REALISATION : Guillaume Nicloux
PRODUCTION : France 2 Cinéma, StudioCanal, Téléma
AVEC : Jean-Pierre Darroussin, Clotilde Courau, Julie Delarme, Aristide Demonico, Stéphane Boucher, James Faulkner, Frédéric van den Driessche, Julien Rassam, Yves Verhoeven, Philippe Nahon, Jean-François Gallotte, Bruno Lochet, Michel Trillot
SCENARIO : Guillaume Nicloux, Jean-Bernard Pouy, Patrick Raynal
PHOTOGRAPHIE : Pascal Gennesseaux
MONTAGE : Stéphane Pereira
BANDE ORIGINALE : Alexander Balanescu, Laconic
ORIGINE : France
GENRE : Comédie, Policier
DATE DE SORTIE : 7 octobre 1998
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Gabriel Letourneur, alias « le Poulpe », accompagne son amie Cheryl à Morsang, petite ville balnéaire de l’ouest de la France où ses grands-parents reposent. Plus exactement « reposaient », car leur tombe vient d’être profanée. La police n’a pas l’ombre d’une piste sur les pilleurs du cimetière, mais le Poulpe se rend compte très vite que deux des profanateurs ont déjà été assassinés. Pourquoi ces adolescents sans ambition sont-ils devenus des témoins gênants ?
Cinéaste constamment inclassable, Guillaume Nicloux lâchait il y a vingt ans un parangon de série noire irrévérencieuse, vénère dans le ton et inondée de dialogues qui tabassent. Attention, ça pue du culte !
Faut-il vraiment une intrigue policière pour faire un bon polar ? La question semble idiote, certes, mais peut-être serez-vous plus emmerdé pour y répondre après avoir vu Le Poulpe. Ou même n’importe quel film du genre qui porte la signature de Guillaume Nicloux. Parce que dans le puits polardeux de l’Hexagone, voilà un type qui essaie moins de trouver un moyen de faire remonter les cadavres à la surface que de rester au fond à patauger avec, quitte à ne jamais vouloir chercher la sortie. Le truc à Nicloux, ce n’est clairement pas le whodunit basique à base de codes surexploités et de passages obligés, mais plutôt l’errance zarbie dans un scénario qui part dans tous les sens et où l’on cause cryptique plus qu’on ne parle logique. Avec une forte attention portée aux situations et aux personnages, tous deux maîtres de la structure – les premières la définissent, les seconds l’enrichissent. En somme, de la série noire que l’on déguste pour l’effet (l’instant présent) et non pour les faits (la cohérence globale), et qui se fiche éperdument des recettes prédéfinies ? C’est un peu ça. Mais il y a manière et manière de faire, et en 1998, ce film fut de ceux qui changèrent la donne, à l’instar du matériau littéraire qu’il adapta. En effet, la tactique définie en 1994 par Jean-Bernard Pouy avait du culot à revendre. En vue de donner à une certaine littérature populaire une autre gueule que celle de SAS, il lui aura suffi d’inventer un personnage d’enquêteur anar pour bâtir une série de romans policiers inédite, parangon d’une écriture sans filtre qui serait publiée à l’instinct et enrichie à chaque fois par un auteur différent (Patrick Raynal, Paul Vecchiali, Didier Daeninckx, Romain Goupil, Gérard Lefort, etc…). Si chaque auteur était tenu de titrer son épisode par un jeu de mot (nos trois préférés : J’irai faire Kafka sur vos tombes, Lazare dîne à Luynes, Don qui shoote et la manque) et de respecter la fameuse « bible » de la collection (voir encart ci-dessous), la liberté restait totale et la bienséance enculée à sec. Qu’importe, alors, si les livres donnaient parfois l’impression d’avoir été écrits avec autre chose que les doigts et parfois pire que les pieds. Infiniment supérieure parce que cent fois plus radicale, l’adaptation ciné de Nicloux – qui signa lui-même en 1996 une aventure du Poulpe titrée Le Saint des seins – aura enfoncé le clou, révélant un cinéaste couillu qui n’aime rien tant que de tout tordre – les règles, les modes, la réalité, la fiction hexagonale, ta cervelle, tes couilles, etc…
Cahier des charges de la collection « Le Poulpe »
Le personnage :
– Le « Poulpe » s’appelle Gabriel Lecouvreur, 1m85, 35 ans, né un 22 mars 1960 à Paris.
– Il a des cheveux bruns un peu bouclés, la peau blanche (tâches de rousseur sur les épaules), une musculature normale, un petit tatouage sur le biceps gauche (un « A » entouré d’un cercle datant de l’armée), de longues jambes un peu gauches et de grands bras envahissants dont il ne sait que faire (d’où son surnom).
