Les anges déchus

REALISATION : Wong Kar-wai
PRODUCTION : Block 2 Pictures, Jet Tone Films, ARP Sélection
AVEC : Leon Lai, Takeshi Kaneshiro, Michelle Reis, Charlie Yeung, Karen Mok, Chan Man-lei, Chan Fai-hung, Kong To-hoi
SCENARIO : Wong Kar-wai
PHOTOGRAPHIE : Christopher Doyle
MONTAGE : William Chang, Ming Lam Wong
BANDE ORIGINALE : Frankie Chan, Roel A. Garcia
ORIGINE : Hong Kong
GENRE : Drame, Policier, Romance
DATE DE SORTIE : 5 mars 1997
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : À Hong Kong, un tueur à gages désillusionné s’apprête à remplir son dernier contrat, mais il doit d’abord surmonter l’affection de sa partenaire, qu’il voit rarement. Dans une errance nocturne sordide et surréaliste, il croise le chemin d’une fille excentrique et d’un muet qui essaie sans arrêt d’attirer l’attention sur lui…

« Je voulais que le spectateur se sente entraîné dans un labyrinthe, dans lequel il rentre sans s’en rendre compte, et dont il ne peut plus sortir. Que le film soit à la fois claustrophobique et ludique. Le film oscille toujours entre deux humeurs. C’est parce qu’il montre les deux côtés de la pièce […] Il y a beaucoup de voix « off ». A cause de leur solitude, les gens se parlent à eux-mêmes, plus souvent qu’ils ne parlent avec d’autres… »

Wong Kar-wai

Dans la mesure où Chungking Express était déjà en soi un dédale où sentiments, sensations et perspectives se noyaient dans un bain graphique commun, il serait très facile de croire à une redite. Sauf que la réalité est tout autre. Pour la petite histoire, l’intrigue des Anges déchus devait être à la base la troisième histoire de Chungking Express, mettant en scène un tueur à gages et une femme qui lui sert d’impresario (avec désir amoureux en sourdine entre les deux). Or, comme les deux autres histoires avaient suffisamment de matière pour tenir la longueur sur un peu moins de deux heures, elle fut purement éjectée du projet. Au point de former un an plus tard l’unique trame des Anges déchus. On pouvait donc légitimement s’interroger : en quoi une telle histoire pouvait-elle se suffire à elle-même à l’échelle d’un film entier ? La réponse était très simple : ce n’est pas une question qui vaut la peine d’être posée quand le film en question est réalisé par Wong Kar-wai. Parce qu’avec lui, un début d’idée de scénario tenant sur une moitié de confetti peut se retrouver étiré et enrichi de diverses manières, en tout cas au gré de ses intuitions durant le processus créatif. Et dans la mesure où la continuité avec son film précédent était ici assumée, il s’agissait simplement de juger cette continuité, en espérant qu’elle puisse rimer avec singularité. Etait-ce le cas ? Le mot est faible : il était question d’anges, et on avait surtout l’impression d’avoir quitté la stratosphère sous l’effet d’une curieuse drogue. Même encore aujourd’hui, on peine à mesurer l’ampleur du vertige sensitif généré par ce cinquième long-métrage.

