La Saveur de la pastèque

REALISATION : Tsaï Ming-liang
PRODUCTION : Arena Films, Arte France Cinéma, Homegreen Films, Pan Européenne Edition
AVEC : Lee Kang-sheng, Chen Shiang-chyi, Lu Yi-ching, Yang Kuei-mei, Yozakura Sumomo, Hsiao Huan-wen, Jao Kuo-xuan
SCENARIO : Tsaï Ming-liang
PHOTOGRAPHIE : Liao Pen-jung
MONTAGE : Chen Sheng-chang
ORIGINE : France, Taïwan
TITRE ORIGINAL : Tian bian yi duo yun
GENRE : Comédie, Drame, Erotique, Musical
DATE DE SORTIE : 30 novembre 2005
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE

Synopsis : La sécheresse est telle à Taïwan que la population est invitée à remplacer l’eau par le jus de pastèque. Elle, c’est en volant l’eau des toilettes publiques qu’elle subsiste. Lui, c’est en montant sur les toits, la nuit tombée, qu’il tente de se rafraîchir en se baignant dans les citernes d’eau de pluie. Solitaires, assoiffés, épuisés par la chaleur et le désir, ils se retrouvent pour mieux se perdre dans l’excitation torride et la saveur de la pastèque…

Consacrer un film tout entier à un fruit, c’est déjà très rare en plus d’être pour le moins incongru. Sauf quand le fruit en question, la pastèque, extérieur sphérique et intérieur rouge vif, se retrouve ici fétichisé et détourné à n’en plus finir. On en vient logiquement à démarrer les festivités en prenant soin d’évoquer la scène d’ouverture – totalement hallucinante – de La Saveur de la pastèque. Une infirmière, allongée sur un lit et toute nue sous sa blouse, apparait alors avec la cucurbitacée collée entre les cuisses, la chair rouge et juteuse du fruit bien mise en évidence pour qu’on devine le symbole. Le temps qu’un médecin (on reconnait Lee Kang-sheng, acteur fétiche de Tsaï Ming-liang) ne vienne alors jouer les presse-agrumes avec sa langue et ses doigts, histoire que la belle infirmière se torde de plaisir à mesure qu’elle est stimulée, on comprend alors que tout ceci n’est en réalité qu’un tournage de film porno. L’extase achevée, le « médecin » saisit un gros morceau de pulpe ultra-juteuse qu’il enfonce dans la bouche de sa partenaire, dont le corps en transe se retrouve alors recouvert de jus et de pépins. Et soudain, la caboche coiffée de la carcasse vide du fruit (!), le voilà qui joue les dézingueurs de clitoris tel un Rocco Siffredi au top de sa forme… Cette introduction démente ne sera que la première d’une longue série de tournages de films X, déroulés dans des lieux à la fois clos et moites, où un hardeur s’essorera jusqu’à plus soif auprès de partenaires déshydratées qui, par désespoir, iront parfois jusqu’à s’introduire des bouteilles plastiques vides un peu n’importe où. L’homme ne réussira in fine à n’en désaltérer qu’une seule, celle qu’il aime, par un jet de semence reçu bouche bée à travers une cloison. Gloups.

En général, lorsque le réalisateur taïwanais Tsaï Ming-liang se permet d’évoquer Taipeï, c’est toujours au travers d’un dérèglement atmosphérique d’ordre général : une épidémie dans The Hole, une pollution de fleuve dans La Rivière, une pluie battante dans Goodbye Dragon Inn, voire même un changement de fuseau horaire dans Et là-bas quelle heure est-il ?. Un premier point commun qui, malgré lui, en révèle un second : il est toujours question d’eau chez lui. Qu’elle soit absente ou surabondante, elle n’est en tout cas jamais soumise au bon équilibre, jamais répartie comme il le faudrait, jamais satisfaisante dans la place qu’elle occupe au sein des rapports humains. Sans doute parce qu’aux yeux de Tsaï, ce liquide qui nous constitue à 65% est un raccourci symbolique de désirs humains toujours marqués par une satisfaction contrariée (le plaisir suscite la lassitude lorsqu’il n’est pas un objet de manque). En plongeant cette fois-ci la capitale taïwanaise dans une canicule infernale où l’enjeu suprême de tout un chacun consiste à étancher sa soif (au sens large), Tsaï se fait donc plus explicite dans l’exploration de son thème. Mais pas forcément dans la mise en scène du sexe – un registre dans lequel il s’était jusqu’ici montré plus allusif qu’autre chose. Son film aborde la question de front, certes, mais par le plus juteux et le plus savoureux des moyens détournés.

