REALISATION : Joel Schumacher
PRODUCTION : Metropolitan FilmExport, Odyssey Entertainment, Warner Bros
AVEC : Gerard Butler, Emmy Rossum, Patrick Wilson, Miranda Richardson, Minnie Driver, Ciaran Hinds, Simon Callow, James Fleet
SCENARIO : Andrew Lloyd Webber, Joel Schumacher
PHOTOGRAPHIE : John Mathieson
MONTAGE : Terry Rawlings
BANDE ORIGINALE : Andrew Lloyd Webber, Charles Hart
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Fantastique, Musical
DATE DE SORTIE : 12 janvier 2005
DUREE : 2h16
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Au XIXe siècle, dans les fastes du Palais Garnier, l’Opéra de Paris, Christine, soprano vedette, est au sommet de sa gloire. Son succès est dû à sa voix d’or et aux mystérieux conseils qu’elle reçoit d’un « Ange », un fantôme qui vit dans les souterrains du bâtiment. L’homme, un génie musical défiguré qui vit reclus et hante l’opéra, aime la jeune fille d’un amour absolu et exclusif. Lorsque Raoul entre dans la vie de Christine, le Fantôme ne le supporte pas…
Qui veut la peau de Joel Schumacher ? A vrai dire, pas nous. Que l’on puisse vilipender le bonhomme pour le contenu infra-polémique de ses thrillers ou la médiocrité épisodique de ses réalisations est une réalité qui s’est déjà discutée, d’autant plus quand on imagine aisément les fans de DC Comics prêts à mettre sa tête à prix pour avoir transformé l’univers dark de Batman en carnaval gay-friendly. Mais comme un réalisateur décrié peut souvent laisser échapper un zeste de talent qu’on ne lui soupçonnait pas, il vaut mieux tenter de se frayer un chemin dans une chronologie peu avare en surprises, fussent-elles désagréables. Nous sommes alors en 2004, et pour Joel Schumacher, les choses s’étaient mises à tourner plutôt rond depuis une paire d’années. En effet, il aura suffit du succès critique de l’excellent Tigerland et du carton public du stressant Phone Game pour que ce tâcheron touche-à-tout soit de nouveau en odeur de sainteté à Hollywood. Que pouvait-il alors se permettre ? Ni plus ni moins qu’un authentique film-miroir, histoire d’enfiler enfin la bonne chaussure à son pied et de révéler sur grand écran ce qui, sous la chape d’un savoir-faire de faiseur, cachait en fait un curieux point de vue d’auteur schizo. Et question schizo, le projet en question se pose là : Schumacher réalise là le film qui lui était en réalité destiné depuis la fin des années 80 (il faut remonter à la sortie du vampirique Génération perdue), qui n’est autre que… l’énième relecture de l’œuvre archi-adaptée de Gaston Leroux ! L’âme du polémique Joel puiserait-elle donc toute sa sève dans une œuvre a priori bien trop impersonnelle pour lui ? C’est un peu plus compliqué que ça. Et tant mieux, car c’est là que l’analyse devient intéressante.
En prenant la relève de Rupert Julian, Arthur Lubin, Terence Fisher et Dario Argento (oups, on allait presque oublier Brian De Palma pour son méga-culte Phantom of the Paradise !), Schumacher ne visait sans doute pas à transcender quoi que ce soit. Mais si sa relecture du Fantôme de l’Opéra présente un intérêt évident, c’est d’abord parce qu’elle présente implicitement une double signature. La sienne, bien sûr, mais aussi celle d’Andrew Lloyd Webber, nabab de la comédie musicale à Broadway dont on avait gardé en mémoire la vision très libre du mythe d’Evita – on se souvient encore de la pathétique adaptation qu’en fit Alan Parker en 1996 avec la Material Girl dans le rôle-titre. En revisitant de façon là aussi très libre l’œuvre culte de Leroux sous la forme d’un véritable opéra-rock, Webber aura connu un triomphe sans précédent et vu la bande originale de son spectacle atteindre un zénith commercial encore peu égalé. Mais un divorce coûteux avec la chanteuse Sarah Brightman – également héroïne de la comédie musicale – le poussera fatalement à retarder son projet d’adaptation sur grand écran, initialement prévu avec Joel Schumacher à la réalisation.
Avouons-le, quinze ans de mise en stand-by n’étaient clairement pas un mal en soi, surtout quand on sait à quel point le style du réalisateur de Génération perdue a su se révéler opératique et démesuré dès lors qu’on lui collait un budget maousse entre les doigts. Et là, pour le coup, on va se permettre de revenir vite fait sur ces deux spécimens de blockbusters maxi-polémiques qu’étaient Batman Forever et Batman & Robin : au-delà du jugement porté sur ces deux films, la veine baroque de Schumacher semblait y atteindre un point de non-retour, faisant du too much en cascade (décors gigantesques, costumes über-sexualisés, éclairages fluo, couleurs agressives, dialogues teubés…) un parti pris revendiqué, sorte de survoltage visuel et sonore où le mauvais goût le plus total flirtait plus d’une fois avec le gros délire sous acide. On adorait ou on abhorrait, au choix, mais l’audace était bien là. Ajoutez à cela le fait que Schumacher aura commencé sa carrière au cinéma comme designer en costumes (et cela se sentait…), et l’intérêt central de ce cinéaste plus visuel qu’autre chose se devine sans difficulté. Bref, en filmant un Fantôme de l’Opéra en mode Polly Pocket avec une production design à faire tomber en syncope n’importe quel fétichiste de maison de poupées, il était clair que le cinéaste allait réellement désaper son style et sa personnalité sur grand écran.