Là encore, la sidération est active dès les premiers plans, et on sent déjà que le plafond a explosé. Tout devient prétexte à transformer le récit en puzzle survolté et l’image en créature mutante. D’un côté, la rapidité narrative qui faisait tout le sel de Chungking Express passe au niveau supérieur en accélérant le rythme façon TGV et en cultivant l’ellipse comme si chaque seconde en dépendait. C’est même à croire que Wong Kar-wai semble n’avoir cure de la fluidité des raccords entre les plans, travaillant ainsi la narration comme une structure vouée à être brisée, ralentie ou accélérée. De l’autre, la déformation des sons, des angles et des matières se retrouve ici exacerbée de toutes parts. Avec une liberté conceptuelle qu’il n’aura peut-être jamais retrouvée par la suite (bien qu’expérimentaux, ses films suivants seront plus « carrés » dans leur forme stylisée), le cinéaste enlève ici à sa caméra le statut de témoin objectif d’une situation concrète pour en faire au contraire une arme décisive, capable de percer la surface de tout ce qu’elle essaie de capter ou de frôler. Plus encore que dans le film précédent, la caméra fait cette fois-ci corps avec les entités – animées ou pas – qui peuplent l’espace. Mieux encore, elle va même jusqu’à distendre cet espace, quitte à en fausser la logique cartésienne au gré des perspectives obliques et des cadrages en courte focale. Le résultat est implacable : un film qui s’assimile de plein fouet à une transe vertigineuse, faisant adopter à son spectateur un état prompt à dérégler ses propres synapses. On exagère ? Pas du tout : à la première vision, sans connaissance préalable de l’intrigue ou des codes du cinéma de Wong Kar-wai, on ne pige rien du tout et on est totalement largué. Seule demeure – et c’est déjà énorme en soi – l’euphorie de rester prisonnier d’un labyrinthe qui nous a laissé sur le carreau.

Cette façon unique en son genre de casser l’architecture du plan pour mieux remodeler les règles de l’espace au cinéma a forcément de quoi tutoyer la logique créative d’un Tsui Hark, dont l’aptitude à révolutionner les canons du langage cinématographique n’est plus un secret pour qui que ce soit – revoyez Time and tide si vous avez des doutes. Le très gros « plus » qu’offre Wong Kar-wai par rapport au réalisateur de The Blade tient évidemment à la substance romanesque, toujours en lien avec des êtres humains gangrénés par la mélancolie, assaillis par une solitude croissante et une mémoire pesante. Tourné entièrement de nuit sans la moindre autorisation (on imagine que ça ajoute à la pression sur le tournage), Les anges déchus vise surtout à accroître le sentiment d’incommunicabilité entre les êtres, et ce en s’attachant à ceux que l’on pourrait qualifier de « oiseaux de la nuit ». Un tueur à gages (Leon Lai) souhaite en finir avec son « métier ». Une femme (Michelle Reis) lui sert de partenaire féminine – elle est son « agent » qui lui trouve des contrats – et brûle discrètement d’un désir de plus en plus ardent pour lui. Un garçon muet (Takeshi Kaneshiro) déambule dans les rues tel un Charlot lunaire sans port d’attache. Une jeune femme à la lisière de la bipolarité (Charlie Yeung) veut se venger d’un amour déçu. Une jolie punkette (Karen Mok), coiffure flashy et posture aguicheuse, guette le grand amour dans la moindre petite rencontre hasardeuse. Cinq anges déchus de leur place dans la civilisation « normale », et contraints à errer la nuit en quête d’un idéal ou d’un espoir. Sauf que tous ces agités de minuit portent en commun un terrible fardeau : ils ne se rencontrent jamais.

La relation entre le tueur et son agent est déjà un signe majeur : la seconde ne communique que par fax avec le premier, et lorsque ce dernier longe la façade de sa planque durant son trajet en métro, les fenêtres sont toutes fermées – l’agent fait le ménage chez lui tout comme Faye nettoyait l’appartement du matricule 633 dans Chungking Express. Lorsque l’agent et la punkette se croisent dans un couloir, aucun contact verbal ou physique ne s’active, si ce n’est un regard accusateur lourd de sens – la seconde drague le tueur et l’agent a reconnu l’odeur de son parfum – qui précède le moment où chacune reprend son chemin. Et plus tard, cette love-story apparente entre le tueur et la punkette se soldera par une impasse inexpliquée, comme si l’amour devait être une étoile aussi filante qu’ils ne le sont déjà eux-mêmes. C’est le règne de la solitude et de l’insatisfaction sexuelle qui prend ici racine dans chaque état d’âme issu de ces paumés de la nuit hongkongaise. Avec, en bout de course, une mélancolie qui prend le dessus et signe leur extinction programmée : bien que d’une incroyable virtuosité à jouer les flingueurs compulsifs lorsqu’il exécute ses missions (ce qui donne ici lieu à de fulgurants gunfights à la John Woo), le tueur accepte in fine un contrat qui le mènera – et il le sait – à la mort, un peu comme si effacer ce qu’il a été nécessitait d’en passer par là. Tandis que, de son côté, sa partenaire transie d’amour à sens unique se cherche un exutoire dans la masturbation. Qu’elle soit allongée sur un lit ou cambrée contre un juke-box qui crache une chanson sensuelle, elle n’est plus qu’un corps à la dérive, sanglé dans du fin latex noir, chez qui la décharge sexuelle devient synonyme d’appel à l’aide. Tous sont ainsi dans le film : des corps atteints par la solitude et la peur du contact, dont la texture assez plastique des vêtements évoque presque celle d’un préservatif. Des corps qui, en réalité, se protègent moins qu’ils ne s’isolent.

