REALISATION : Martin Scorsese
PRODUCTION : Amblin Entertainment, Tribeca Productions, Universal Pictures
AVEC : Robert De Niro, Nick Nolte, Jessica Lange, Juliette Lewis, Joe Don Baker, Illeana Douglas, Robert Mitchum, Gregory Peck, Martin Balsam, Fred Dalton Thompson
SCENARIO : James R. Webb, Wesley Strick
PHOTOGRAPHIE : Freddie Francis
MONTAGE : Thelma Schoonmaker
BANDE ORIGINALE : Bernard Herrmann, Elmer Bernstein
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Cape Fear
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 18 mars 1992
DUREE : 2h03
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Max Cady, condamné à quatorze années de prison pour viol et voie de fait sur une mineure, vient d’être remis en liberté. Avec détermination et rigueur, il entreprend de se venger de l’avocat Sam Bowden, qu’il estime responsable de son incarcération…
Le film le plus violent de Martin Scorsese est aussi l’un des plus mésestimés. Est-ce dû à sa nature de remake d’un « classique » du thriller ou à son outrance visuelle prompte à susciter la colère des tristes sires ? Dans les deux cas, c’est injuste. Et c’est l’heure de la vengeance…
A Hollywood plus qu’ailleurs, il y a remake et remake. Celui qui copie et celui qui trahit. Celui qui revendique un héritage et celui qui préfère aller voir ailleurs. Et entre les deux, rien du tout ? Bien sûr que si. Et c’est dans cette « zone de quarantaine » de plus en plus prisée que la situation se fait plus épineuse. Pour « refaire sans faire pareil », on sait désormais ce qui guide les exécutants : prendre une œuvre culte des années 60-70-80 dont on aurait réussi à choper les droits, la triturer n’importe comment jusqu’à en oublier le sens (faut juste que ça colle aux études de marché sur le public ciblé), jouer la carte du vrai-faux décalque ni assumé ni clarifié en utilisant la technique de l’écran de fumée (caser ici et là des clins d’œil bidons aux passages-clés du film original, par exemple), et aboutir au final à un gros mash-up sorti tout chaud du mixeur, sans goût véritable mais à déguster fissa. Ça, c’est ce qui arrive quatre fois sur cinq, et les rares exceptions à cette recette-poubelle n’arrangent rien au problème, quitte à nous faire guetter la schizophrénie. Faut-il cautionner ou rejeter l’exercice ? Encore un faux débat qui agite le 7ème Art depuis que le muet a abdiqué au profit du parlant : l’idée même de « logique créatrice » justifiant aussi bien le remake d’un film que l’énième adaptation d’une œuvre littéraire ou théâtrale, à quoi bon fustiger l’un et tolérer l’autre ? Une distinction à prendre en compte, surtout quand le « duplicata » redouté se retrouve piloté par un artiste de renom, du genre à soumettre un matériau à son propre style au lieu de jouer les subordonnés conciliants. On ne mentira pas en disant que la relecture des Nerfs à vif par Martin Scorsese continue de faire l’effet d’un coup de voltage dans le cortex : voilà bien le genre de film qui anéantit aussi sec notre frilosité systématique vis-à-vis des remakes, et qui, surtout, fait s’effriter un à un nos souvenirs du film original pour aboutir à une création retorse, libre et respectueuse, dont l’ADN a moins à voir avec son modèle qu’avec un certain état d’esprit issu du Hollywood d’antan dont Scorsese a toujours été fan.