Le résultat est-il réussi pour autant ? Impossible à dire. Il est bel et bien évident que Schumacher est bien loin d’avoir signé ici son « chef-d’œuvre » – mais arrivera-t-il un jour à faire mieux que Chute libre ? En revanche, il est beaucoup moins facile, en tout cas au premier visionnage, de saisir en quoi quelque chose a l’air de clocher à l’intérieur de chacun de ses plans, pourtant travaillés et composés avec un souci du détail que l’on ne soupçonnait pas chez lui. Peut-être déjà parce que le scénario, totalement connecté à celui de la comédie musicale de Webber et coécrit par Schumacher lui-même (aïe !), tend surtout à hypertrophier le romantisme du fameux Fantôme au détriment de l’effroi et du dégoût qu’il inspire à la jeune héroïne. Peut-être aussi parce qu’une telle boursouflure romanesque, qui plus est filtrée par des acteurs/chanteurs assimilables à des poupées, ferait davantage illusion auprès d’un parterre de midinettes de six ans, du genre à s’émerveiller en faisant chanter (avec pas mal de fausses notes) Ken et Barbie dans une pièce en plastique remplie de fausses décorations florales. C’est peut-être là que réside la haute schizophrénie du film : le réalisateur tente d’épaissir une trame allégée en plaquant sa démesure graphique dans chaque recoin de chaque photogramme, y compris quand le ton de la scène n’en réclame pas le besoin. Un peu comme si Schumacher pilotait un bulldozer rose bonbon les yeux fermés sur un champ de fleurs recouvert de bosses, et ce le plus sérieusement du monde – le second degré n’a pas sa place ici. Le défaut, c’est que l’on passe souvent de l’éblouissement à l’écœurement – et vice versa – en un simple raccord de plan. La qualité, c’est que cette hypertrophie supplante fissa le récit et aiguille les sens du spectateur vers autre chose.
Tout comme avec Batman Forever, ce banal récit de vengeance, ici couplé à un énième triangle amoureux dont on se fiche éperdument, se voit vite réduit au rang d’utilité : plus il se développe, moins on s’y intéresse. C’est que la mise en scène de Schumacher, excessive mais nullement expérimentale pour autant, en arrive à tout écraser, forte d’un souffle romantique qui fait davantage de bruit que de dégâts. Sans doute par accident, elle réussit en permanence à injecter aux moments-phares du récit une frénésie totale des couleurs, des matières, des angles et des perspectives. Chaque décor devient alors un petit théâtre rococo en soi, couplant le gothisme luxueux (pour le repaire souterrain du Fantôme) au scintillement cendrilonnesque (pour la représentation de l’opéra), aussi bien au détour de transitions fluides que de raccords plus ou moins abrupts. On préfère ici quand Schumacher fait confiance au pouvoir immersif de la transition visuelle : ses plans inauguraux qui font revivre le Paris du XIXème siècle en passant d’un format à l’autre (photo d’archive, noir et blanc, couleur) en sont une preuve éclatante. On adore aussi quand il se limite à une pure captation des scènes musicales en faisant tournoyer la caméra autant que possible – voir le grand ballet de la « mascarade ». On comprend en revanche moins son choix d’explorer frénétiquement les coulisses de l’opéra avec un montage aussi cut, sabordant ainsi de jolies perspectives où la caméra se mettait alors à tournoyer sous des escaliers en spirale – le vertige ne se ressent alors qu’en pointillés sous l’effet d’un découpage aussi chaotique.
Il n’en reste pas moins qu’en étant aussi peu précis et équilibré dans son découpage, le réalisateur parvient à rendre imprévisible ce trop-plein de sons et de lumières, quitte à ne jamais donner l’impression de vouloir s’harmoniser à un récit défini ou à une narration précise. Sans qu’il atteigne pour autant le degré de folie d’un Baz Luhrmann, force est de constater que cet excès le sauve tout en le fragilisant – on a connu des styles moins le cul entre deux chaises que ça. Et les acteurs, dans tout ça ? Un peu mi-figues mi-raisins, pleinement habités lorsque le lyrisme musical de Webber atteint son zénith (mention spéciale à l’excellente chanson-titre du film), mais assez pathétiques lorsque le dialogue et la chanson se mélangent dans une hystérie bien vaine – on jurerait alors de voir une troupe de chanteurs d’opéra amateurs sous speed qui improvisent à toute vitesse. Entre un Gerard Butler déjà plus néo-bidasse que Leonidas et une Minnie Driver en Castafiore maxi-fuchsia (avec un accent italien à se rouler en calzone sur le lino !), il faudra davantage compter sur la beauté et les octaves d’une Emmy Rossum encore débutante pour relever le niveau du casting. Ce n’est en tout cas pas au niveau du casting que Le Fantôme de l’Opéra mérite d’être jugé. Trop dégoulinantes pour être réussies, trop classieuses pour être ratées, ces 136 minutes de musical rococo ont avant tout le mérite d’autopsier une fois pour toutes la patte Schumacher et d’en livrer l’incarnation la plus digne. Polémique par action, le bonhomme a en tout cas fait son choix : viser l’excès par (mauvaise) nature, friser l’hyperbole par (mauvais) goût, quitte à déplaire à force de pervertir le déroulement du spectacle. Ici, le seul véritable « Fantôme de l’Opéra », c’est bien Joel Schumacher lui-même.