Le vol des cigognes

REALISATION : Jan Kounen
PRODUCTION : EuropaCorp TV, Canal +
AVEC : Harry Treadaway, Clemens Schick, Perdita Weeks, Rutger Hauer
SCENARIO : Denis McGrath, Jean-Christophe Grangé
PHOTOGRAPHIE : Lance Gewer
MONTAGE : Florian Vassault, Anny Danché
BANDE ORIGINALE : Eric Neveux
ORIGINE : France
GENRE : Thriller, Drame
ANNEE DE SORTIE : 06 mars 2013
DUREE : 3h10
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un ornithologue suisse est retrouvé mort d’une crise cardiaque… dans un nid de cigognes. Malgré cette disparition, Jonathan, l’étudiant qu’il avait engagé, décide d’assumer seul la mission prévue : suivre la migration des cigognes jusqu’en Afrique afin de découvrir pourquoi nombre d’entre elles ont disparu durant la saison précédente. Au cours de son voyage parmi les tsiganes de Bulgarie, dans les kibboutz d’Israël et jusqu’aux confins de la jungle d’Afrique centrale, Jonathan est bientôt confronté aux souvenirs terrifiants de son propre passé – ses mains portent des cicatrices de brûlures depuis un mystérieux accident. Sur le chemin de ces cigognes égarées et d’un trafic de diamants, Jonathan a rendez-vous avec sa destinée…

Même s’il continue de s’inscrire dans cette nouvelle vague de cinéastes qui, de Siri à Kassovitz en passant par Noé et Laugier, contribuent à amener le cinéma français vers de nouveaux horizons, Jan Kounen est aujourd’hui dans une phase où l’on risque d’avoir un peu de mal à le suivre. Débutée en 1997 avec le plus énervé des polars hexagonaux (Dobermann, dont la suite est actuellement en préparation), la carrière du cinéaste aura pris un tournant décisif dès le deuxième essai, Blueberry, adaptation détournée de la BD de Giraud & Charlier qui utilisait un décor hautement cinématographique (le Far West) comme prétexte à un énorme voyage mental sous l’effet de substances psychotropes. Et à partir de là, la patte Kounen semblait identifiée pour de bon : des films populaires vérolés de l’intérieur par un style visuel dévorant et développés à partir d’une approche plus « intérieure ». On ne s’en plaindra pas, puisqu’avec son tableau kaléidoscopique du monde de la publicité (99 F) et une liaison charnelle démultipliant la créativité d’une artiste (Coco Chanel & Igor Stravinsky), le réalisateur avait tout de même perfectionné sa mise en scène et donné chair à ses films les plus aboutis. Or, vu que la passion du bonhomme pour le chamanisme et les « nouvelles dimensions » est désormais connue de tous, quelle allait être la prochaine étape ? Après avoir découvert Le vol des cigognes, la menace de la redite semble s’accentuer pour Kounen. Même avec un projet comme celui-ci, conçu comme une série télévisée en deux parties (ici transformée en un seul film de plus de trois heures pour la sortie Blu-Ray), qui plus est lardé d’éléments visuels et narratifs très intéressants, on a beaucoup de mal à feindre de s’apercevoir que son cinéma a peut-être déjà fait le tour de la question depuis quelques films.

A première vue, le projet original s’inscrit véritablement dans la même démarche que le Carlos d’Olivier Assayas : une ambitieuse série télévisée qui tente d’effacer les frontières entre la télévision et le cinéma, en conférant à un matériau conçu pour la première des caractéristiques héritées du second (format Scope, tournage en 35mm, narration éclatée sur plusieurs lieux…). Du coup, le fait de découvrir le film dans sa version « continue » de 3h10 permet d’en saisir toute l’ampleur narrative et l’ambition visuelle. Outre la présence de Kounen derrière la caméra, on pouvait se réjouir aussi de la supervision de Canal+, dont la persistance à concevoir des séries diaboliquement supérieures à la moyenne n’est aujourd’hui plus à démontrer. Un seul élément pouvait inquiéter : il s’agissait d’une adaptation de Jean-Christophe Grangé. En effet, pour un Mathieu Kassovitz qui aura dynamité la narration typique du romancier par une mise en scène hallucinante, les autres réalisateurs français désireux de se frotter à un tel matériau (notons Chris Nahon et Guillaume Nicloux) se sont mangé le mur avec une sacrée violence. A vrai dire, le souci est toujours le même avec Grangé : fascinantes et très agréables à parcourir si l’on se limite à tourner les pages d’un roman, ses intrigues se révèlent si tarabiscotées et complexes que leurs transpositions sur grand écran nécessitent des tunnels d’explication ou obligent leurs cinéastes à faire d’horribles sacrifices au niveau du scénario. L’approche de Kounen sera différente : à cette intrigue bizarroïde où une étude sur les mouvements migratoires des cigognes se mélange à un salmigondis de trafics en tous genres (organes, diamants, etc…), le réalisateur y intègre son idée d’un voyage initiatique sous acide où un jeune homme à la mémoire déconstruite élucidera les secrets de son passé par l’ingurgitation de drogues et la pratique de l’hypnose. Inutile de tenter d’en visualiser les contours, le film se révélant assez imprévisible dans sa narration, embarquant son spectateur sur des voies inattendues et provoquant ainsi des fluctuations permanentes en matière de rythme. Hélas, si cette approche sensitive du récit génère ici quelques fulgurances, elle contribue aussi à l’inégalité du résultat.

