REALISATION : Roman Polanski
PRODUCTION : Bac Films, StudioCanal
AVEC : Johnny Depp, Frank Langella, Lena Olin, Emmanuelle Seigner, Barbara Jefford, James Russo, Jack Taylor, José Lopez Rodero, Tony Amoni, Willy Holt, Allen Garfield, Jacques Collard
SCENARIO : John Brownjohn, Enrique Urbizu, Roman Polanski
PHOTOGRAPHIE : Darius Khondji
MONTAGE : Hervé de Luze
BANDE ORIGINALE : Wojciech Kilar
ORIGINE : Espagne, Etats-Unis, France
TITRE ORIGINAL : The Ninth Gate
GENRE : Aventures, Comédie, Fantastique, Thriller
DATE DE SORTIE : 25 août 1999
DUREE : 2h12
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dean Corso est un chercheur de livres rares pour collectionneurs fortunés. Sa réputation lui vaut d’être engagé par Boris Balkan, un éminent bibliophile, féru de démonologie, qui lui demande de traquer les deux derniers exemplaires du légendaire manuel d’invocation satanique, « Les Neuf Portes du royaume des ombres ». Corso relève le défi. De New York à Tolède, de Paris à Cintra, il s’enfonce dans un labyrinthe semé de pièges et de tentations. Il va peu à peu décrypter les énigmes du livre maudit et découvrir le véritable enjeu de sa mission…
Au-delà d’une matrice narrative qui mixe Hergé et Hitchcock avec brio, Roman Polanski se la joue pince-sans-rire en démystifiant l’ésotérisme sataniste. L’un de ses meilleurs films, à réhabiliter d’urgence.
Croyez-vous au diable ? Roman Polanski, lui, a depuis longtemps répondu par la négative. Ni fasciné ni emballé par le fantastique et le surnaturel en général, plutôt enclin à tout lire sous le prisme de la dérision (ce que son Bal des Vampires, parodie loufoque des films vampiriques de la Hammer, avait prouvé), mais surtout motivé à fuir ce folklore ésotérico-démoniaque qui, quatre décennies plus tôt, aura donné chair au pire traumatisme de sa vie. De là à croire que le cinéaste a depuis longtemps cessé de croire aux miracles (et qu’il s’effraie lui-même de ceux qui y croient violemment), il n’y aurait qu’un pas. Or, le film qui nous intéresse ici est un cas qui justifie la théorie tout en la compliquant quelque peu. Fiction détachée et divertissante au premier abord, mais œuvre teintée de résonances autobiographiques : ce serait donc ça, ce film-là ? N’exagérons rien. Quand bien même on guette ici très vite une nouvelle itération du principe polanskien (un individu chahuté dans un pays différent du sien), quand bien même cette idée d’un Américain cynique et vénal réduit à l’état de souffre-douleur dans une Europe cultivée – celle où le contenu d’une œuvre littéraire a davantage de poids que sa valeur monétaire – sonne comme un tacle du cinéaste envers la psyché ricaine, cette Neuvième porte est moins métatextuelle que prévu. La place qu’il occupe dans la filmo de son auteur est elle aussi délicate à cibler, même si on l’écarte d’entrée du cercle des opus mineurs, quitte à faire grincer les dents des plus blasés. Si le cinéaste renoue ici avec le thème du satanisme qui lui avait tant porté chance sur Rosemary’s Baby, hors de question pour lui d’en décalquer la formule miracle. Si le jeu de pistes mortel qu’il met en scène inclut une longue escale en France et plus précisément à Paris, ce n’est pas pour faire rejaillir des réminiscences du Locataire ou de Frantic, même si certaines scènes ont tendance à redessiner la capitale en un dédale oppressant et parcouru de personnages ambigus – la seule présence d’Emmanuelle Seigner au casting pèse lourd dans ce soupçon. Et quand au fait de façonner un thriller centré sur l’immixtion du Malin dans un cadre concret, il est préférable d’oublier Angel Heart d’Alan Parker. On dit que la plus belle ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. En gardant ça dans un coin de la tête, on a déjà ouvert la première porte. Ce sera un jeu d’enfant pour les huit autres.
