Le Pornographe

REALISATION : Bertrand Bonello
PRODUCTION : Haut et Court, In Extremis Images, Telefilm Canada
AVEC : Jean-Pierre Léaud, Jérémie Renier, Dominique Blanc, Thibault de Montalembert, André Marcon, Catherine Mouchet, Alice Houri, Ovidie, Titof, Ksandra, HPG, Laurent Lucas, Jérémie Elkaïm, Thomas Blanchard
SCENARIO : Bertrand Bonello
PHOTOGRAPHIE : Josée Deshaies
MONTAGE : Fabrice Rouaud
BANDE ORIGINALE : Bertrand Bonello, Laurie Markovitch
ORIGINE : Canada, France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 3 octobre 2001
DUREE : 1h46
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Jacques Laurent est un réalisateur de films pornographiques vieillissant et quelque peu névrosé, qui a connu son heure de gloire dans les années 70. Aujourd’hui, il est forcé de reprendre son activité suite à des problèmes financiers. Quelques années auparavant, son fils Joseph avait claqué la porte du domicile familial, lorsqu’il avait découvert que son père était un metteur en scène hors norme. Le temps a passé. Jacques et Joseph vont se retrouver au moment où le père cherche comment finir sa vie et le fils comment donner un sens à la sienne…

Ce pornographe-là n’a pas grand-chose à voir avec celui de Shohei Imamura et encore moins avec un objet de scandale explicite. Pour son deuxième film, Bertrand Bonello visait plus haut et plus large.

Hein, du scandale ? Où ça ? Une fois encore, ne surtout pas se fier au titre d’un film – le piège est trop grossier – ni même à certaines têtes connues de son casting – le piège est déjà plus malin. Le sujet se veut lui aussi une fausse mise en alerte : quand bien même il est question de cinéma X ici, la scène d’ouverture met d’entrée les choses au clair par le biais d’un contrechamp dans un cinéma porno. En tant que spectateur qui regarde des spectateurs qui regardent un film X hors champ, on se doute bien que Bertrand Bonello sera moins proche de Marc Dorcel que de Sade (jouir c’est ouïr, ne l’oublions pas). Il ne faudra ici qu’un premier tiers de récit pour se faire une idée précise du vrai « sujet », à savoir Jacques Laurent (Jean-Pierre Léaud), réalisateur vieillissant de films pornographiques qui, pour cause de soucis financiers, renoue avec les plateaux de tournage après des années d’absence. Un premier tiers durant lequel Bonello aborde la question du cinéma X – et par extension celle de la représentation du sexe explicite à l’écran – comme pour mieux s’en délester et élargir ensuite son champ d’action. En conséquence, par le biais d’un montage fluide et gracieux qui coupe tout effet de distinction entre le quotidien, le tournage et le film porno lui-même, tout est ici synthétisé. On tourne dans un château qui rappelle ce décorum luxueux tant privilégié par le genre porno-chic. On enfile les enjeux narratifs convenus à base de jeune fille à déflorer ou de bodyguard qui joue les voyeurs. On engage des hardeurs – dont Titof et la sculpturale Ovidie – en les payant des clopinettes. On cumule les impondérables (casting, budget, négociation, compromission…) qui poussent à une réécriture de l’intrigue ou du plan de travail. On sollicite le réalisateur pour valider chaque détail (le look à avoir, le costume à porter, l’angle à choisir, la musique à écouter…). Et au final, on accouche d’une scène hard dont la trinité invariable et non simulée (fellation, pénétration, éjaculation faciale) se voit transcendée par un filmage (celui de Bonello !) en plan fixe, sans zoom ni tricherie, à la distance la plus respectueuse. En une demi-heure, on a semble-t-il fait le tour de la question. C’est seulement après avoir vidé son engin que le film va enfin pouvoir vider son sac.

Ce à quoi l’on vient d’assister ressemble moins à une résurrection qu’à son propre simulacre. Le regard égaré et quasi abattu de Jacques Laurent pendant le tournage de la fameuse scène X laisse entendre que quelque chose s’est perdu. Quoi donc ? D’une part, la chaleur de la pellicule 35 mm a abdiqué devant la froideur de la vidéo HD, et d’autre part, le genre a semble-t-il perdu toute sa charge subversive pour s’en tenir à une répétition mécanique de codes usités. On perçoit ainsi très bien l’angle méta par lequel Bonello a souhaité aborder le tournage/filmage de cette scène : faut-il formater consciemment une image obscène à des fins mercantiles ou évoluer vers une tout autre conception de la mise en scène ? Même effet méta par rapport au jeu d’acteur très particulier de Léaud, tant l’acteur fétiche de Truffaut se la joue ici crossover de José Bénazéraf (pape du X intello) et du cinéaste malade qu’il jouait lui-même dans Irma Vep d’Olivier Assayas, ne cessant de théoriser et de réfléchir sur le sexe en tant qu’acte politique (faire Mai 68 et pratiquer le 69, c’est kif-kif ?). Et c’est dès la réapparition de Joseph (Jérémie Renier), le fils longtemps disparu de Jacques, que les choses se précisent enfin sur le fond caché d’un film qui voit bien plus loin que son seul sujet ne le laisse croire. Longtemps fâché avec son paternel après qu’il eut découvert sa véritable profession, ce personnage réinstalle alors le récit sur le terrain de la filiation et de la transmission, en prenant soin de mêler le conflit générationnel avec le regard juste à poser sur ce présent lu comme une « époque sans fête ». Les deux camps sont alors bien définis : d’un côté, le père s’immobilise et s’enracine à force de chercher la bonne échappatoire, et de l’autre, le fils se détache et vole de ses propres ailes à force de rester en mouvement. Et comme l’un et l’autre appartiennent chacun à un groupe ciblé qui se veut autant le négatif que le miroir de l’autre, les enjeux sont clairs.

