Il y a quelque temps, à propos de l’intéressant Film Socialisme, on avait déjà pu se faire une idée du décalage quasi anachronique entre la démarche sans doute autrefois puissante d’un cinéaste comme Jean-Luc Godard et les qualificatifs d’un cinéma expérimental qui, au fil des années, s’est envolé beaucoup trop vite pour que ses créateurs soient sur la même longueur d’onde. Ou comment le lièvre booste la tortue d’un coup sec jusqu’à ce que celle-ci accède à une grandeur qu’il ne retrouvera jamais. Et si l’on excepte la vigueur dont a su faire preuve le regretté Claude Chabrol tout au long de sa carrière, force est de constater que la recette reste un peu la même pour chaque cinéaste issu de la Nouvelle Vague. Et au sein de la fosse à retardataires, c’est toujours Eric Rohmer qui se fait remarquer à chaque nouvel opus. Une crainte qui s’est confirmée dès la sortie de cet ultime film, sorte d’astéroïde déroutant dont la seule existence fait figure d’exploit monumental. Mais surtout, il faut y voir le pari le plus invraisemblable jamais tenté au cinéma : une adaptation du roman pastoral de Honoré d’Urfé, L’Astrée, œuvre littéraire majeure du XVIIème siècle et gigantesque roman-fleuve dont la totalité des 60 tomes doit avoisiner les 5300 pages. Un pari impossible, tant la multiplicité des personnages et des sous-intrigues surpassait tout ce que l’on pouvait envisager, sans oublier qu’une telle œuvre était sans doute davantage connue des enseignants en lettres classiques que du grand public. Et n’oublions pas le détail le plus casse-gueule, ne serait-ce qu’en raison de l’idée d’une adaptation cinématographique : la langue. Car, dans le fond, comment traduire un tel verbiage supra-littéraire, marquée par une succession ininterrompue d’aphorismes, de proses et de poésies ?
Entre les mains de Rohmer, on pouvait pressentir que le pari valait la peine d’être tenté, le cinéaste du Genou de Claire et du Rayon vert n’ayant jamais cessé de clamer que filmer le dialogue était l’épicentre de sa mise en scène. Là où l’on se pince d’emblée en découvrant la chose, c’est de constater à quel point la quête de pureté d’un artiste peut dangereusement flirter avec le grotesque, aussi sincères ses intentions puissent-elles être. Joie immense : que l’on aime ou non le cinéma d’Eric Rohmer, Les amours d’Astrée et de Céladon tend à compliquer l’exercice critique en raison de sa dimension totalement inclassable, de l’étrange économie de filmage qui se déploie sur près de deux heures de film (une habitude chez le cinéaste), et surtout, du large éventail de réactions qu’il peut réussir à provoquer (consternation, éblouissement, hilarité, désintérêt, et j’en passe). En tout cas, une chose est certaine : pour ne pas se tromper sur sa vraie perception, il est nécessaire de voir le film deux fois, la première vision étant à coup sûr celle qui, comme Céladon envers sa belle Astrée, aura vite fait de dissimuler sa vraie nature sous une apparence à la lisière du ridicule.
