Il a déjà été question ici, dans une analyse de Running on Karma (2003), de la variété impressionnante du cinéma de Johnnie To, dont seul le pan le plus policier – sûrement aussi le plus élaboré, il le dit lui-même en interview – parvient généralement jusqu’aux salles françaises, de The Mission en 2001 à Vengeance en 2009, en passant par des années 2007 et 2008 qui auront vu sa consécration chez nous, avec pas moins de six films distribués et une rétrospective à la Cinémathèque Française ou encore à l’Institut Lumière de Lyon. To est désormais autant une valeur sûre qu’une personnalité qui demeure assez insaisissable. Quoique, il semble en fait avoir fait sienne la maxime qui a été celle, un temps, de Martin Scorsese : « Un film pour eux, un film pour moi » (voir le livre sur Scorsese par Thomas Sotinel, dans la collection Cahiers du Cinéma, 2007). « Eux », ce sont moins les producteurs (To, comme Scorsese, n’en est plus tellement à devoir multiplier les compromissions au stade du tournage ou du montage) que le public auquel il faut parfois chercher à plaire de manière simple pour mieux se permettre des œuvres peut-être plus importantes, moins évidentes. Toujours est-il qu’il vaut mieux se concentrer sur chacun de ses nouveaux films en soi que de chercher à créer des ponts entre tous, au risque de se tromper. Si continuité il y a entre La Vie sans Principe et les précédents films de To à être sortis en France, elle résiderait tout juste dans cette richesse des sentiments et des comportements humains que le cinéaste dit aimer saisir avant tout (source). Les personnages de plusieurs de ses films sont en conflit permanent avec eux-mêmes, leurs doutes et leurs dilemmes plaçant alors au cœur de l’œuvre les notions de bien et de mal. Ici, le titre est des plus explicites. Le cinéaste filme le Hong-Kong d’aujourd’hui comme un casino géant où tout le monde jouerait – ou même serait forcé de jouer – avec l’argent des autres. Teresa, employée de banque ordinaire à laquelle sa supérieure demande de faire du chiffre sans quoi elle risquerait de perdre son emploi, incite ses clients à faire des investissements risqués pour remplir ses objectifs financiers. Panther, escroc à la petite semaine et membre d’un bras armé de la Triade hongkongaise, plonge dans le monde de la spéculation boursière dans l’espoir de gagner facilement de l’argent pour payer la caution d’un de ses amis qui rencontre quelques soucis avec la justice. Enfin, l’inspecteur Cheung est un flic honnête. Jusque-là satisfait de son modeste train de vie, il a tout à coup un besoin d’argent criant lorsque sa femme verse un acompte pour acheter un appartement luxueux au-dessus de leurs moyens.
Les personnages sont pris dans cette même atmosphère déprimée qu’établit l’image froide pour laquelle opte ici le cinéaste. On perçoit très vite quelque chose de morbide dans cette grande banque dont les employés s’observent à travers les murs de verre de leurs bureaux en train de mettre consciemment en péril le bien-être de ménages mal informés. To n’hésitera pas, lorsqu’il en viendra au jour où les premiers effets de la crise financière mondiale se font sentir (mais tout ne se déroule-t-il pas ce seul et même jour? on demande à revoir le film pour s’en assurer), à filmer un ciel orageux. S’il ose ainsi la littéralité, de même qu’il donne parfois l’impression de forcer un peu le trait dans sa peinture d’une impasse à laquelle se confronte ses personnages (pour Teresa : exploiter plus faible que soi ou être licenciée), c’est que le réalisateur aime à laisser palpable dans ses œuvres le plaisir ludique qu’il a pris à les composer et qu’il veut à tout prix communiquer à ses spectateurs. Avec tout ce que cela comporte de risques d’évidence ou de lourdeur, c’est un peu la marque de ce cinéaste qui ne se cache pas d’avoir débuté au cinéma en considérant ce dernier comme une pure industrie appelée à générer du profit. L’entertainment avant tout donc.
Cette même personnalité de raconteur enthousiaste et ce souci du divertissement transparaissent à travers ce que le film a à proposer de plus percutant : une déstructuration du temps qui permet, sur un temps court habilement étiré, de jouer avec les espoirs et les déceptions – voire les arrêts nets – des personnages. Exemple le plus frappant : un personnage est agressé dans le parking sous-terrain de la banque où travaille Teresa (faire d’une banque le lieu d’un crime : on fait difficilement plus acerbe vis-à-vis du système financier). Deux scènes plus loin, le revoilà, comme si de rien n’était. Après un moment d’étonnement, on se fait tant bien que mal à l’idée d’une ellipse béante et maladroite. Avant de comprendre progressivement que cette seconde scène en question n’était que le début d’une nouvelle boucle temporelle qui ne sera destinée qu’à ramener le personnage au moment de sa chute, dans le parking de la banque. Progressivement, ce petit jeu révèle son impact décisif sur la tonalité de l’histoire : à force de remonter le temps pour les voir ramenés à une échéance fatidique que l’on connaît, on a le sentiment que, pour les personnages, tout est toujours perdu d’avance.