Fuyant la facilité de la comédie réfrigérante à la Kaurismäki autant que la lourdeur de l’intellectualisme bavard, Bonello opte ici pour une mise en scène réfléchie où tout est alimenté par l’effet de raccord, la superposition de motifs et l’association d’idées. Les enjeux éthiques que le film ne cesse alors de creuser tiennent dans ce pont bâti entre la rébellion sociale et morale qu’est la pornographie et le combat mené par un groupe d’étudiants pour refuser les schémas de vie imposés par la société. D’où la connexion intello-filiale qui, bien au-delà du simple passage de relais, remet en perspective la notion très (trop ?) large de « révolution ». Le cinéma X est passé du mouvement libérateur à l’industrie froide, le combat politique se définit de mille façons possibles quand les idées ne sont pas vouées à être abandonnées ou réduites à l’état de tract-détritus. Pour Jacques comme pour Joseph se pose alors une question-clé : quel territoire est-il possible d’habiter aujourd’hui ? C’est la clé d’un film moins anatomique que géographique, où la pornographie se veut à la fois centre et périphérie des enjeux, métaphore du cinéma et ligne de fuite thématique. Tout au long du Pornographe, le seul contexte du cinéma X sert la remise en question de la notion même d’obscénité (où réside-t-elle concrètement ?) et la mise en perspective de la façon dont tout un chacun peut s’adapter à son époque tout en cultivant l’art de la fugue (donc celui de la transgression). Et en bon artiste digne de ce nom, Bonello n’a de cesse que d’amplifier cet art du contraste en mettant à profit son propre vivier culturel. Par exemple, pour mieux mettre en corrélation le cinéma qu’il pratique avec les utopies qu’il explore, le réalisateur parachève le combat politique des étudiants (rejeter la violence de la lutte armée au profit du silence et de l’inaction comme seule forme de contestation possible – on voit Paris qui « se tait ») en casant dans son montage un extrait du Maître du logis de Dreyer – le cinéma muet est plus fort car il laisse la mise en scène tout exprimer sans rien dire. Même lorsqu’il intègre Vivaldi et Haendel au sein de la bande-son sur des plans de nature idyllique, le lyrisme qui en découle se veut l’expression d’une régénération possible par la beauté, d’un cinéma revivifié et réenchanté par la grâce – Terrence Malick n’aurait pas dit mieux.

Pour ce qui est de s’efforcer de puiser dans la fin tangible des utopies une forte pulsion de refus (au sens large), Le Pornographe se laisse ainsi traverser par tout ce qui pourrait élever son contenu et/ou l’élever au-dessus (au-delà ?) de son contenant. Bonello signe ainsi un film éminemment libre et fuyant, qui infuse de la légèreté dans tout ce qui paraît rigide (surtout les plans), qui suspend le sens là où le raccord entre deux images devrait au contraire l’activer, qui impose son schéma hors-la-loi là où le cinéma (a fortiori d’auteur) se veut régulé et encadré par des conventions. Un exercice kamikaze qui, forcément, ne va pas sans heurts : pour une poignée de très belles cassures à la fois plastiques et rythmiques (Joseph et sa fiancée qui filent en scooter dans les reliefs sauvages de Corse, Jacques qui médite en pleine construction de sa maison sur les images en pellicule de l’ambitieux film porno qu’il n’a jamais pu tourner), il faut se coltiner quelques effets de miroirs peu subtils. Le double exemple de la scène musicale est peut-être le plus parlant : d’abord la porno-star Ksandra qui danse toute seule dans un bar miteux (plan brillant qui crée le malaise et qui en dit long sur l’« abandon » auquel sont condamnés les hardeurs), ensuite Joseph qui s’agite en boite de nuit sur Marcia Baïla des Rita Mitsouko (c’est bidon et ça n’apporte rien). Travailler le découpage en misant sur la musicalité pure et autogérée – Bonello est aussi musicien ! – peut vite montrer ses limites, et tend ici à priver Le Pornographe du bon équilibre permanent entre le tracé de la narration et ses perspectives de fuite. Il aura fallu attendre son évanescent De la guerre, sorti sept ans plus tard, pour le voir placer le cérébral et le musical sur un pied d’égalité qui n’allait plus le quitter par la suite. Mais au moins, s’il ne dessinait pas encore les contours définitifs d’une transcendance faite film, ce second long-métrage – qui succédait à l’inégal mais intéressant Quelque chose d’organique – en offrait tout de même une très belle ébauche, touchée plus d’une fois par la grâce.

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