Rien que sur l’intrigue à raconter, on va se permettre quelques petits écarts sarcastiques. Passé un prologue sans aucun intérêt où l’on nous explique que les plaines du Forez n’ont pu être le lieu de tournage du film pour cause d’urbanisation (ce qui, pour la petite histoire, donna lieu à une petite affaire judiciaire dont Rohmer sortira blanchi), nous voilà donc transporté dans la Gaule antique, au temps des bergers et des druides, en pleine campagne. Un paysage sans goudron, sans détritus, sans poteau électrique, sans tracteur et même sans Jean-Pierre Pernaut, où tout le monde s’habille avec des chemises de nuit dénudées (pour les filles) et des imitations de braies gauloises achetées chez Prisunic (pour les garçons), où les uns jouent du luth pendant que d’autres récitent des poèmes, et où l’on danse au beau milieu des prairies (pas de la tectonik, je précise…). Enfin, bref, c’est donc là que la jeune et jolie bergère Astrée (Stéphanie Crayencour), doutant de l’amour fidèle que lui porte le beau Céladon (Andy Gillet), congédie ce dernier à la suite d’une méprise amoureuse. Détruit par ce terrible aveu, Céladon se jette fissa dans un torrent d’eau pour mettre fin à ses jours. Bon, ça risque d’être un peu difficile, vu qu’on y voit surtout une rivière paumée avec un peu de courant, soit le genre de baignade que n’importe quel visiteur de Center Parcs se tape au quotidien. Après moult réflexions scientifiques sur le principe d’Archimède et une étude approfondie de la profondeur des rivières du coin, le verdict est clair : c’pas possible d’couler dans c’genre d’ruisseau, où y a plein de khâyoux tout au fond de la rivière, comme dirait Francis Cabrel. Bingo : un peu plus loin, voilà que trois nymphes retrouvent le suicidaire évanoui et étendu sur le bord d’un rivage, trempé de la tête aux pieds, sans blessure ni hématome, avec des vêtements même pas déchirés. Et décidément, c’est fou tout ce qu’il peut y avoir de filles peu vêtues dans ce genre de coin campagnard…
Mais que l’on se rassure, la suite est encore plus improbable : plutôt que de demeurer auprès de ces trois beautés fringuées en toge romaine qui semblent absolument transies de désir pour sa gueule d’ange et son physique d’Apollon, le bôgoss se décide à reconquérir Astrée tout en restant dans l’ombre. Il aura même recours au stratagème ultime dès lors que celle-ci se présentera de nouveau à lui : se travestir en fille, ce qui finira même par créer chez Astrée une attirance physique palpable envers lui (enfin, elle… euh non, lui… oui, bon, on s’en fout). Le procédé est édifiant, vu que malgré un physique relativement androgyne (donc adapté), l’acteur Andy Gillet se transforme alors en clone rajeuni de Carole Bouquet, ce qui nous vaut de sacrés fous rires. Ne manque plus que les poèmes chantés ici et là par quelques fans de Francis Lalanne, sans oublier une petite dose d’érotisme soft pour que vers le zénith du ridicule puisse alors monter encore un peu plus cette sacrée Gaule… Oui, bon, je sais, c’est un peu facile, mais je n’ai pas pu m’en empêcher… Bon, résumé comme ça, la simple idée de passer deux heures avec des acteurs en roue libre qui débitent un charabia pseudo-poétique sans être un tant soit peu crédibles pourrait faire peur, le passé simple et l’imparfait du subjonctif étant tellement sollicités qu’il y a là de quoi refiler des cauchemars aux élèves d’Entre les murs. En guise d’apéritif, voici quelques magnifiques spécimens de ce que vous pourrez entendre dans le film :
« Oh Céladon, pardon, quels couteaux tranchants sont tes paroles en mon âme ! »
« Après que vous eûtes gagné à la course, la femme qui vous parle fut celle qui vous donna pour prix une guirlande de fleurs. »
« Il faut que vous sachiez que les bergers sont hommes aussi bien que les druides et les chevaliers, et que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, étant tous venus d’ancienneté de même tige. »
« Après vous avoir blâmé de ne point pleurer, je crains à présent que vous ne pleuriez trop. »
« Nul ne peut sortir étant un cercle rond, qui a partout son commencement et sa fin, voire même qui commence où il finit. »
Même dans l’inénarrable Vercingétorix de Jacques Dorfmann, on n’atteignait pas un tel niveau d’excellence dans l’art du dialogue pompeux. Attention, il convient de ne pas non plus généraliser au risque de paraître réac : non pas qu’un dialogue très littéraire puisse être forcément synonyme de ringardise sur un écran de cinéma (revoyez Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, où l’art du dialogue touchait au sublime), mais sans un casting réellement bétonné dans l’art de la diction et sans une réalisation vivante qui harmonise le dialogue pour en renforcer l’énergie interne, c’est mission impossible dès les cinq premiers mètres de pellicule. Et question casting, le film nous offre la sensation d’avoir révélé au grand jour la smala des abonnés à vie au Gérard de la pire interprétation : aux côtés d’une poignée d’acteurs confirmés sans aucune expressivité (notamment Cécile Cassel et le regretté Jocelyn Quivrin), il faut surtout se farcir des comédiens sans doute extraits d’une troupe théâtrale lambda qui débitent leur texte à la virgule près sans jamais le rendre vivant, les plus beaux spécimens étant sans hésiter la fadasse Stéphanie Crayencour (récemment revue dans Les Mythos) et un ménestrel cartoonesque défoncé au crack qui (sur)joue du luth en écarquillant les yeux comme dans un sketch de Michel Leeb. Le reste n’aide pas à sauver la projection, entre des scènes en intérieur dignes d’un porno-soft italien des années 70, une poignée de plans fixes sur des planches ou des troncs d’arbres où sont gravés des textes poétiques (merci aux acteurs de le réciter à haute voix, vu qu’on est trop cons pour savoir lire !), et plus incongru encore, une voix off qui débarque sans crier gare au bout de vingt minutes, uniquement pour surligner par les mots ce que l’image présente déjà comme une évidence lorsqu’elle s’attarde sur une peinture de Vénus s’agrippant aux cheveux de Saturne (on parle des divinités romaines, pas des planètes !).