Toujours très concret dans ses intentions originelles, Roman Polanski aura avoué lors de la sortie du film que les diableries de cette intrigue l’intéressaient moins que le suspense et l’humour noir, deux facettes dont il a su mieux que personne forger la symbiose dans tant de films mémorables. Cela tient très clairement à la matière extrêmement dense et labyrinthique du livre d’Arthur Perez-Reverte, Le Club Dumas, dont le film en constitue une très libre adaptation. De ce roman paru en 1993 où s’entremêlent deux enquêtes historiques, Polanski aura choisi d’exclure la première (centrée sur un manuscrit d’Alexandre Dumas) pour n’en garder que la seconde dans laquelle un authentique « mercenaire de la bibliophilie » cherche à percer le mystère du livre Les Neuf Portes du royaume des ombres, manuel satanique édité par un imprimeur vénitien du XVIIème siècle, Aristide Torchia, brûlé en place publique pour hérésie. Cet ouvrage, dont il n’existe que trois exemplaires au monde, renferme neuf gravures – chacune figurant une porte médiévale – dont certaines, signées de la main de Lucifer lui-même, permettraient d’invoquer le diable et d’acquérir ainsi l’immortalité. Ce que Polanski extrait d’une telle matière a d’abord beaucoup à voir avec cette littérature populaire qui plonge à son corps défendant un homme ordinaire dans un mystère qui le dépasse et qui l’amène à en prendre lui-même le contrôle. En somme, un acteur/spectateur qui devient peu à peu metteur en scène de sa propre intrigue. Or, si un cinéaste comme Hitchcock a déjà bétonné la règle dans le passé (revoyez La Mort aux trousses), c’est pourtant moins au cinéma qu’à la bande dessinée que La Neuvième porte nous fait penser. En particulier à celle d’Hergé, dont il décline avec brio l’incroyable rigueur rythmique et feuilletonnesque.
Difficile de ne pas reconnaître dans le personnage de Dean Corso (Johnny Depp) un réel avatar du personnage de Tintin. Mais pas un Tintin dans le genre héros immaculé et proto-boyscout, avec l’esprit de curiosité et la pureté d’âme en bandoulière. Non, plutôt un Tintin cupide, buveur, menteur, incapable de résister à l’appel de la chair, pas enclin à fermer les lieux sur plusieurs meurtres, plus intéressé par la valeur monétaire des reliques culturelles que par leur préciosité historique, et qui aurait en plus troqué la houppette sur le crâne contre une barbichette sous le menton ! Autour de ce protagoniste sans cesse malmené ou pris en filature par on ne sait qui, les clins d’œil à Hergé sont légion. On retient surtout ces deux jumeaux restaurateurs de livres qui font très Dupont et Dupond dans le look comme dans le phrasé (chacun finit ou répète la phrase de l’autre !), et surtout un Frank Langella à cheval entre Rastapopoulos et les frères Loiseau (cette quête d’authentification de trois livres n’est pas sans rappeler celle des trois modèles réduits d’un galion dans Le Secret de la Licorne). Et pour ce qui est du jeu de pistes en lui-même, c’est un voyage de New York à Paris en passant par le Portugal et la région cathare (un château fort de l’Aude s’offre ici la meilleure publicité qui soit !) qui balade son spectateur tel un gamin stimulé par un trop-plein d’énigmes et d’indices. L’analogie du « train fantôme » est assez idéale, ne serait-ce qu’au regard de ce superbe générique de début : un travelling avant qui nous place sur un rail linéaire, faisant s’ouvrir neuf portes à mesure qu’elles se rapprochent de nous. Amorcé par la plongée dans le trou laissé par un livre manquant sur une bibliothèque, embelli par la partition envoûtante et angoissante de Wojciech Kilar, ce générique est la signature du principe narratif du film. Se laisser aller (tout en fluidité !) à tant de rencontres inquiétantes et de découvertes macabres, tout en triturant une fascination croissante pour les sombres recoins de la bibliophilie : telle est l’invitation à ouvrir cette Neuvième porte. Et comme Polanski n’a pas son pareil pour maintenir (le fil de) son récit et (l’attention de) son spectateur, le tout avec un rythme nerveux et une savante dissémination des signes ésotériques, toute velléité d’analyse paraît inutile. Signalons juste qu’il excelle comme d’habitude à installer cette zone d’inconfort qui dérègle tout à coup la marche du monde, avec tout ce que cela suppose de petits zestes de paranoïa et d’étrangeté, alimentés via des silhouettes et des décors spécifiques – l’association des décors réels et des reconstitutions en studio aide à faire se confondre la réalité et l’onirisme.