Un petit retour rapide sur le film d’origine ne serait pas de trop avant d’aller plus loin. Sorti en 1962, considéré par beaucoup comme le zénith de la filmo de Jack Lee Thompson aux côtés des Canons de Navarone, Les Nerfs à vif n’avait pourtant rien d’une heureuse anomalie dans la carrière de ce cinéaste anglais exilé à Hollywood. A bien y regarder, le résultat partageait déjà quelques chromosomes avec la longue liste de navets préfascistes avec Charles Bronson que le bonhomme aura enchaîné durant les années 80. Soit un énième postulat de thriller majoritairement travaillé par la phobie de l’Autre, la paresse judiciaire et la question sécuritaire, mais que l’ambivalence des personnages et la connaissance approfondie des codes du film noir suffisaient à rendre tendu et prenant. En ancien détenu désireux de se venger de celui qui l’envoya huit ans en prison pour une affaire de viol, Robert Mitchum en profitait même pour enfiler à nouveau sa veste d’incarnation symbolique du Mal qui lui avait tant porté chance dans La Nuit du chasseur, cela dit sous un angle cette fois-ci plus bestial et frontal. Et face à lui, ce grand cabotin de Gregory Peck jouait l’avocat porte-manteau et peu enclin à la compassion, qu’une justice léthargique poussait peu à peu vers l’autodéfense. Le tout dans une société rongée par la corruption et les arrangements, au sein de laquelle tout début d’empathie était systématiquement désactivé. Du film noir vénère et pépère, en somme ? Pas tout à fait, puisque certains points forts du film n’ont pas vieilli, à commencer par le score magistralement angoissant de Bernard Herrmann (qui égale en puissance n’importe lequel de ses crescendos musicaux chez Hitchcock) et une poignée de scènes chocs – dont un final marécageux tout en clair-obscur – qui font leur effet à défaut de franchir certaines limites. C’est en revanche la logique créative de la chose – juste un petit thriller commercial opposant des stars à gros charisme – qui s’avère ici la plus intéressante.
Dans le long et passionnant making-of des Nerfs à vif, Martin Scorsese ne cachait rien de son ambition : laisser de côté ses réflexions personnelles le temps d’un film pour s’aventurer au sein d’un genre codifié (comme à l’époque du vieil Hollywood), inscrire son amour du cinéma dans un cadre créatif plus modeste et capturer tout simplement l’héritage d’un matériau formel qui aura pesé lourd dans son éveil au langage cinématographique. Pour autant, agir ainsi après avoir donné les derniers coups de manivelle des Affranchis n’allait pas pour autant l’empêcher de faire sien un projet initialement prévu pour Steven Spielberg (qui préféra rester concentré sur La Liste de Schindler) et porté par un Robert De Niro avide d’incarner à l’écran ce psychopathe de Max Cady. Preuve en est que cette réalisation, au départ rejetée par Scorsese pour cause de réticences sur le scénario, ne devint la sienne qu’au prix d’un contrôle créatif total et d’un long travail de réécriture. Ce qui n’était chez Thompson qu’un pitch de série B sans réelle profondeur se transforme ici en un récit au relief constamment décuplé, détaché du manichéisme le plus bêta (la dichotomie Bien/Mal est ici moins une réalité qu’un concept) et riche d’une perversité qui tend à complexifier aussi bien les enjeux que les caractères. Le méchant tueur d’un côté, la pauvre famille de victimes de l’autre ? Très peu pour Scorsese. Les rôles du bourreau et de la victime sont ici à géométrie variable : Max Cady (Robert De Niro) est avant tout la victime d’une grave faute professionnelle de son ancien avocat Sam Bowden (Nick Nolte), tandis que la cellule familiale de ce dernier se voit marquée par une série de dysfonctionnements à peine dissimulés sous le vernis d’un cadre bourgeois. Dès que l’un se la joue missile à tête chercheuse guidé vers l’autre, il n’y a plus rien à espérer. Juste la peur, la trouille, la vraie, à tracer d’après la figure de l’entonnoir : tout part du monde extérieur pour se resserrer toujours plus fort vers un « cap », là où le calvaire atteindra des cimes tellement abominables que le fait d’en sortir vivant détruira tout espoir de complétude.