– Il ne fait pas très attention à sa tenue vestimentaire. Il aime quand même les casquettes.
– Il a son franc-parler, mais il est cultivé – souvenirs de fac.
– Il adore se déguiser, jouer des rôles pour les besoins de son enquête.
– Il sait se battre (genre baston de rue) mais, comme disaient les gauchistes de tout poil, l’ennemi court toujours moins vite qu’une balle de revolver.
– Il a une amie, Cheryl (32 ans), coiffeuse et propriétaire d’un petit salon rue Popincourt, avec laquelle il noue et maintient des relations sexuelles et amicales, chacun restant sur la défensive. Elle est blonde, tirée à quatre épingles, un corps formidable, et peut avoir, en certaines occasions, un langage de charretier.
– Gabriel est ce qu’on pourrait appeler, sexuellement, un pervers polymorphe. Rien a priori ne lui fait peur.
Obligations de construction :
– Les deux premiers chapitres sont toujours identiques : le premier annonce le sujet en décrivant le drame (ou l’affaire) sur lequel Gabriel va travailler, le second le montrera prendre connaissance du meurtre alors qu’il lit les faits divers en buvant son café dans son bistrot préféré (Le Pied de Porc).
– Avant de se lancer dans son enquête, Gabriel devra d’abord s’engueuler avec Gérard (le patron du bar, environ 60 ans), passer ensuite chez Cheryl, et enfin rendre visite à son ami anarchiste Pedro (pour se fournir en armes et en papiers).
– Durant cette enquête, Gabriel et Cheryl peuvent avoir des aventures chacun de leur côté (ils forment un couple très libéré).
– A certains moments du récit, Gabriel peut prendre des coups, mais il sait les rendre (« Pour l’attendrir, faut taper dessus »).
– Dans le dernier chapitre, quand tout a été élucidé, Gabriel retourne boire un coup au Pied de Porc et Gérard se demande comment il a fait pour résoudre l’affaire.
On ne mettra pas plus de cinq minutes à remarquer que Nicloux, épaulé au scénario par Pouy et Raynal, s’est permis de trahir certaines des règles évoquées ci-dessus. Dès la scène d’ouverture, ce n’est pas la future enquête du Poulpe qui s’amorce, mais la découverte d’un « indice à la con » sur un énergumène assis en combinaison SM devant l’orgue d’une église. On dirait presque la fin d’une investigation à laquelle on n’aurait pas assisté, et qui, au vu de l’unique détail amusant qui la caractérise (Gabriel lui pique ses pompes blanches – futur leitmotiv du film), n’éclaire en rien sur ce qui nous attend. La seconde scène, en plus, ne sera pas celle du bistrot, mais une petite virée rapide chez Cheryl, hélas déjà très « occupée » avec une amie qui n’a pas de vêtements. A ce stade, aucune idée de l’affaire qui va occuper Gabriel durant 1h36, mais on pige quand même l’idée : la stratégie de Nicloux n’est pas de poser les bases d’une enquête naissante, mais de définir d’entrée un mode narratif où l’ellipse sera reine et où le bon mot jouera le rôle du fou. Dès le passage du bistrot, une simple contrepèterie du Poulpe donne le « la » de ce que sera le récit : l’art de la réplique qui tue, le verbe qui noie l’action, l’image qui tue le sens, la fantaisie sémantique à fond les ballons. Quant au point de lancement de l’intrigue (la tombe des grands-parents de Cheryl a été profanée par des jeunes pilleurs tout récemment assassinés dans le port d’Angerneau), on sent déjà qu’il ne sera qu’un prétexte et que les divers indices à glaner ici et là seront plus accessoires qu’autre chose. Preuve en est cet instant où un employé du cimetière profané donne à Gabriel un indice trouvé sur place, en lui disant qu’il ne sait même pas pourquoi il lui donne – c’est pourtant un bon indice. Tout ce qui importe ici, c’est la globalité, l’environnement, le tempérament. Parce que Nicloux, en digne amateur de polars où suivre un rail importe moins que de jouer avec les aiguillages, ne fait rien d’autre ici que d’amplifier la dimension libertaire et irrévérencieuse de la création de Pouy. Et pour ce qui est de tout se permettre, c’est peu dire qu’il crache la purée.