Ici, face à une canicule qui va jusqu’à faire suer la terre elle-même (voir cette fuite d’eau après l’extraction d’une clé encastrée dans du goudron), chacun tente de se désaltérer comme il peut, à commencer par ces deux protagonistes aux appartements voisins : d’un côté une jeune femme qui vole l’eau des toilettes publiques pour subsister, de l’autre un acteur de porno qui va jusqu’à se baigner dans les citernes d’eau de pluie sur le toit de l’immeuble. Mais très vite, la pastèque apparaît comme le substitut idéal à cette pénurie d’eau, d’autant plus facile à absorber pour les habitants de Taïwan que le prix de son jus s’avère moins élevé que celui d’une bouteille d’eau minérale – du moins si l’on en croit les journaux télévisés qui vont jusqu’à évoquer des concours de mangeurs de pastèque et de cracheurs de pépin ! Au-delà du simple « sorbet » à manger pour se rafraîchir, le fruit rouge en vient même à devenir la plus affolante des machines à fétichiser, tant il se retrouve ici utilisé de mille et une façons. Ainsi donc, outre cette utilité de néo-cunnilungus détourné que l’on évoquait plus haut, on le porte sur la tête comme un chapeau, on le conserve chez soi ou sur soi-même comme si c’était un animal de compagnie, on le cache sous le tee-shirt pour simuler une grossesse et un accouchement, et surtout, on met en valeur ses caractéristiques visuelles (écorce verte, chair rouge, graines noires) sur des parapluies pour des chorégraphies musicales bien plus folles et désinhibées que chez Jacques Demy.

L’intérêt de tout ça n’est pas juste de jouer la carte du substitut burlesque en évoquant symboliquement l’eau et l’objet génital par le biais d’un fruit à la forme pour le moins équivoque, mais d’oser un rapprochement à la fois diffus et concret entre ce qui définit l’humain et ce qui s’agite à l’intérieur de lui. On aura souvent eu l’erreur de croire que, sous ses travers de cinéaste arty, Tsaï Ming-liang se voulait un énième peintre de la condition humaine. Mais à bien y regarder, ce sont plutôt les « conditions de l’humanité » qu’il veut titiller. Des conditions d’existence, d’abord chuchotées par une symbolique qui joue sur les passerelles sexuelles entre l’organique et le végétal, ensuite évoquées par un sens de l’atmosphère qui invite à capter sensitivement les choses plutôt qu’à les saisir par la narration, enfin cristallisées par des choix de mise en scène où le temps des gestes et des regards – souvent très long – dit tout de ce genre humain assommé par la solitude, assoiffé par son milieu, épuisé par la chaleur et le désir. Et ce genre humain, Tsaï ne le définit ici qu’au travers du corps lui-même, filmé et cadré sous tous les angles, qu’il prend soin de ramener à sa fonction première de « récipient » : on a beau essayer de le remplir avec à peu près tout et n’importe quoi (l’eau, la nourriture, le sexe, l’amour, le désir, etc…), c’est toujours l’insatisfaction qui domine chez lui. De ce fait, le choix du tournage de film pornographique comme contexte principal dans le film permet de dessiner un contraste pas piqué des hannetons : ce n’est pas parce que le sexe déroule sa mécanique avec maîtrise et talent qu’il parait moins vain et vaniteux pour autant – on sent parfois que l’acteur « bande dans le vide » à mesure qu’il tourne ses scènes.

