REALISATION : Brian De Palma
PRODUCTION : Pacific Western, United International Pictures
AVEC : John Lithgow, Lolita Davidovich, Steven Bauer, Frances Sternhagen, Gregg Henry, Tom Bower, Mel Harris, Gabrielle Carteris
SCENARIO : Brian De Palma
PHOTOGRAPHIE : Stephen H. Burum
MONTAGE : Robert Dalva, Paul Hirsch, Bonnie Koehler
BANDE ORIGINALE : Pino Donaggio
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Raising Cain
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 30 septembre 1992
DUREE : 1h32
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Le docteur Carter Nix est un pédopsychiatre réputé qui décide d’abandonner sa carrière pour mieux pouvoir élever la fille qu’il a eu avec Jenny, elle-même médecin. Cette dernière se montre concernée par l’obsession grandissante que son mari porte à l’éducation de leur enfant, jusqu’à commencer à douter de la santé mentale de l’homme qu’elle a épousé et qu’elle croit connaitre…
De Palma n’a jamais été très tendre avec L’esprit de Cain. Qu’il se rassure, il n’a jamais été le seul. Plus que n’importe quel autre de ses films, voilà bien LE film polémique du cinéaste, celui qui agite la sphère cinéphile pour le meilleur et pour le pire, celui sur lequel les défenseurs et les conspueurs – que l’on imagine plus ou moins à nombre égal – ne cessent jamais de se contredire, et surtout celui que même les fans du cinéaste de Body Double ont du mal à évoquer sans faire la grimace. Et en effet, pas facile de décoder cette hydre à multiples têtes sans y voir agoniser une partie de son regard critique, ce dernier devant se dépêtrer d’un éventail de tons disparates qui, au premier regard, aboutissent à un film outrancier et grotesque. Tandis que d’autres, sans doute issus de la frange pure et dure des adorateurs du cinéaste, n’ont jamais cessé de tenter d’y percevoir un grand film malade et torturé, conséquence logique d’une crise créatrice que traversait De Palma à cette époque. Cette seconde lecture était sans doute la bonne, mais il valait mieux ne pas se faire d’illusions sur la structure inhabituelle du film, infiniment plus fragile qu’elle n’en avait l’air. Pour faire simple, osons l’hypothèse suivante : en choisissant d’élever au cube la psychose schizo, De Palma paraissait moins désireux de pasticher ses cibles apparentes (Hitchcock, Powell, Argento, Roeg…) que de se pasticher lui-même par excès d’outrance. Une hypothèse qui finit par en amener une autre : et si ce film maudit n’était donc rien d’autre qu’une plongée au cœur même de son esprit dérangé, entièrement acquis à cette idée que le réel se plie toujours au pouvoir de l’image ?
Conçu au départ comme une réponse hitchcockienne à de nombreux revers commerciaux (en particulier le bide retentissant d’un Bûcher des vanités pourtant intéressant), ce thriller au budget relativement modeste semblait avoir tout pour replacer De Palma sur la route de ses plus beaux succès, en particulier le mémorable Pulsions dont L’esprit de Cain constitue a priori une nouvelle variation. Tout y est : le thème du double, le travestissement de la vérité au sein d’une mise en scène gigogne, le trompe-l’œil narratif, le mariage des genres et des tonalités, et surtout la schizophrénie replacée autant en thème central qu’en colonne vertébrale de la narration. Mais au terme d’une postproduction tortueuse et d’une série de projections-test désastreuses, De Palma se met soudain à douter : serait-il allé trop loin ? Le voilà qui, persuadé de s’être un peu égaré dans son exploration narrative du concept, opte pour un remontage plus ou moins chronologique de l’intrigue afin de ne pas perdre son spectateur. Une erreur dont il se rendra compte évidemment trop tard et qui fera naître en lui un sentiment d’échec vis-à-vis du résultat final. Il faudra attendre 2012 pour que tout change : fan absolu du cinéaste, le réalisateur néerlandais Peet Gelderblom tombe un jour sur le scénario initial de L’esprit de Cain et découvre une narration différente où présent, passé et fantasmes se brouillent sur le premier tiers du récit. Afin d’abolir pour de bon les reproches faits à ce film mal-aimé, ce fan autoproclamé ira jusqu’à utiliser son propre DVD du film pour effectuer un remontage à partir du script d’origine. C’est ce nouveau montage – validé et encensé par De Palma lui-même – que nous pouvons désormais découvrir en Blu-Ray. Mais le film devient-il différent pour autant ?