On l’aura donc deviné : la vérité de ces personnages ne surgit pas ici au travers des actions, mais au contraire de leurs postures. Rien d’étonnant à ce que Wong Kar-wai, toujours dans cette logique de court-circuitage des conventions narratives et formelles, mette un point d’honneur à privilégier les trajets et les chorégraphies, à les enregistrer dans de grands moments de pur cinétisme où la narration repasse au second plan. Le cinéaste tire bien évidemment profil d’un panel de comédiens lookés comme des gravures de mode, à qui il demande en conséquence de ne pas jouer et d’être eux-mêmes. Mais il trouve aussi une idée brillante en développant le personnage du muet : en bout de course, celui-ci se découvre soudain une âme de cinéaste et chope une caméra afin d’enregistrer de façon continue le quotidien de son père. Même brouillée par les parasites ou fragilisée par un élément intrusif, l’image enregistrée aide ici à approcher la vérité du monde et des êtres (le muet ira jusqu’à dire que « la caméra prend de la vie »), comme en témoigne ce long plan fixe en noir et blanc dans un bar – visiblement cadré à travers un filet d’eau qui coule devant la caméra – où le muet tente de se rapprocher de celle dont il s’est entiché. A noter d’ailleurs que le noir et blanc, ici utilisé au détour de quelques scènes, n’est en rien un gimmick gratuit ou voué à faire « genre ». En lien avec le parti pris quasi discursif du chef opérateur Christopher Doyle (lequel retravaille la plastique de l’image à des fins de cassure narrative), cet effet installe de petits décrochages dans des scènes où l’on sent que l’esprit des personnages s’évade ou s’apaise. Introspectif en diable, le film trouve ainsi son rythme de croisière, à cheval entre le trip sensuel et le polar existentiel.

Résumer Les anges déchus à une sorte d’œuvre jumelle de Chungking Express n’avait donc rien d’exagéré, tant les deux films se répondent sur les mêmes motifs. Les opposer sur le plus basique des schémas émotionnels (en gros, faut-il que l’image prime sur l’émotion, ou l’inverse ?) est en revanche une grosse erreur : dans les deux cas, le fond et la forme sont constamment mêlés en un tout d’une symbiose parfaite. A mesure que Wong Kar-wai repousse ses propres limites, ses personnages tirent leur profondeur et leur fascination de leur apparence, celle-ci – amplifiée par la forme – servant le fond d’un propos fort sur la solitude et l’incommunicabilité. Il convient donc là encore de faire la part des choses et de ne pas chercher la dichotomie là où elle n’existe pas. Seule compte l’euphorie à se laisser hypnotiser par une écriture cinématographique qui pulvérise l’image, déforme l’espace, dilate le temps et magnifie les émotions les plus simples – et donc les plus complexes à filmer – dans un vaste labyrinthe sensitif où chercher l’Autre revient à se perdre soi-même dans ses sentiments. En cinq films d’une force évocatrice irréelle, le génie de Wong Kar-wai est déjà si évanescent. Et sa jungle urbaine n’en finit toujours pas de nous électriser.

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