REALISATION : Damian Szifron
PRODUCTION : El Deseo, Kramer & Sigman Films, Warner Bros France
AVEC : Ricardo Darin, Oscar Martinez, Leonardo Sbaraglia, Erica Rivas, Dario Grandinetti, Julieta Zylberberg, Rita Cortese, Walter Donado
SCENARIO : Damian Szifron
PHOTOGRAPHIE : Javier Julia
MONTAGE : Pablo Barbieri Carrera, Damian Szifron
BANDE ORIGINALE : Gustavo Santaolalla
ORIGINE : Argentine, Espagne
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 14 janvier 2015
DUREE : 2h02
BANDE-ANNONCE
Synopsis : L’inégalité, l’injustice et l’exigence auxquelles nous expose le monde où l’on vit provoquent du stress et des dépressions chez beaucoup de gens. Certains craquent, vulnérables face à une réalité qui soudain change et devient imprévisible. Ces hommes et femmes franchissent l’étroite frontière qui sépare la civilisation de la barbarie. Une trahison amoureuse, le retour d’un passé refoulé, la violence enfermée dans un détail quotidien, sont autant de prétextes qui les entraînent dans un vertige où ils perdent les pédales et éprouve l’indéniable plaisir du pétage de plombs…
Plus que jamais, le cinéma espagnol jouit d’une fabuleuse double facette : d’un côté, un cinéma d’auteur ample et puissant sur lequel règnent une poignée de ténors indétrônables (Pedro Almodovar et Carlos Saura, pour ne citer qu’eux), et de l’autre, une autre génération, plus jeune, plus engagée, génératrice d’un cinéma de genre symbolique et riche en propositions stimulantes (Jaume Balaguero et Juan Antonio Bayona, pour ne citer que les plus doués). C’est tout ? Non. Parce qu’entre ces deux tendances sévit un espace d’interaction très particulier. Une sorte de petite cavité riche en cinéastes énervés, toujours prompts à lâcher leurs uppercuts au moment le plus inopportun. Un cinéma ibérique frondeur et hautement mal élevé, qui ose jouer avec les tabous, qui gratte là où ça fait (très) mal, qui fait de la subversion et de la cruauté (voire l’alliage des deux) ses deux armes les plus redoutables. On comptait jusqu’à présent les farces satiriques d’Alex de la Iglesia (Le crime farpait, Mes chers voisins), les comédies érotico-trash de Bigas Luna (Macho, Jambon Jambon) ou encore la fameuse saga Torrente conçue par Santiago Segura. Il faudra désormais compter sur l’Argentin Damian Szifron et ses Nouveaux sauvages, dont la présentation durant le dernier festival de Cannes (il s’agissait du seul film latino-américain en compétition pour la Palme d’Or) n’a pas manqué de créer des réactions très agitées.
En même temps, il y avait de quoi : le résultat, produit par Pedro Almodovar (si si) et élaboré à la manière d‘une juxtaposition de sketches déconnectés les uns des autres, enchaîne les situations les plus horrible(ment drôle)s tout au long de séquences d’un nihilisme hallucinant. Et au vu d’un titre français malin qui renvoie à un autre film à sketches réputé pour son immoralité (Les nouveaux monstres de Dino Risi), le doute subsistait sur l’intérêt et le succès d’un tel projet. Non pas que le concept du film à sketches soit devenu lassant ou inconsistant, mais le problème est toujours le même : trop d’inégalité dans un tel dispositif de narration (selon les spectateurs, tel ou tel segment paraîtra plus réussi que les autres), et un ensemble décousu qui permet en général de combler l’absence de propos ou de réflexion par de vagues scénarios de courts-métrages, compilés au mépris d’une narration sensée et travaillée. Rien de tout cela ici : l’équilibre est impeccable, le montage est d’une diabolique efficacité, et chaque micro-intrigue du film tient la durée du tournoi par rapport à ses adversaires.
Six récits avec six points de départ, donc : 1) les passagers d’un avion se rendent compte qu’ils ont en commun d’avoir utilisé le même homme comme souffre-douleur, 2) la serveuse d’un restaurant reconnait l’un de ses clients comme étant le responsable du suicide de son père, 3) un homme d’affaires se retrouve en conflit sur une route désertique avec un routard ricanant, 4) un poseur d’explosifs voit sa vie familiale et professionnelle s’effondrer suite à la mise en fourrière de sa voiture, 5) un milliardaire tente d’éviter une mise en accusation pour son fils coupable d’un homicide et d’un délit de fuite, 6) deux jeunes époux voient tous leurs pires secrets ressurgir en plein milieu de leur cérémonie de mariage. Six récits différents, une seule connexion : guetter le moment où l’homme civilisé va soudain tanguer vers la barbarie, avec un plaisir aussi soudain que communicatif.