Regarder les deux montages à la suite sera un exercice particulièrement enrichissant, d’une part pour saisir en quoi une simple inversion de scènes peut changer radicalement un film tout entier, d’autre part pour assimiler une fois pour toutes la dimension potentiellement gigogne d’une structure narrative. Mais d’abord, un petit retour sur l’intrigue s’impose. Voici donc Carter Nix (John Lithgow), pédopsychiatre réputé ayant choisi d’abandonner la profession pour s’occuper de sa fille Amy et de sa femme Jenny (Lolita Davidovich). Mais celle-ci, en plus de retomber vite dans les bras de son ancien amant Jack (Steven Bauer), commence à douter de la santé mentale de son époux. Elle a vu juste : Carter est en réalité un dangereux schizophrène, réceptacle de plusieurs personnalités imprévisibles (deux ? trois ? cinq ?), et dont l’esprit dérangé a pour origine les traumatismes de son père – un célèbre pédiatre scandinave soi-disant décédé – qui n’hésita pas à utiliser son fils comme cobaye pour poursuivre ses recherches sur les psychoses à personnalités multiples. Totalement instable, le bon et timide Carter se retrouve ainsi assailli par ses autres « doubles », en particulier le psychopathe Cain qui l’incite à tuer des femmes et à kidnapper leurs enfants pour les expériences de son père. Et lorsqu’il découvre l’adultère de sa femme, la situation va très vite empirer…
En privilégiant la chronologie des actes et en réduisant l’usage des flashbacks, le montage cinéma avait surtout pour but de clarifier une intrigue tour à tour limpide et tordue. Dès la première scène, la schizophrénie de Carter est introduite sans tarder au cours d’une scène de meurtre et fait intervenir Cain sans crier gare. Le choix est inattendu, déroutant, pour ne pas dire loufoque, d’autant que l’on reconnaît facilement John Lithgow dans ce double rôle qui semble a priori ultra caricatural. D’aucuns avaient cru bon de se baser sur cette introduction pour juger L’esprit de Cain comme étant une sorte de satire sociale, où un bon père aimant se retrouve assailli par une personnalité refoulée reflétant son côté macho et psychotique. De même que le choix du prénom « Cain » pour désigner une âme qui souhaite prendre le dessus sur l’autre impose une relecture biblique de ce conflit mental. Mais en imposant de facto une narration schizophrénique, cette intro casse-gueule n’arrivait pas à faire passer la pilule du chapitre suivant, centré sur le dilemme adultérin de Jenny et découpé à la manière d’un soap-opera façon Les feux de l’amour, où Carter était soudain mis en retrait du récit. De Palma avait vu juste sur son erreur : tout comme Angie Dickinson servait d’appât dans Pulsions en prenant le contrôle de la première demi-heure avant de disparaître brutalement, L’esprit de Cain devait faire de même avec Lolita Davidovich pour mieux stopper net la romance à partir d’une scène où John Lithgow révélait soudain sa psychose.
En optant pour cette inversion de chapitres (le film démarre donc sur la rencontre entre Jenny et Jack dans le magasin d’horloges), le remontage de Gelderblom prend donc le risque de désorienter davantage le spectateur, mais le fait enfin au sein d’une structure où les variations de ton s’avèrent infiniment plus maîtrisées. C’est même plus que ça : le film que l’on redécouvre alors conserve la même durée (92 minutes), mais nous impose un nouveau regard sur une intrigue que l’on croyait connaître. Ne pas oublier que De Palma est de ceux qui n’aiment rien tant que de dessiner de pures architectures cinématographiques, où construire une idée chez le spectateur (ce qui fait son plaisir) implique forcément de la déconstruire juste après (ce qui fait sa surprise). L’esprit de Cain est en cela un piège cintré où De Palma utilise sa palette stylistique en la décalant sur un autre versant. Pour en prendre le pouls, il suffit de constater comment le cinéaste choisit de figurer le discours schizo par sa mise en scène : ici, contre toute attente, il ne recourt jamais au split-screen, mais opte au contraire pour des effets de plongée/contre-plongée en courte focale et des variations d’angles sur la mise en place du champ/contrechamp. Un signe de modestie, de relâchement, de manque d’inspiration ? Ce serait trop facile…
Lorsqu’un dialogue entre deux hommes joués par le même acteur se voit découpé par un simple champ/contrechamp, on a vite fait de deviner le pot aux roses sur la schizophrénie du personnage. Or, vu que l’intrigue du film ne base jamais ici son trouble là-dessus (quoique…), la vérité est ailleurs. Elle réside en réalité dans la façon qu’a De Palma d’asseoir une fois pour toutes son refus absolu de la vraisemblance au profit d’un cinéma qui s’autogère par la mise en scène. Tout, dans L’esprit de Cain, est affaire de déconstruction. La psyché, les points de vue, les perspectives, les allers-retours entre rêve et réalité : chacun de ces motifs verra sa propre logique se brouiller, comme si le film obéissait lui-même à une logique cachée. On devine très bien laquelle : le film que l’on regarde est atteint de schizophrénie. Lorsque le segment romantique avec Jenny nous la montre se réveiller trois fois de suite dans des scènes à l’enjeu assez similaire (où a-t-elle mis les cadeaux pour son époux et son amant ?), le doute s’installe : où le cauchemar a-t-il vraiment commencé ? Toute cassure de la linéarité par un flash-back ou un réveil brutal n’est pas ici une illusion qui se démonte sous l’effet de la surprise. C’est au contraire une désillusion que De Palma installe en nous. Son montage est comme une maladie mentale, switchant sans crier gare d’une tonalité à l’autre (la satire caustique, le soap-opera, la farce noire, l’horreur sociale) jusqu’à ce que la tonalité la plus vicieuse (le thriller à quadruple sens) prenne le dessus et mène le récit jusqu’à son (faux) terme.