A cette prodigieuse maîtrise narrative vient s’ajouter une direction artistique hors pair, au sommet de laquelle trône le travail du chef opérateur Darius Khondji, génie absolu du contraste photographique et générateur d’ambiances uniques en leur genre. On en prend le pouls dans chaque scène, mais surtout dans ce cadrage brillant où l’éclairage d’une pièce inverse soudain la transparence de la vitre d’un café parisien – rien de plus efficace pour souligner la désorientation progressive d’un antihéros trimballé à droite et à gauche – ou encore dans ces lents travellings annonciateurs d’une menace fatale ou d’une présence omnisciente. Face à tant de perfection cinétique, c’est en revanche le ton du film qui a pesé lourd dans le malentendu autour du film, lequel mérite d’être corrigé de toute urgence. Polanski cache ici bien son jeu, plus iconoclaste et malin qu’il n’en a l’air dans sa volonté de berner son monde et d’aller à l’encontre de tout ce qui semble acté. Cette impression de dissidence, d’insoumission aux codes et aux préjugés, cimente en tous points les fondations de cette Neuvième porte, sorte de vitrine d’un thriller sérieux qui n’est que le faux-semblant d’une quasi-comédie. Mais surtout film d’un athée convaincu qui fait preuve d’une conviction totale en tant que créateur d’images et d’émotions, à l’image d’un adulte qui lirait un conte fantastique à un enfant. Et si le fantastique à tendance démoniaque est ici traité au premier degré (l’ultime résolution de l’intrigue met clairement le cartésianisme à l’épreuve), c’est toute son exploitation folklorique et iconique qui se voit tordue par l’ironie et le regard pince-sans-rire de Polanski.
Ainsi, dans La Neuvième porte, on déguise volontiers la gausserie totale en sérieux papal, histoire de mieux tourner en dérision les cultes sectaires et sataniques ainsi que les conventions du cinéma bis qui les entretient. Dès la conférence inaugurale du ténébreux Boris Balkan (Frank Langella) sur le diable et les sorcières, on voit bien que la moitié de la salle pique un somme quand elle ne semble pas interloquée par ce charabia théorique. Plus loin, une cérémonie à la Eyes Wide Shut dans un manoir en pleine forêt à base d’incantations nazes et d’imagerie kitsch (robes noires, cierges allumés, pentagramme en pendentif, décorum surchargé de bibelots…) fait exploser le ridicule de ce genre de messe noire. C’est l’arrivée brutale de Balkan dans cette scène qui offre un parfait résumé des intentions de Polanski : après avoir mis fin au rituel en le ridiculisant et en zigouillant la cheftaine, l’homme provoque la fuite de l’assemblée satanique par un simple « Bouh ! ». Tant de cultes débiles et de fanatiques de carnaval reçoivent ici une gifle amplement méritée, parce qu’infligée par un cinéaste qui a fait l’expérience personnelle du Mal absolu et véritable. La distance ironique se prolonge sur le reste du film, et surtout du côté d’un casting qui singe le stoïcisme pour ensuite le saborder sans crier gare. Des exemples ? A chaque fois que Corso avance d’une case dans son trajet, il finit assommé ou désorienté comme un héros de cartoon – un registre mi-sérieux mi-éberlué que Johnny Depp maîtrise comme un dieu. Lena Olin, de son côté, manifeste systématiquement son animosité contre untel en lui sautant dessus toutes griffes dehors (il faut voir les griffures et les morsures qui accompagnent son échange post-coïtal avec Johnny Depp !), un peu comme une gamine capricieuse que l’on aurait privée de sortie parce qu’elle n’a pas été sage. Le coup de la baronne étranglée qui continue de s’agiter sur son fauteuil roulant défectueux dans un salon en feu prête plus à rire qu’à frémir. En guise de climax, Balkan offre même une immolation soi-disant indolore (mais en réalité complètement foirée !) qui se passe de commentaires. Quant à Emmanuelle Seigner, avec le karaté dans les gambettes et le lampion dans les mirettes, elle prouve à merveille que lorsqu’on parle du diable, on n’en voit jamais la queue (aussi fourchue soit-elle) mais toujours ce qu’il peut avoir de séduisant et d’attirant.
