Les Confins du monde

REALISATION : Guillaume Nicloux
PRODUCTION : Ad Vitam, Ce Qui Me Meut, Les Films du Worso, Orange Studio
AVEC : Gaspard Ulliel, Guillaume Gouix, Lang-Khé Tran, Gérard Depardieu, Jonathan Couzinié, Kevin Janssens, Anthony Paliotti, François Négret, Vi Minh Paul Nguyen, Vianney Duburque
SCENARIO : Jérôme Beaujour, Guillaume Nicloux
PHOTOGRAPHIE : David Ungaro
MONTAGE : Guy Lecorne
BANDE ORIGINALE : Shannon Wright
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Guerre
DATE DE SORTIE : 5 décembre 2018
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Indochine, 1945. Robert Tassen, jeune militaire français, est le seul survivant d’un massacre dans lequel son frère a péri sous ses yeux. Aveuglé par sa vengeance, Robert s’engage dans une quête solitaire et secrète à la recherche des assassins. Mais sa rencontre avec Maï, une jeune Indochinoise, va bouleverser ses croyances…

Ce film est une jungle. Un décor touffu et inconnu où l’on ne peut qu’avancer, où l’on ne peut que se perdre, avec le danger qui serpente sans chercher à se manifester. Mais à force de tenter d’en extraire quelque chose, que ce soit une vérité cachée ou une sensation précise, on finit par perdre ses repères. En gros, plus on avance, plus on fait du surplace. Le champ lexical de l’errance tropicale dans un contexte tourmenté (guerre ou désastre), on ne va pas le presser ici à nouveau : de La 317ème section à Vinyan en passant par Apocalypse Now et Tropical Malady, les piliers les plus évocateurs de cette démarche ont déjà donné tout leur jus. De ce fait, il n’est pas simple de pénétrer dans Les Confins du monde. Il est même encore moins facile de cibler quel serait le désir de continuité avec les précédents – et prestigieux – opus de son brillant et singulier cinéaste. Finalement assez loin de cette hypothétique fin de trilogie avec Gérard Depardieu (entamée avec Valley of Love et poursuivie avec The End), le résultat n’a clairement rien à voir avec le parti pris récurrent de Guillaume Nicloux de transfigurer un acteur vedette et de bâtir une fiction disruptive autour de sa présence. Reste qu’une autre habitude du cinéaste n’a en revanche pas disparu, à savoir celle de viser moins la narration linéaire que la mise en scène de motifs obsessionnels signant le délitement du personnage en question. Avec un soldat ivre de vengeance et plongé dans une guerre coloniale – celle d’Indochine – sur le point d’envoyer ses dernières cartouches avant l’indépendance, c’est dire si la pointure de la sandale semblait idéale. On aura hélas tôt fait de se rendre compte qu’elle était un peu trouée, rendant cette marche dans la jungle un tantinet ardue.

Guillaume Nicloux aux commandes d’un film de guerre : avouons-le, c’est une idée qui surprend au premier abord. Elle devient pourtant très cohérente lorsqu’on fait l’effort de se rappeler de l’aptitude de ce cinéaste à se mouvoir dans des genres extrêmement codifiés pour y apposer son montage perturbant, ses ellipses narratives, son refus du psychologisme en tant que grille de lecture et son goût du subliminal qui ne dévoile sa véritable nature qu’au travers du non-dit. Jusqu’ici, qu’il s’agisse du thriller mental, de la série noire franchouillarde, du vaudeville criminel ou de l’énigme fantastique, tout coulait de source au sein de la galaxie Nicloux. Et voilà que ces Confins du monde surgissent sans crier gare pour fissurer quelque peu cette croyance, la faute à un récit codifié qui s’ancre cette fois-ci dans un contexte historique on ne peut plus précis et donc impossible à esquiver. L’originalité de ce nouveau film était donc à chercher là-dedans, dans la façon qu’aurait eu Nicloux d’explorer une réalité concrète tout en restant fidèle à sa signature abstraite. Or, on identifie assez facilement ce qui suscite la frustration et le manque d’imprégnation pour quoi que ce soit tout au long de ce scénario : au mieux, Nicloux utilise la guerre d’Indochine comme une toile de fond devant laquelle s’agitent les pions d’une intrigue plus ou moins comportementaliste, et au pire, son montage inutilement elliptique ne fait que ressasser les clichés les plus éculés du genre sous forme de miettes.