Etant donné que le roman intégrait déjà cette idée d’un jeune étudiant en ornithologie remontant à rebours le trajet migratoire des cigognes pour aboutir à la vérité sur lui-même, le film suit un mouvement narratif assez proche de celui d’Apocalypse Now, avec, en bout de course, la rencontre avec un Rutger Hauer en ersatz du colonel Kurtz à la sauce Frankenstein, lequel achèvera de faire toute la lumière sur l’enfance de son héros. Or, si la cohérence de cette intrigue sacrément chargée (sur laquelle on ne spoilera en rien les éléments principaux du final) peut parfois prêter à discussion, c’est surtout la pertinence du choix du format minisérie qui risque fort d’être remise en cause, surtout lorsque l’on apprend que le réalisateur lui-même avait renoncé à adapter le roman il y a plusieurs années (des soucis pour adapter une intrigue aussi touffue sur une durée limitée, paraît-il). On admettra que l’idée d’inclure les scènes oniriques et les hallucinations permet de contourner très efficacement l’usage de flashbacks trop explicatifs, mais les carences du scénario se manifestent un peu trop souvent, la faute à des séquences vides de sens (exemple : pourquoi ce plan d’intro où le héros motard se vide la vessie au beau milieu d’un champ ?) et, surtout, à une intrigue parallèle interminable autour d’un flic suisse casse-burnes, qui plus est interprété par un Clemens Schick à fond dans les tics et les expressions surjouées, dont le pire défaut est de n’offrir aucun contrepoint dramatique au parcours du héros.

L’ensemble du casting, par ailleurs, n’aide pas forcément à créer l’identification, l’acteur principal (Harry Treadaway, vu dans le HideAways d’Agnès Merlet) étant à peu près aussi expressif qu’un acteur d’Hélène et les garçons (bon, son étrange ressemblance avec Patrick Puydebat y est peut-être pour quelque chose…) et leurs interactions ne jouant qu’un élément finalement très accessoire dans le déroulement du récit. Pour info, on aura même un petit cameo (inutile) de Jan Kounen, venu là pour sortir une ou deux phrases en français au beau milieu d’un casting international, et un montage parallèle assez artificiel sur des extraits de From Paris with love (qui passent sur une télé) en plein coeur d’une scène d’action assez nerveuse… Au bout du compte, si l’on se permet de passer toutes ces maladresses en revue, c’est avant tout au regard de la virtuosité scénaristique dont Jan Kounen faisait preuve dans ses précédents films, et dont on espérait qu’elles se concrétisent sous une forme tout aussi éclatante. Une grosse consolation sera de constater qu’à partir du moment où le réalisateur laisse parler sa caméra et son style, le récit s’embrase et nous fait pénétrer une nouvelle dimension. Rien d’extraordinaire en soi, puisque les effets kaléidoscopiques du générique avaient déjà pris racine dans la filmo du cinéaste et que les différents effets d’altération de la conscience n’atteignent jamais la puissance sensorielle et viscérale d’Enter the void. Mais cela change radicalement la donne…

Dès que le héros subit les effets secondaires des psychotropes, Le vol des cigognes passe à la vitesse supérieure en abordant l’introspection sous un angle schizoïde, laissant alors de côté le rythme d’une narration de thriller basique pour basculer dans un autre niveau de lecture. En plus de nous donner l’impression de voir un film bicéphale qui révèle sa richesse à la moindre bascule narrative, le cinéaste installe d’emblée au cœur de la réalité une connotation psychédélique, y compris dans les premières séquences du film : entre un club SM avec des performeurs suspendus par la peau du dos (un plan hérité d’Ichi the killer ?), l’injection de détails incongrus qui tanguent vers le surréalisme décalé (dont un tueur surarmé déguisé en Rabbi Jacob !), des séquences d’hypnose où le découpage se connecte aux pulsations hallucinatoires du protagoniste, et un sidérant plan-séquence d’ouverture à la De Palma qui fait de la caméra une force invisible flottant au-dessus du héros, sa mise en scène tend à abolir les frontières du réel et nous plonge dans un étrange état second. Le temps de quelques moments furtifs, ceux où le montage juxtapose des bribes du passé sous forme de flashs sensoriels ou ceux qui se fixent sur l’aspect charnel des corps (surtout dans l’épisode du kibboutz en Israël, peut-être la meilleure partie du film), on en arriverait presque à retrouver en partie la grammaire narrative d’un Terrence Malick, libérée des contraintes du récit mais connectée au schéma interne de ses personnages (merci à la voix off). Dans ces moments-là, l’émotion affleure autant que la sidération, et permet d’entrevoir la claque que Kounen aurait pu concevoir. Mais en l’état, la réussite n’est que partielle, la faute à un résultat qui reprend malgré tout des éléments déjà abordés auparavant (et en mieux) par son réalisateur. Et du coup, l’envie de voir ce dernier s’aventurer vers de nouvelles approches du cinéma se fait de plus en plus grande.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Les amants passagers

Courte-Focale.fr : Critique de Les amants passagers, de Pedro Almodovar (Espagne - 2013)

Fermer