Et pourtant… Passé un premier visionnage que l’on aura vite fait de comparer à un shoot de LSD aussi hilare qu’inoffensif (les allergiques au verbiage littéraire y verront surtout l’équivalent d’un suppositoire médiéval sur pellicule), la seconde tentative fait un autre effet, laissant les fous rires assez loin dans le rétroviseur pour révéler tout de même un ovni cinématographique duquel se dégagent ici et là de vraies beautés. Du coup, celles-ci étant en conflit permanent avec la menace pourtant bien réelle du ridicule le plus total, on se prend à se demander sans cesse si tout cela était censé être sérieux à la base, si Eric Rohmer ne s’était pas volontairement laissé aller dans sa quête éperdue de pureté. Avec, au bout du compte, un spectateur qui ne sait même plus sur quel pied danser. Pourtant, il danse. N’importe comment, mais il danse. Un peu difficilement, parfois, surtout au travers de quelques joutes philosophiques entre les tenants de l’amour libre et ceux de l’amour fidèle, où l’opposition entre le corps et l’âme donne lieu à des affrontements pesants sur la question de l’amour, qu’il soit au singulier ou au pluriel, parfois à la limite de la branlette intellectuelle. Néanmoins, entre deux discussions un peu trop archaïques pour ne pas paraître foncièrement décalées, on retrouve l’une des indéniables qualités de la filmographie rohmérienne : ce goût de l’éblouissement parfois impromptu, au détour d’un plan, d’un son ou d’une ambiance, ici magnifiquement retranscrite par la photographie de Diane Baratier.
Si les films du cinéaste abordent souvent le thème de la rencontre amoureuse ou du jeu de la séduction, la façon dont il réussit à capter là-dedans un sentiment amoureux en se focalisant parfois simplement sur le rapport à la nature est assez brillante (dans le même genre, Pascale Ferran avait réussi la même chose avec Lady Chatterley). Et à travers la mise en scène, usant aussi bien du panoramique pour les espaces larges que du plan fixe pour les espaces plus fermés, sans oublier de superbes jeux de lumière d’une extrême simplicité (voir comment l’apparition aléatoire des rayons du soleil sur un visage suffit à révéler les états d’âme d’un personnage), Rohmer touche à une forme épurée de l’art poétique, d’autant que le décalage bucolique et temporel dont il fait preuve constitue un acte de cinéaste tout à fait audacieux. Après, la médiocrité des acteurs (on insiste !) et le choix du format 1.33 parasitent considérablement le charme du projet, et on ose à peine imaginer la puissance picturale que le format Scope aurait pu conférer à cette histoire somme toute assez fantaisiste. Pourtant, voilà, aussi ridicule puisse-t-il paraître au premier regard (et encore un peu à la seconde, avouons-le), le dernier film de Rohmer est presque un défi lancé au critique, doublé d’un geste si culotté que personne n’aurait jamais osé le tenter. Et ça mérite d’être salué.
Réalisation : Eric Rohmer
Scénario : Eric Rohmer
Production : Eric Rohmer, Jean-Michel Rey, Philippe Liégeois, Françoise Etchegaray
Bande originale : Jean-Louis Valéro
Photographie : Diane Baratier
Montage : Mary Stephen
Origine : Espagne/France/Italie
Date de sortie : 5 septembre 2007