Sur ce dernier point, c’est dire si les réminiscences des films cités plus haut (surtout ceux de Coppola et de Schoendoerffer) se font prégnantes, pour ne pas dire envahissantes. Jugez plutôt : un soldat sous pression – Gaspard Ulliel qui fait tout le temps la gueule – à la tête d’une troupe qui s’enfonce et se perd dans la jungle (oui, dans « sa propre jungle », on a deviné…), avec ce que cela peut comporter de parenthèses entre sexe et opium, de têtes coupées dans les environs, et de pseudo-Kurtz désigné aussi bien comme cible ultime d’une vendetta personnelle que comme métaphore de son propre ennemi intérieur – un ennemi laissé logiquement hors-champ durant tout le film. Sans parler de la présence d’une jolie prostituée vietnamienne (Lang-Khé Tran) qui se contente de rejouer le couplet éculé sur le sexe tarifé comme outil de liberté et d’indépendance, tout en forçant malgré elle le protagoniste à se dégoûter toujours plus du système qu’il représente. Par le biais d’un soldat qui place son individualisme au-dessus du groupe et de sa survie, Nicloux met clairement la France coloniale dans son viseur, n’hésitant pas à capter tout ce qu’elle peut exhaler de suffisance rance et de virilité contrariée – les supplices sur le corps sont légion ici. Le souci, c’est qu’il échoue à structurer ce point de vue par une mise en scène capable de trancher avec celle qui a toujours fait sa marque. Ici, chaque amorce de tension se retrouve soudain coupée par une ellipse ou un écran noir, et le décalage avec l’action se manifeste autant dans les raccords de plan (tantôt secs tantôt espacés) que dans des choix musicaux assez hors sujet (le piano n’était pas l’instrument le mieux adapté). Pour ce qui est d’aller à l’encontre de nos attentes vis-à-vis des codes du genre, certes, c’est réussi. Mais à quoi bon si cela ne mène à rien ou ne suscite quasiment rien ?

Au final, ce qui ressort de tout cela, c’est une volonté évidente de désorienter son audience via un découpage qui fonctionne à revers de ce parti pris. A mesure qu’il persiste à bloquer l’imprégnation ou à trancher dans le vif de l’action, Nicloux en arrive trop souvent à s’égarer lui-même, assez incapable de manier ses codes et ses références. Il n’est pas ardu de déceler en quoi le parallèle avec Apocalypse Now – ici surligné jusqu’à l’usure – s’avère douloureux pour lui : là où Coppola lorgnait peu à peu du côté de l’opéra opiacé et nietzschéen pour mieux rendre tangible sa lecture d’un chaos humain et guerrier toujours plus indéfini, Nicloux n’utilise pas le conflit vietnamien comme vecteur de symbolisme à part entière. Ce qu’il cherche à évoquer apparaît ici sous une forme littérale et émiettée, un peu comme les pièces principales d’un vaste puzzle qui aurait déjà été reconstitué maintes fois par le 7ème Art. Question singularité, il faudra ici se rattacher sur quelques plans fixes d’une jungle parfois cadrée comme un ailleurs ensorcelé (merci à la sublime photo de David Ungaro), sur la capture d’un long plan fixe de profil où quelques variations lointaines de la bande-son disent tout de ce qui se passe dans la tête d’Ulliel, et bien sûr sur la présence du massif Gérard Depardieu en Bouddha quasi-paternel qui prêche autant la sagesse que le sous-entendu mystique. C’est d’ailleurs à ce dernier que l’on doit ici un magnifique et mystérieux épilogue, où le thème du deuil, jusque-là évoqué à demi-mots, ressurgit tout à coup au premier plan et injecte une puissante émotion, subtile et mesurée. Trop tard, hélas, pour faire en sorte que ces Confins du monde ne soient autre chose que les restes d’un arrière-monde cinématographique que l’on a déjà exploré par le passé et en mieux.

Photos : © Ad Vitam. Tous droits réservés

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