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L’Estaque, encore. Après avoir tourné à Paris (Le Promeneur du Champ de Mars, 2005) ou en Arménie (Le Voyage en Arménie, 2006), un polar (Lady Jane, 2008) ou une fresque historique (L’Armée du Crime, 2009), Robert Guédiguian revient faire le point là où il est né, sur son quartier et sur les « pauvres gens » (comme dans le magnifique poème éponyme de Victor Hugo, extrait de « La Légende des Siècles » et qui lui a inspiré la présente histoire) qui l’habitent. Il dit avoir ressenti le besoin de revenir à l’endroit où il a commencé à regarder le monde pour le regarder aujourd’hui et toucher, peut-être, à une ou deux choses universelles. On s’étonne, à chaque nouveau film, de la capacité qu’il a à développer dans ce même cadre de nouvelles histoires, ré-agençant des motifs récurrents de son cinéma, en mettant en avant certains plus que d’autres, un peu à la manière des Dardenne pour Seraing/Liège ou de Bruno Dumont pour Bailleul. Dans ce port de commerce de Marseille, on licencie, et les têtes locales de la CGT décident de désigner par tirage au sort ceux qui devront renoncer à leur emploi. Michel (Jean-Pierre Darroussin), leader syndical, décide – par équité – de mettre son nom dans l’urne, comme tout le monde, et est tiré parmi une vingtaine d’autres. C’est tout de même sur son ancien lieu de travail, devant le local plein d’histoire de la CGT, qu’il fête quelques jours plus tard ses vingt ans de mariage avec Marie-Claire (Ariane Ascaride). Leur émotion est communicative : ils s’aiment comme des fous et vivent heureux malgré la relative précarité de leurs emplois, entourés par leurs enfants et petits-enfants qui respectent et admirent leur engagement politique de toujours. Déjà, les acteurs, tous plus ou moins amis du réalisateur – Ascaride en est la conjointe – irradient l’écran. On offre au couple des billets pour un voyage au pied du Kilimandjaro et un beau pactole pour profiter au maximum du séjour. Mais l’extase sera de courte durée : Guédiguian nous réserve un tournant qui nous laisse sans voix. Tandis que son film paraissait voguer tranquillement vers la chronique ou le voyage dépaysant sur le point culminant de l’Afrique, le cinéaste noue un drame terrible. Un soir que Michel et Marie-Claire sont tranquillement attablés avec des amis, on force la porte, on les frappe, on les vole. Michel découvre bientôt que son agresseur est « l’un des siens »…
Pas de Kilimandjaro pour Michel et Marie-Claire, qui se retrouvent peu à peu confrontés aux idéaux qu’ils sentaient encore si vivants en eux et dont pourtant ils surprennent la perte de vigueur. Au soleil sur la terrasse de leur appartement, dégustant un verre de pastis, parvenant un moment à être insouciants malgré les épreuves qu’ils traversent, ils se confessent mutuellement un malaise qui les habite : si, à vingt ans, ils s’étaient vus tels qu’ils sont devenus à plus de cinquante ans, ils se seraient méprisés eux-mêmes, considérés comme des petits-bourgeois. Dans l’ouverture, Michel faisait la fierté de son épouse en se refusant à profiter, comme le fait son ami et beau-frère Raoul (Gérard Meylan), de son statut de leader syndical. Mais lorsque le drame s’insinue dans son intimité familiale – autrement dit dans ce cercle de solidarité replié au maximum sur le plus petit groupe qui soit, celui de la famille -, il ne sait gérer le rapport entre ses instincts premiers (punir les coupables de l’agression des siens) et ses idéaux transcendants de solidarité de classe ou tout au moins de corps de métier (le coupable s’avère être un collègue de travail qui élève seul et avec sérieux ses deux petits frères). Darroussin est très touchant dans ces moments de doute profond de son personnage, où les rôles qu’il a joués chez Guédiguian auparavant sont comme re-convoqués pour donner une belle résonnance à ces passages-là, nous rappeler ce vers quoi le personnage pourrait évoluer : ouvrier opprimé ou traitre de ses camarades en grève (La Ville est tranquille, 2001), mari aimant (Marie-Jo et ses deux Amours, 2002) ou instable (A la Vie, à la Mort!, 1995). Autour de ce personnage central, le réalisateur et scénariste fait graviter plusieurs figures qu’il ne se contente pas d’esquisser, se penchant sur leurs contradictions à tous. Karole Rocher, qui joue la mère du coupable Grégoire Leprince-Ringuet, encore trop belle et trop jeune pour ne pas profiter de la vie et se résoudre à s’occuper uniquement de ses trois garçons, est particulièrement intense dans son jeu. On repense un temps à La Ville est tranquille (2001), le grand drame du cinéaste, pour ces itinéraires si proches dans l’espace et néanmoins constamment menacés d’atomisation, à présent que toute conscience de classe paraît avoir disparu, au grand dam de Guédiguian. Celui-ci tire néanmoins son film vers un optimisme revigorant, qui peut être perçu comme de la naïveté (le didactisme et le lyrisme des dialogues ont toujours été la marque de fabrique du cinéaste) mais nous emporte par son humour (« Eh oui ! tu te morfonds parce que tu as découvert que tu n’étais ni Jaurès ni Spider Man ! » dit Marie-Claire à son mari) et la simplicité de son idéal de cohésion qui nous est, mine de rien, précieux voire indispensable dans le paysage cinématographique français.
Réalisation : Robert Guédiguian
Scénario : Robert Guédiguian et Jean-Louis Milesi
Production : Malek Hamzaoui
Photographie : Pierre Milon
Montage : Bernard Sasia
Origine : France
Date de sortie : 16 novembre 2011
NOTE : 4/6