour un film autonome, dialoguant de façon implicite et souterraine avec son voisin. D’où le choix, là encore, de se couler dans la subjectivité des individus concernés au détriment de celle du camp adverse – les soldats américains sont ici réduits à des silhouettes comme l’étaient déjà les soldats nippons dans Mémoires de nos pères. D’où, enfin, la détermination d’Eastwood à viser la dignité, saccageant le partage du manichéisme au profit d’une équité reine. L’Histoire sait qui, au cours de cette bataille, a hérité du rôle du gagnant ou du perdant. Eastwood, lui, s’en fiche. Seul compte pour lui l’humain, là encore martyrisé par une guerre qui ne laisse rien d’autre que des cicatrices, avant, pendant et après.
Absence de symétrie absolue oblige, Lettres d’Iwo Jima crée donc la surprise en ne répondant pas aux plus basiques de nos attentes et, par opposition à son prédécesseur, choisit de ne pas présenter les contours d’une réflexion-miroir identique sur la façon dont la défaite à Iwo Jima aurait pu peser lourd dans la constitution de l’identité japonaise. Sans véritablement se croiser, se répondre ou se refléter, les deux films interagissent tout de même via un système de miroitement paradoxal par lequel le moindre petite opposition sert à bâtir un écho. Par exemple, si la guerre était un passé qui obscurcissait le présent dans Mémoires de nos pères, elle est ici le présent qui obscurcit le futur. Le retour en flashbacks laisse donc la place à une linéarité quasi-totale où le traumatisme a changé de visage et de fonction : on en a pour preuve que, si le passé continue lui aussi de hanter les soldats japonais, c’est cette fois-ci pour mieux leur rappeler ce moment où l’acceptation de leur engagement sacrificiel les a contraints à quitter leur famille, sans doute à tout jamais. De plus, là où le premier film s’ouvrait sur le hurlement d’un vieillard terrorisé qui ne pouvait donc que rendre un témoignage amer et troublé, celui-ci entame les festivités par la présence d’archéologues nippons contemporains qui exhument des lettres de soldats au cours de fouilles effectuées dans les cavernes d’Iwo Jima. Cela dit bien de quoi il va être question dans ce deuxième film : pénétrer un monument aux morts pour en extraire cette fois-ci une parole plus calme et plus résignée. Celle des morts qui n’ont pas à hurler le traumatisme qui continue de hanter les vivants.
Quand l’action démarre, les dés sont jetés : on voit des soldats creuser de minables tranchées sur la plage (une action totalement inutile au vu de la puissance de feu adverse qui va bientôt leur tomber dessus), mais on sait qu’ils creusent déjà leur propre tombe – leur défaite et leur mort sont déjà écrites sur le sable noir de cette île. Le général Tadamichi Kuribayashi (Ken Watanabe), chargé de défendre l’île face à l’ennemi d’outre-Pacifique, tardera longtemps à apprendre la vérité cachée par son empereur : la flotte impériale japonaise a déjà coulé au fin fond de l’océan, et cette défaite, dissimulée dans le but de minimiser la défaite parmi les soldats (écho inverse de l’ébruitement d’une victoire fabriquée par les autorités dans Mémoires de nos pères), fait d’Iwo Jima un tombeau à ciel ouvert, appelant au sacrifice de tous ses occupants. Tout est perdu d’avance : condamné à ne plus jamais fouler son sol maternel, chacun doit tuer au moins dix soldats ennemis avant de se suicider. Loin de la logique du cinéma de guerre américain visant à utiliser la défaite militaire afin d’entamer une remise en question (le Vietnam et l’Irak ont été très performants là-dessus…), Lettres d’Iwo Jima filme l’échec à des fins d’autopsie d’un monde sur le point de s’effondrer, au sein duquel le sens du devoir envoie à l’abattoir des âmes tout sauf aveugles.