On a souvent été tenté de rattacher Le Poulpe à tout un pan de ce cinéma belge transgressif, précisément celui qui prouvait sans cesse à quel point les gars de l’autre côté des Ardennes avaient bien plus la frite au garde-à-vous que nous. A bien y regarder de plus près, c’est surtout que le film de Nicloux se rattache – sciemment ou pas – à cette tradition de films populaires des années 70, tendance Les Valseuses de Bertrand Blier ou Les Galettes de Pont-Aven de Joël Seria, où transparaissait dans chaque image l’amour des situations ubuesques, des corps féminins dénudés, des prolos aux tronches défragmentées, et des dialogues fleuris qui sentent du slip et des aisselles. Truculent à souhait, cet exercice de style chtarbé décline avec brio cette vision anar qui irriguait déjà la version papier : la France n’est qu’une terre grisâtre, la baise et la picole aident à passer le temps, les rednecks franchouillards et les pirates des PMU se lâchent dans le bon mot aviné, l’argent (toujours sale) ne circule qu’entre les mains des nantis, et la gangrène ne change jamais de visage. Sur ce dernier point, le film reste même fidèle au principe des romans en mettant le libéralisme et l’extrême-droite dans le même panier, histoire de leur tailler le plus salutaire des shorts – c’est un euphémisme. La transgression devient donc la seule loi possible, donnant lieu à de géniaux moments provoc : on joue l’Internationale dans une église, on s’habille en « T-shirt à pipe », on case la danse hystérique d’un taré entre deux scènes sans aucun rapport, on utilise une balle de revolver comme suppositoire pour trois petits loubards atteints de la « fièvre du trou de balle », on cause autant de faits divers que de boules de geisha pour assaisonner une brève de comptoir, on balance un saladier de jus de viande sur un ersatz de Marine Le Pen, etc… Conscient de cela, Nicloux fait ainsi de même avec son film, sapant les règles élémentaires de montage, de rythme ou de narration pour imposer un manifeste de la digression anar et de la fulgurance iconoclaste. Pari tenu jusqu’au bout, la verve en éruption, le verbe en érection.
Rien à foutre de l’intrigue, donc ? Apparemment non, vu le nombre de « Faut suivre l’histoire ! » qu’on nous lâche à intervalles réguliers. Que doit-on saisir de cette enquête elliptique dans laquelle sont catapultés un privé improbable, une shampouineuse nympho et un clodo ibérique perfusé au muscadet ? Déjà pas mal de connexions sous-jacentes avec la réalité judiciaire : entre une sous-intrigue à base de disparition d’enfant (le « petit Jérémie »), une série de tombes profanées sur fond d’extrême-droite et de gosses de riches (voilà qui rappelle la fameuse affaire des profanateurs de Carpentras) et une ville portuaire – un Saint-Nazaire rebaptisé Angerneau – qui draine autant de notables corrompus que de trafics de clandestins, il y a de quoi tisser des liens avec des affaires réelles. Il y a aussi cette audace de paralléliser plusieurs sous-intrigues dans une écriture ultra-rapide, non pas pour compliquer les choses mais pour faire état d’une situation complexe. Suivre le fil sans se perdre n’est ainsi possible qu’en restant focalisé sur des micro-détails visuels et sonores, et ces derniers, bien que mis en évidence dans telle ou telle scène, sont tellement aspirés par l’énergie folle du montage qu’ils invitent à revoir le film en boucle pour espérer reconstituer le puzzle. Rien ne vous y oblige, cela dit : la verve politiquement incorrecte de Nicloux et de ses coscénaristes – seule et unique âme du film – est déjà si prégnante et intense qu’elle se suffit à elle-même et supporte des visions répétées. Et surtout, il y a une galaxie de gueules-paysages qui enjolivent le tableau, allant d’une Clotilde Courau plus désinhibée que jamais jusqu’à des visages déjà aperçus chez les voisins (Philippe Nahon, Michel Trillot, Yves Verhoeven, Frédéric Van der Driessche…), et au sommet desquels trône un Jean-Pierre Darroussin carrément né pour incarner le Poulpe, du haut de ses bras trop longs et de sa sensibilité prolétarienne. Il y a là tout pour porter très haut cette ode à la beaufitude la plus crasse, pour redéfinir le verbe franchouillard en licence poétique (« A force d’enculer les poules, on finit par casser des œufs »), pour faire d’une profession de foi libertaire un gage d’expérimentation permanente, et pour défriser méchamment le brushing de la ménagère coincée, polissant sa bonne conscience face à des fictions télévisées plus hypocrites et inoffensives tu meurs. En un sens, la meilleure réplique du film résume tout : « Le génie, c’est comme les champignons : ça s’épanouit dans l’humide ».
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Bel article, la vraie formule : « il faut croire que le génie, c’est comme les champignons : ça s’épanouit dans l’humide »