Les parenthèses musicales du film, censées illustrer les pulsions sexuelles des personnages sous un angle très fantasmatique (exemple : l’acteur de porno devient une créature sous-marine qui chante sa mélancolie face à la pleine lune !), sont donc loin d’être aussi accessoires qu’elles en ont l’air. Leur surgissement à des articulations précises du montage aide à dessiner ce moment où la vérité du sentiment, soudain tangible et révélée, acquiert assez de poids pour écraser la force du grotesque. Là-dessus, Tsaï joue bien sûr avec cette vieille définition du 7ème Art visant à considérer une chose toujours plus universelle à partir du moment où elle est traitée par le prisme de son contraire. Et cela lui réussit, tant le dérèglement interne de chaque personnage n’est ici jamais aussi bien retranscrit qu’au travers ces chorégraphies un peu ridicules. De même que la mise en scène, abusant de la courte focale et des perspectives sophistiquées, se révèle ici des plus diaboliques pour dessiner une vérité des échanges à travers la déformation mêlée des décors et de ceux qui s’agitent dedans. On relève ici beaucoup de trajets marqués par la figure du cercle : des ponts circulaires, des escaliers en spirale, et surtout ces plans de couloirs adjacents, construits en écho selon des effets de répétition dans le découpage, et cadrés selon une perspective en « V » qui évoque presque la forme d’un vagin – on se croirait presque chez Antonioni. Il y aurait également fort à dire sur ces innombrables plans fixes, où le jeu sur le premier plan ou l’arrière-plan suffit à conférer à chaque personnage le relief d’un animal écrasé par son environnement, d’une souris piégée dans une sorte de labyrinthe intérieur. Et comment ne pas penser au cinéma de Jacques Tati lorsque l’installation d’un gag dans le cadre se fait par le biais des variations de la bande sonore et de ce jeu d’attraction-répulsion envers l’architecture moderne ?

Souvent sujet à des soupçons de vanité contemplative sans affect (on garde encore un très mauvais souvenir de ses films suivants, Visage et Les chiens errants en tête), Tsaï Ming-liang atteignait ici un zénith rare dans sa carrière, équilibrant de ce fait une audacieuse recherche thématique avec un style cinématographique ultra-radical où le spectateur avait un vrai rôle à jouer. De là à avoir envie de juger La Saveur de la pastèque comme une heureuse erreur de parcours, il n’y a qu’un pas que l’on franchit allègrement. D’autant qu’il s’agit du seul de ses films à avoir fait montre d’un vrai désir de subversion, ne serait-ce qu’au vu de cette question de la représentation de la pornographie qu’il pose. Certes, l’usage de la pastèque lui permet ici de défier allègrement la censure en cachant ce qui reste trop explicite (le film n’a ainsi subi aucune coupe à sa sortie dans les salles taïwanaises), mais ce qu’il filme est-il pour autant extérieur à la pornographie ? C’est là que la scène finale du film se doit d’être évoquée. Sans en dévoiler le contenu (à la fois glauque et grotesque sur le fond), le malaise bien réel qu’elle parvient à installer après une telle enfilade de passages burlesques a le mérite de poser un cas de conscience. Délivrance optimiste pour les deux héros ou débandade soudaine devant une obscénité qui n’est plus mise à distance ? Chacun jugera. Histoire de viser l’entre-deux, on penchera de notre côté pour l’idée d’une fusion. Celle de deux fruits si gorgés d’une sorte d’« ultra-pulpe » que leur absolu se résumait finalement à se « remplir » l’un l’autre.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
A Scene at the Sea

REALISATION : Takeshi Kitano PRODUCTION : Office Kitano, La Rabbia AVEC : Claude Maki, Hiroko Oshima, Sabu Kawahara, Nenzo Fujiwara,...

Fermer