Tout ce qui irrigue la narration ne tient que sur cette idée d’une défense qui s’organise en vain, voire même qui se disloque de l’intérieur à mesure que s’enchaînent les ordres non exécutés (par refus ou par incompréhension) et les constats fatalistes (les quelques avions de l’île sont rapatriés pour défendre la métropole). Même s’il prend soin de bâtir plusieurs arcs narratifs bien identifiés via certains personnages secondaires, Eastwood centre tout l’impact émotionnel de sa réflexion sur le ressenti de deux personnages bien précis : d’un côté, Kuribayashi lui-même, stratège innovant et connaisseur de l’ennemi (son passé d’attaché militaire à Washington est éclairé lors d’un flashback), qui tente moins d’inverser la courbe d’un destin funeste que de la ralentir le plus possible ; de l’autre, le jeune boulanger Saigo (Kazunari Ninomiya), soldat souffre-douleur qui trouve en Kuribayashi un guide inespéré et qui assiste médusé au suicide progressif de ses compatriotes. L’opposition entre les grades en vient très vite à ne plus être qu’une vue de l’esprit, parce qu’au fond, ces deux individus ne font ici que payer les pots cassés d’une stratégie de propagande absurde. Or, cette dernière, auparavant en cours de création à mesure que les « héros » de Mémoires de nos pères devenaient les pantins du système, est originellement ancrée dans l’identité japonaise, appuyée en l’état par un régime impérial et nationaliste pour qui l’assimilation du dicton « vivre ou mourir » se veut corollaire du code d’honneur de ses aînés (le bushido). Aucune raison, donc, d’attendre du film qu’il tente de creuser comment une idéologie nationale ait pu être ébranlée d’une façon ou d’une autre à cause de l’échec – ce n’est ni le sujet ni la réalité des faits. Ce qui prend place à l’écran tient sur le repli intérieur au sens large, ici symbolisé par un contexte scénique de plus en plus circonscrit à de sombres tunnels creusés sous la montagne, et sur la prégnance d’un combat aberrant, ici renforcé par le souvenir des liens étroits qu’entretenaient Kuribayashi et le baron Nishi (Tsuyoshi Ihara) avec leurs amis américains de la décennie passée.
Certes, cette obsession à maîtriser sa propre mort au nom d’une nation terrassée et d’un patriotisme exacerbé donne ici lieu à de terrifiantes scènes de seppuku : par sabre ou par grenade serrée contre soi, chaque acte morbide est ici filmé et traité comme une authentique chanson de gestes. Sauf qu’Eastwood s’interdit de tout jugement personnel sur la vanité patriotique du Japon. D’autant que son film ne cherche pas à être autre chose qu’un film américain à tout point de vue, tant dans sa mise en scène – là encore tétanisante de perfection – que dans sa construction narrative, en l’état très éloignée de celle d’un Kurosawa. Ne pas juger l’Autre, mais méditer à ses côtés, décrypter sa pensée avec un rôle de profane bienveillant qui utilise ses outils à lui. C’est en gardant cette idée en tête qu’il devient possible d’entrouvrir une nouvelle porte analytique sur le rapport inversé entre les deux films. Là encore, tout porte à croire que l’interrogation d’Eastwood se concentre avant tout sur la façon dont l’imposante absurdité du contexte pèse sur les âmes : tandis que les survivants américains pleurent fiévreusement d’être portés en héros, les condamnés nippons recherchent sereinement la meilleure façon de perdre. La force considérable du cinéaste, c’est de ne pas utiliser ce constat comme prétexte pour embaumer convenablement ses personnages. Les « lettres » du film sont des souvenirs si prégnants, empreints de visages inoubliables et de caractères complexes, qu’il en devient si simple de les ressusciter par invocation – il suffit d’entendre la superposition de voix spectrales en off dans l’ultime plan du film pour que le film s’inscrive au feutre indélébile dans notre esprit. Accompagner autrui dans la mort, que ce soit par action ou par anticipation, est autant ce qui guide les personnages que ce qui guide le geste de cinéma d’Eastwood.
Cela justifie du même coup l’hallucinante beauté visuelle du film, faisant soudain revivre dans la filmographie du grand Clint une tonalité crépusculaire que l’on n’avait pas ressentie depuis Impitoyable – les deux films ont d’ailleurs en commun le brillant directeur artistique James J. Murakami. D’un Kuribayashi cadré en contre-jour lors de sa marche sur la plage (déjà une vision prémonitoire d’outre-tombe ?) jusqu’à cette photo charbonneuse qui tangue vers la pureté du noir et blanc (format colorimétrique par lequel les corps sont traités à égalité avec leur environnement), Lettres d’Iwo Jima réussit le pari de faire se confondre la vie et la mort dans un même cocon épuré, de ne plus créer de distinction dans les signes extérieurs (entre soldats et généraux, qui est qui ?) pour que seule la fibre humaine, dans toute sa nudité, inscrive sa propre vie et ses propres souffrances par-dessus les faits historiques. Le temps n’est plus qu’une ligne claire, que l’on prend soin de ralentir afin que la mémoire des êtres humains – la vraie, pas la fausse – puisse résister à jamais dans l’inconscient collectif. Preuve en est que le dernier plan de Saigo, allongé sur un brancard et sans doute marqué par sa honte de la reddition, le montre en train d’observer l’arrivée d’un camion d’infirmerie devant le soleil couchant. Clint Eastwood n’a certes rien d’un médecin, encore moins d’un historien, mais son diptyque, intègre et prodigieux, se fait l’écho du besoin de panser les plaies laissées par l’Histoire, via un montage doux et musical – la guitare mélancolique et le piano mémoriel ont ici chacun droit à leur film – qui guide les souvenirs dans de sombres couloirs pour enfin les imprimer sur la pellicule. Cette même pellicule qui, le temps de deux films d’une importance capitale, aura su graver dans notre esprit une infinité de visions inoubliables.