Ce que Les Nerfs à vif met perpétuellement en évidence, c’est le génie de Scorsese à s’approprier un matériau basique pour le transformer en une toile d’araignée à la fois perverse et tissée en crescendo. Nul doute que le choix d’un genre très codifié lui permettait, outre la liberté de complexifier les enjeux humains par des caractères sous pression (on nage en plein euphémisme), de s’autoriser toutes les libertés dans les limites du cahier des charges imposé, ne serait-ce que sur la représentation de la violence dont il reste l’un des plus grands orfèvres. A ce titre, le quart d’heure final sur un bateau chahuté par une pluie diluvienne constitue sans doute ce qu’il a filmé de plus extrême dans sa carrière : le cinéaste élève alors la brutalité des échanges à un degré rarement atteint et lorgne vers une grandiloquence tout à fait assumée, parce qu’en accord direct avec le thème du film original (une Amérique puritaine qui contredit sa propre morale au point de se laisser contaminer par le Mal) et avec la pure logique d’un thriller déviant où toute décharge de violence égale sans peine toute pulsion sexuelle en matière de perte de contrôle – mieux vaut prévenir les âmes sensibles. Qu’importe alors que, pour en arriver à un tel climax, le scénariste se soit senti obligé de recourir à de petits raccourcis narratifs ou à des ficelles mélodramatiques un tantinet éculées – c’est le genre qui veut ça. Tout ce qui importe, c’est de voir Scorsese disséquer au scalpel l’ambiguïté de la morale jusqu’à en racler violemment l’os, et ce au travers de l’angle le plus payant pour activer la lecture symbolique, à savoir celui du conte horrifique.
Il ne faut à Scorsese qu’un seul personnage, en l’occurrence celui de la jeune fille jouée par Juliette Lewis, pour mettre cartes sur table dès le départ. Ce sont les yeux de cette dernière qui ouvrent les festivités et qui refermeront cette tragédie, avec en off une voix très douce qui peine à dissimuler un profond sentiment de terreur, d’où ce jeu habile sur l’inversion colorimétrique des plans (assez récurrent tout au long du film) et ce constat final à multiple niveau de lecture sur la fatalité de tout un chacun à rester accroché à son passé. Rien qu’avec ces deux extrémités de récit, le cadre intérieur du film est posé : tout tient dans une sorte de « réalité irréelle », dans un espace peuplé moins par des êtres sensés que par des archétypes insensés. L’hallucinant générique de début (conçu par Saul et Elaine Bass) va déjà très loin dans ce sens par des effets de miroitement liquide qui appuient la déréalisation d’une réalité troublée. Par la suite, tous les choix photographiques du chef opérateur Freddie Francis (dont le CV mettait déjà en évidence les mots « Hammer » et « David Lynch ») lui emboîtent le pas, cherchant sans cesse la création d’une atmosphère de film d’épouvante où un croquemitaine utiliserait moins l’action physique que le harcèlement mental pour infliger les pires souffrances à sa cible. Quant au surmoi hitchcockien qui innerve tout le film, il enfonce le clou d’une réalisation à l’ancienne voulue par Scorsese, tant dans le choix des focales que sur celui d’effets ouvertement bis, où se conjuguent décadrages variés, fondus à la couleur, effets de transparence décalés, zooms rapides sur des visages, jump-cuts qui déconstruisent l’action (idée géniale du triple sursaut de la famille lors d’un dîner interrompu par un coup de fil !) et clins d’œil assumés à Sir Alfred (Jessica Lange en sosie parfait de Tippi Hedren, tueur travesti à la sauce Norman Bates, partition de Bernard Herrmann réorchestrée par Elmer Bernstein, etc…).