To joue sur ce même supplément de conscience qu’a le spectateur par rapport aux personnages pour nouer ce qui est certainement le plus grand moment de tension de son film, en même temps que la séquence la plus percutante qui soit sur le problème des subprimes qui a tant participé de la crise économique. C’est cette conversation, terrifiante dans son apparente tranquillité aseptisée, où Teresa, banquière tout sourire, tente de convaincre une vieille dame de souscrire à une formule de placements bancaires à haut risque, quand bien même son profil modeste rend la chose très peu indiquée. Ce qu’on redoute ne manque pas : très vite, la cliente est engloutie par le flot de termes économiques complexes, de taux d’intérêt et d’autres pourcentages que son interlocutrice déverse sur elle. « Je comprends tout à fait » doit-elle répondre aux explications de Teresa lorsque celle-ci est contrainte par des règles de la maison d’enregistrer leur entretien pré-souscription (un alibi incontestable). To sait alors non seulement saisir l’absurdité de la situation (un face-à-face entre deux femmes toutes les deux appâtées par le gain) mais également ce qu’elle a d’effrayant : l’interprète de la vieille cliente est formidable, et le cinéaste saisit ses regards de plus en plus effrayés à mesure que la banquière déclame son baratin, reflets d’un mauvais pressentiment qu’aucun élément de contexte (ni sa relation-client de longue date avec cette banquière, ni le café qu’on lui offre, ni le cd-rom explicatif qu’on lui fait visionner) n’est censé susciter.
A travers un dispositif finalement assez limité et pourtant exploité dans la moindre de ses ressources, le réalisateur sait mettre le doigt sur ce qui serait apparemment le plus à même aujourd’hui – dans l’état actuel de nos sociétés capitalistes – de faire se croiser des trajectoires auparavant indépendantes : la course à l’argent, la circulation constante de celui-ci, soulignée par le personnage secondaire du prêteur sur gages qui permet de lier le milieu bancaire, où il vient s’approvisionner en toute légalité avant l’orage qu’il voit venir, et le milieu mafieux dont il est un vieux membre et pour lequel il exploitera la misère des autres en prêtant à des taux d’intérêts exorbitants. Du côté de cette pègre, justement, quelque chose semble s’être brisé depuis le magnifique diptyque Election (2007) : la triade hongkongaise que To nous montre ici est loin d’avoir l’éclat de celle qu’il mettait en scène il y a encore quelques années. Ni dans le cadre plutôt cheap du restaurant dans lequel on fête l’anniversaire du boss (on apprend qu’au lieu de soixante tables il y a quelques années, la pègre doit se contenter désormais de six) ni par la mise en scène qui met tout le monde au même régime froid (comme pour souligner une précarité) la mafia locale ne trouve la moindre ampleur, ne serait-ce que le moindre vestige de la flamboyance avec laquelle elle a été montrée au cinéma jusqu’alors. Comble de cette évolution des temps : c’est à un « frère » mafieux dont le seul business consiste à recycler des cartons trouvés dans la rue que l’on vient emprunter de l’argent !
Le détail cruel qui parachève cette tendance, ce sont peut-être ces horribles chemises hawaïennes que porte Panther. Mais lui est un personnage bien à part, dont la simplicité (plutôt que de « simple », on aurait même parfois envie de le qualifier de « simplet »!) correspond en fait à une certaine droiture, à la persévérance avec laquelle il continue d’appliquer au quotidien, dans ses moindres faits et gestes, des codes d’honneurs qu’à peu près tout le monde, au sein de la Triade, a délaissés avec le temps. Oui, Panther est un traditionnaliste cerné par les pragmatiques. Dans un opus auquel il manque un peu de lignes de fuite, de perspectives, un semblant de vision du monde (mais n’est-ce pas le problème de l’œuvre de Johnnie To en général?), c’est peut-être bien là que se niche la vision amère que livre le réalisateur de la société hongkongaise contemporaine : être gangster ne rapporte même plus, comme le laissait déjà voir Election 2. Ce qu’il faut désormais, c’est du domaine « légal », on s’y enrichit tellement plus vite !
Réalisation : Johnnie To
Scénario : Ka-kit Cheung, Nai-Hoi Yau et Tin-Shing Yip
Production : Johnnie To
Bande originale : Yue Wei
Photographie : Cheng Siu-Keung
Montage : Allen Leung
Origine : Hong-Kong
Titre original : Dyut meng gam
Date de sortie : 18 juillet 2012
NOTE : 4/6