De bout en bout, sous le vernis d’une moquerie tous azimuts, le principe repose très clairement sur l’usage des clichés et des stéréotypes : les aimer est une chose, les présenter sous un jour nouveau et intriguant en est une autre. La Neuvième porte a ainsi tout du bis luxueux, certes ancré dans une tradition du fantastique européen tel que pratiqué en Angleterre, en Espagne ou en Italie dans les années 60-70, mais avec des moyens plus conséquents et un point de vue plus décalé – pour ne pas dire carrément postmoderne – sur les codes qui en font la spécificité. La farce reste plus que jamais la face cachée du baroque, ce que Polanski assume en créant des visions terrifiantes que n’auraient certainement pas renié les maestros de l’horreur ibérique ou transalpine (un pendu dans une bibliothèque, un noyé dans une fontaine, une paralytique brûlée, une saillie sexuelle d’un kitsch effarant…) et en usant de la pirouette comique pour désamorcer tout effroi. Cette virtuosité sur l’entretien d’une tension en yo-yo est à rapprocher de celle d’un alchimiste, brouillant à loisir des éléments contradictoires pour en faire ressurgir quelque chose d’inédit. Reste cette ultime révélation sous forme de pirouette polémique qui parachève le rituel (authentique) et entérine le personnage de la fille en simili-Lilith. Certains argueront que ces dernières minutes gâchent le climax attendu, comme si Polanski n’avait pas souhaité adresser un pied de nez intégral au genre et avait soudain lâché le retour au premier degré en guise de joker ultime. On opposera à cela deux arguments : d’une part l’imparable loi hitchcockienne du MacGuffin (le prétexte compte moins que ce qui le précède et l’ordonne), d’autre part le fait que cette finalisation du jeu de piste annihile le soupçon d’un Polanski potentiellement cynique envers le genre qu’il aborde (le cinéaste cherche à taquiner le genre pour le transcender et non pour l’enterrer). Si le diable existe, alors il pourrait bien donner naissance à un thriller aussi bidonné, où l’on fait mine de jouer un jeu pour mieux se jouer de lui et le rendre encore plus diabolique. D’où le fait que cette Neuvième porte, grâce à une ironie ludique et jubilatoire qui en lustre parfaitement les charnières, se ferme sans grincer.
Voyager en silence
Par de longs chemins détournés
Braver les flèches de l’infortune
Ne craindre ni la corde ni le feu
Jouer le plus grand des jeux
Gagner quel qu’en soit le prix
C’est se rire des vicissitudes du destin
Et conquérir enfin la clef
Qui ouvrira la neuvième porte
3 Comments
Si Polanski ne croit pas au diable, il n’en reste pas moins très malin….comme tu le dis parfaitement bien, tout n’est que faux-semblants. Alors si vous ne craignez pas les trompe-l’œil, ouvrez cette neuvième porte!
J’ai adoré ce film et l’analyse pointue que vous en faites est tout à fait remarquable.
J’avoue que je n’avais pas pensé à Hergé, mais maintenant que vous le dites, c’est tout à fait évident.
pour moi, beaucoup de films ( peut-être tous!) de polanski sont des oeuvres hergéennes!
A propos de hergé, dans « le locataire », le petit chien de la concierge s’appelle MIRZA!
Ne serait ce pas le même nom donné aux chiens dans « tintin en amerique » et « le sceptre d ottokar »?
A vérifier