Egaré dans ce vaste temple du dédoublement fractal, le spectateur de L’esprit de Cain se retrouve alors face à un choix décisif : juger que De Palma en est arrivé à se perdre dans ses propres arabesques narratives, ou au contraire accepter de perdre le fil du récit pour mieux en savourer le vertige méta-filmique qui en résulte. Ceux qui choisiront la seconde option sortiront vainqueurs, puisque la mise en scène reste ici souveraine pour faire circuler une idée au cœur du labyrinthe. C’est là qu’il convient de souligner ce long et fabuleux plan-séquence où une vieille psychanalyste un peu larguée explique aux flics la psychose du héros en se trompant sans cesse de direction dans les dédales et les escaliers d’un vaste hôpital – le décor devient alors symboliquement mental. Même chose sur l’utilisation de l’écran télévisé, lui aussi gigogne car assimilé par De Palma au double maléfique de l’écran de cinéma. Dès l’ouverture dans le magasin d’horloges, Jenny voit son image retranscrite à l’intérieur d’un cœur sur un écran de télévision (les clients sont filmés), annonçant ainsi ironiquement l’adultère romantique qui va suivre et qui se finira forcément mal. Même lors du générique de début, on assiste à un essaim de parasites qui, par un zoom arrière, révèle un écran de télévision où l’on voit Carter cajoler sa fille (là encore, le mensonge est possible : est-ce Carter lui-même ou l’un de ses doubles ?). Et c’est au travers d’un reflet du regard de sa femme mourante dans un écran de télévision que Jack – démarrant alors sa liaison avec Jenny – sera soudain pris de frayeur, comme si ce regard maudissait l’adultère qui venait alors de naître. Qu’il révèle la vérité ou le mensonge, l’écran – et l’image au sens large – nous fait douter et, de ce fait, nous hante.
Totalement fidèle à la nature d’un cinéaste qui ne cesse de dialoguer avec sa cinéphilie, L’esprit de Cain dessine à plusieurs reprises les contours d’un thriller « à la manière de… » où les citations sont légion. On y retrouve ici la voiture engloutie de Psychose (mais avec une issue différente), la fillette à l’anorak rouge de Ne vous retournez pas (mais avec un destin moins tragique), la création d’une psychose chez le fils par le père façon Le voyeur (mais où la caméra devient moins objet de voyeurisme que de morbidité), sans oublier un plan culte de Ténèbres que De Palma a littéralement dupliqué pour achever son film sur un effet choc. Mais si l’on devait retenir un détail précis qui irriguerait en sourdine chaque strate du récit, ce serait celui du temps, traité ici comme une matière mutante et sublimé avec malice par le remontage de Peet Gelderblom. En effet, dans l’intro, le plan subjectif dans le magasin d’horloges nous met face à une profusion d’objets reflétant un temps précis, minuté, que la narration va très vite dérégler en sabordant la chronologie. Et c’est lors du ralenti final – une action captée en simultané sur les trois étages d’un motel – que tout sera résolu, lorsque la pointe d’un cadran solaire, menaçant de transpercer un homme et une petite fille, se retrouvera brisée par un coup de pistolet. Pour les personnages, l’arrêt du temps implique l’arrêt du dérèglement. Mais la hantise demeure, comme en témoigne ce plan final diabolique. Il en est de même pour le film lui-même, certes enfin libéré de sa malédiction et ressuscité tel que l’aurait voulu Brian De Palma, mais toujours apte à nous faire douter de tout. En cela, il s’est presque trouvé un nouveau titre : Rising Cain.