REALISATION : Nabil Ayouch
PRODUCTION : Les Films du Nouveau Monde
AVEC : Abdelhakim Rachid, Abdelilah Rachid, Hamza Souidek…
SCENARIO : Jamal Belmahi, d’après le roman « Les Etoiles de Sidi Moumen » de Mahi Binebine
PHOTOGRAPHIE : Hichame Alaouie
MONTAGE : Damien Keyeux
BANDE ORIGINALE : Malvina Meinier
ORIGINE : Maroc, France, Belgique
GENRE : Drame, Thriller, Politique
DATE DE SORTIE : 20 février 2013
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Yassine a 10 ans lorsque le Maroc émerge à peine des années de plomb. Sa mère, Yemma, dirige comme elle peut toute la famille. Un père dépressif, un frère à l’armée, un autre presque autiste et un troisième, Hamid, petit caïd du quartier et protecteur de Yassine. Quand Hamid est emprisonné, Yassine enchaîne les petits boulots. Pour les sortir de ce marasme où règnent violence, misère et drogue, Hamid, une fois libéré et devenu islamiste radical pendant son incarcération, persuade Yassine et ses copains de rejoindre leurs « frères »…
Il faut dire ce qui est : le cinéma marocain aura bien mis du temps à faire parler de lui en des termes élogieux. En dehors d’ovnis comme le thriller horrifique Mirages de Talal Selhami (2010) ou le drame pseudo-mafieux Casanegra de Noureddine Lakhmari (2009), l’influence des téléfilms égyptiens à l’eau de rose sur la production nationale donnait au mieux de sympathiques chroniques (Où vas-tu Moshé ?, 2010), au pire des déclinaisons prétendument osées de ce format de chassés croisés amoureux convenus (Marock de Laïla Marrakchi, 2006, Amours voilées d’Aziz Salmy, 2008). Ces deux dernières années, néanmoins, ce sont des œuvres bien différentes qui nous sont parvenues : le maladroit mais intéressant Fissures d’Hicham Ayouch (2011) influencé par Cassavetes ou encore le sombre et âpre Sur la Planche de Leïla Kilani (2012), portrait captivant d’adolescentes pleines de rage, dévorées par leur envie d’un ailleurs. Ce bref retour sur l’état d’une production cinématographique nationale est nécessaire pour mesurer l’évènement que représente Les Chevaux de Dieu. Avec ce sixième long-métrage, Nabil Ayouch offre au Maroc rien moins que la fresque de belle ampleur que son cinéma attendait. Les influences n’y sont plus aussi cernables et délimitables que pour les cas précédents : comme pour le film de Leïla Kilani, le style est tout simplement plus mûr.
Ce qui frappe le plus ici, c’est le mélange de réalisme et de poésie avec lequel le réalisateur décide de s’emparer de son sujet brûlant. Quand bien même la lecture de son synopsis peut laisser présager le pire des pathos ou une déferlante indécente d’éléments misérabilistes à la Biutiful d’Iñarritu (2010), les excès du film tiennent à la rigueur à sa stylisation narrative et visuelle (le passage du temps de l’enfance à celui de l’adolescente, effectué en un parallèle un peu lourd), en tout cas bien plus qu’aux excès de l’écriture du drame. Il est clair que Les Chevaux de Dieu peut être appréhendé comme le pendant mélodramatique d’un film d’une grande sécheresse tel que La Désintégration de Philippe Faucon (2012), également centré sur les rouages de l’embrigadement idéologique menant au terrorisme. Mais c’est un mélodrame de qualité – doublé d’un thriller haletant – qui nous est livré, de ceux qui savent nous faire tolérer leurs tournants dramatiques à priori plombants en suscitant notre attachement aux personnages, facteur-clé de notre investissement émotionnel et donc du fonctionnement global de l’œuvre.
La qualité de l’étude de caractères va de pair avec une finesse de l’observation sociale du bidonville de Sidi Moumen à Casablanca : ces deux aspects interpénétrés du film tentent de reconstituer au moins une part du processus moral, idéologique et économique d’engagement dans des groupuscules extrémistes. Le marasme social alentour s’impose bien sûr comme un terreau propice à toutes les déviances. Mais le personnage de la mère des deux protagonistes, Hamid et Yassine, montre qu’un radicalisme est « dans l’air » et pas seulement cantonné à de jeunes générations plus manipulables : les excès de la ferveur religieuse constituent aux yeux de bien des croyants du coin une sorte de droiture dans la pauvreté, une dernière échappatoire au dégoût de soi… Ayouch pointe également les limites de la dite ferveur, ce franchissement d’un degré de pauvreté qui fait qu’une mère puisse se réjouir de voir son fils de douze ans ramener de l’argent à la maison sans prendre le temps de se questionner sur la provenance de celui-ci.
Le réalisateur tisse un entremêlement des rapports entre protagonistes, chargé d’ambiguïté, comme système de causes entraînant la dérive vers l’extrémisme. Là où d’autres verrouillent l’itinéraire de leurs personnages par trop de déterminisme ou de facilités scénaristiques (voir les films pesamment construits de l’Algérien Merzak Allouache), Nabil Ayouch ouvre au contraire son histoire de deux manières. D’abord sur l’extérieur, par des questionnements sociétaux annexes : le passé guerrier du père grabataire offre une mise en perspective nationale et historique du rapport à la violence, tandis que l’homosexualité latente de l’ami de Yassine laisse supposer que le jeune homme puisse céder à l’extrémisme comme à un moyen puissant de refoulement. L’ouverture s’opère également sur l’intérieur, sur les tréfonds de la conscience des personnages. C’est là un espace qui est laissé au spectateur, à son imagination : quelles sont les motivations profondes de chacun? quelle est la part de lucidité conservée? quel sens donner au geste final de Hamid ?
Ayouch sait ainsi s’émanciper de la lourdeur attendue du traitement de son sujet par la multiplication de petites ouvertures thématiques pertinentes et par un attachement aux personnages et à leur ambiguïté mais également, sur un plan plus formel, à une forme de poésie que l’on évoquait. A la faveur d’un soleil éclatant, les impressionnants plans aériens peuvent parfois faire des bidonvilles de Sidi Moumen un océan de couleur grise d’où s’échappent envers et contre tout quelques reflets ou tâches de couleurs vives, comme autant d’espoirs potentiels clairsemés dans une misère qui continue de l’emporter (pour 15 000 nouveaux habitants dans ces bidonvilles de Casablanca chaque année, 1 000 seulement en sortiraient!). On pense également à cette capacité à monter ensemble la liesse (une cérémonie de mariage emmené par une prostituée) et le drame (le viol du fils de la prostituée auquel on fait payer le métier avilissant de sa mère) sans que l’un ne parvienne à contaminer tout à fait l’autre, le tout débouchant sur une étrange puissance émotionnelle… Plus classique (tout Oslo, 31 Août de Joachim Trier reposait là-dessus) mais néanmoins efficace : cette capacité à capter une beauté que les personnages, eux, refusent de voir, celle de la nature dont on se doute qu’Ayouch l’extrapole à toute vie humaine lors de ces scènes lumineuses qui précèdent le départ en ville. Les personnages semblent alors baigner dans une sorte de grâce diffuse qu’ils s’apprêtent pourtant à anéantir avec détermination, à moins qu’elle ne leur revienne in fine…