Évidemment, on s’alarme d’emblée : face à un tel étalage de monstruosité, y aurait-il de quoi s’indigner une fois de plus d’un énième déversement de misanthropie à gogo, propice à laisser toute notion d’humanisme crever à petit feu dans un coin de ruelle ? Non, juste de quoi savourer l’un des plaisirs les plus élémentaires du 7ème Art : celui d’assister à un jeu de massacre décomplexé, entièrement mû par la hausse permanente du degré de dégâts, avec tout ce que cela peut comporter de calme dans l’introduction, d’absurdité dans le développement et d’horreur dans la conclusion. A chaque fois, le principe sera le même : un élément détonateur qui enclenche le mécanisme de tension, des personnages qui se renvoient dès lors la balle en laissant leurs pulsions prendre le dessus, et un principe d’effet boule de neige qui, associé à un humour noir dévastateur, propulse chaque micro-intrigue vers des degrés de cruauté inouïs où la civilisation se met à genoux devant la sauvagerie.
On aurait d’ailleurs du mal à parler de complaisance, tant l’horreur des situations procure moins la gêne que l’hilarité. Le film de Damian Szifron reste avant tout guidé par une forme de burlesque pur et sauvage, à la manière d’un cartoon sans limites façon Bip-Bip et Coyote, faisant de chaque impact brutal une dose potentielle de décalage qui installe le rire par l’incongruité de l’action filmée (qu’il s’agisse d’un jet d’excréments sur un pare-brise, d’un empoisonnement impromptu ou d’une toupie dansante calamiteuse). Et dès que le film menace de chuter dans la démagogie ou la misanthropie, il s’en tire par une pirouette à double utilité : soit un élément qui oriente l’intrigue aux confins de l’absurde (à titre d’exemple, la scène d’ouverture aérienne est à la lisière de l‘improbable), soit un petit retournement de situation qui pousse le scénario sadique jusqu’aux limites de son épuisement et bloque ainsi toute possibilité d’attachement à qui que ce soit. Ne plus voir une situation dégénérée qui titille dès le départ notre capacité de résistance face à un tel spectacle, mais juste attendre, sourire aux lèvres et curiosité en intraveineuse, le moment où ce cirque de l’excès va prendre fin, si tant est qu’il puisse y en avoir une.
Et donc, comme ça, aucun humanisme là-dedans ? Que nenni : Damian Szifron n’est pas Ulrich Seidl, et sa mise en scène ne vise en aucun cas à l’humiliation gratuite de personnages incapables de sortir d’une situation critique. Contre toute attente, c’est au travers de son découpage en sketches que le film tend presque vers une certaine forme d’universalité. En effet, le sentiment qui prédomine ici est celui d’assister à une sorte de compilation instable, mélangeant autant de tonalités cinéphiles (le sketch désertique renvoie au Duel de Spielberg, la scène du mariage rejoint le Very bad things de Peter Berg, l’intro aérienne tutoie l’absurdité buñuelienne, etc…) que de maux de société. Et sur ce dernier point, Szifron ne prend pas de gants, tant la société qu’il décrit se révèle rongée par toutes sortes de vers, tantôt arbitraires tantôt existentiels : corruption, inégalités, doutes, culpabilité, peur de l’échec, frustrations de désirs inassouvis, poids destructeur de l’autre dans l’échelle sociale, etc…
De la même manière qu’un Michael Douglas en Chute libre, c’est toujours ici au travers du déchaînement incontrôlé des pires instincts que chacun trouve le moyen de se libérer de son angoisse. Nul doute que le film parlera à quiconque ayant déjà eu à hurler un bon coup ou tutoyer le pétage de plomb pour relâcher la pression du quotidien. Et lorsqu’on utilisait le terme « chacun », ce n’était pas pour rien, puisque le film met tout le monde sur un pied d’égalité à chaque instant, ne laissant jamais une action sans un élément de justification perceptible (ici, la gratuité n’est pas de rigueur). On se réjouira même après coup de voir Szifron conserver un regard franc et lucide sur ses personnages, si proches de nous dans leur persistance à verser dans l’excès pour de banales questions d’apparence (aussi bien celle que l’on convoite que celle que l’on renvoie). L’ultime scène du film en donne à la fois l’illustration et le dérivé : après s’être rentrés dans le lard comme des dingues tout au long de leur propre mariage, voilà qu’une femme larguée et un homme infidèle se réunissent dans un ultime baiser de paix et de réconciliation… qui tourne vite au rapport sexuel le plus désinhibé ! Signe que le crescendo n’a jamais de fin véritable, à l’image de ces coupes brutales, que Szifron place très astucieusement entre chaque segment.
C’est le monde du chaos absolu, où la folie tutoie presque la logique, où la perte de soi-même vire au vertige existentiel, où les barrières morales et sociales fondent comme neige au soleil. D’un bout à l’autre des Nouveaux sauvages, Szifron envoie donc du lourd dans sa peinture déglinguée du quotidien. Pour autant, son humour noir, aussi réjouissant soit-il, souffre hélas de la comparaison avec la richesse sous-jacente des films d’Alex de la Iglesia, où la cruauté du propos soutenait malgré tout un parfait équilibre avec le rapport émotionnel aux personnages (sans oublier la présence d’un fond sociopolitique décliné à des fins symboliques). Ici, on reste dans un canevas de fiction fofolle et sadique, constamment outrancière dans sa recherche du détail le plus grinçant (on pense autant à l’humour sale et méchant d’Albert Dupontel qu’aux comédies italiennes des années 70), qui prend son pied à aspirer des êtres vérolés dans le siphon de la poisse la plus insensée. Pour faire simple, ce film est affreux, sale et méchant. Les deux pieds dans la monstruosité, certes, mais les bons.