Il est capital de saisir que le personnage de Max Cady n’a rien d’un psychopathe lambda, mais tout d’une menace abstraite dont l’aura démoniaque ne cesse de muter par la force d’un simple cadrage ou d’un simple détail. Lorsqu’il apparaît pour la première fois à l’écran, c’est au travers d’une séance de pompes qui met en évidence son corps sculpté et ses tatouages bibliques (les mots truth et justice mis en balance), ce qui fera dire plus tard au procureur « Ce type, je ne sais pas s’il faut le regarder ou le lire ». Un peu plus tard, lorsqu’il apparaît à la famille Bowden, c’est déjà en tant qu’« intrus » : il est une ombre qui leur gâche le plaisir d’un film au cinéma et qui semble surtout s’incruster sur la comédie familiale qu’ils regardent, allant même jusqu’à recouvrir la piste sonore avec son rire diabolique. Et quand il se confronte enfin à la jeune fille Bowden (incarnation de la pureté virginale), c’est d’abord au téléphone dans une posture de chauve-souris (cadré la tête à l’envers avec les cheveux hérissés du démon !), puis en Grand Méchant Loup qui sort de la forêt noire pour s’abattre sur le Petit Chaperon Rouge dans la maison de Hansel & Gretel (une scène de théâtre où le Mal manipule et pervertit la jeune fille pour lui faire perdre toute confiance envers sa famille). Ce dernier détail est peut-être le plus gros apport au film original, qui laissait à l’état d’ébauche la fascination sexuelle de l’ex-taulard pour la progéniture de l’avocat. Scorsese va ici bien plus loin en faisant évoluer la relation vers quelque chose de plus tordu, de plus érotique, et choisit de l’étendre aux autres personnages féminins. Ainsi donc, Cady saura manipuler une femme adultère (Illeana Douglas) pour finalement la soumettre à un viol quasi cannibale, et visera aussi l’épouse Leigh Bowden (Jessica Lange, actrice experte en ambiguïté psy), en l’état si sexuellement frustrée qu’elle entamera peu à peu une étrange danse entre fascination et répulsion avec Cady, jusqu’à une confrontation finale hautement malsaine.
En voyant débarquer Max Cady dans son cadre aisé et tranquille, la famille Bowden ne fait ainsi que se prendre en pleine gueule ce qui lui pendait au bout du nez : le vengeur métaphysique qui s’abat sur elle n’est ni plus ni moins que la matérialisation de sa peur refoulée (la culpabilité), qui se colle à elle comme une sangsue (Cady va jusqu’à se glisser sous leur voiture quand tous s’enfuient à Cape Fear !) et qui met en application une justice plus directe, plus organique, à l’image d’une colère divine qui aurait trop longtemps rongé son frein avant d’abattre son châtiment. Il n’en reste pas moins que la traditionnelle cuisine catholique de Scorsese sur le calvaire de la rédemption et les démons intérieurs d’une Amérique prétendument morale est cette fois-ci plus insidieuse que prévu, cadrée dans un arrière-plan symbolique du décor (voir comment Cady se fond dans la masse lors d’un défilé du 4 Juillet) ou circonscrite dans des choix de casting pour le moins saisissants. Outre un Joe Don Baker qui singe avec gourmandise le Sud profond à grands renforts de répliques sacerdotales, il faut voir comment les deux acteurs du film original (Gregory Peck et Robert Mitchum) transcendent ici leur statut de caméos de luxe pour « inverser » leurs rôles d’antan au profit de figures plus outrancières : Mitchum se révèle étonnamment sobre en lieutenant de police intègre et ferme dans son éthique, et Peck surprend davantage en incarnant cette fois-ci un avocat sudiste qui cite sans cesse la Bible pour appuyer ses plaidoiries hypocrites. Même le personnage de Max Cady n’échappe pas à cette lecture d’une Amérique plus marécageuse qu’elle n’en a l’air : au détour d’une réplique bien sentie lors du climax final, il se révèle vestige d’un milieu religieux, sombre, violent et ésotérique du Sud profond. Et que dire de sa lente disparition finale, quasiment proche de l’extase mystique de par ce moment de glossolalie qui accompagne sa noyade, tandis que la famille reste prostrée et tétanisée sur le rivage ? Tout sauf un happy end anodin où l’auto-justice appliquée viendrait consoler les esprits malmenés. Sam Bowden et sa famille ne se sont vengés de rien, ils ont juste survécu. C’est la peur qui les a sauvés, celle-là même que Cady qualifiait d’atout pour atteindre la transcendance. Vu qu’on finit Les Nerfs à vif dans le même état qu’eux, on en prend acte.