REALISATION : Damien Chazelle
PRODUCTION : Black Label Media, Gilbert Films, Impostor Pictures, Marc Platt Productions
AVEC : Ryan Gosling, Emma Stone, John Legend, J.K. Simmons, Rosemarie DeWitt, Finn Wittrock, Tom Everett Scott, Callie Hernandez, Sonoya Mizuno
SCENARIO : Damien Chazelle
PHOTOGRAPHIE : Linus Sandgren
MONTAGE : Tom Cross
BANDE ORIGINALE : Justin Hurwitz
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Musical, Romance
DATE DE SORTIE : 25 janvier 2017
DUREE : 2h08
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Au cœur de Los Angeles, une actrice en devenir prénommée Mia sert des cafés entre deux auditions. De son côté, Sebastian, passionné de jazz, joue du piano dans des clubs miteux pour assurer sa subsistance. Tous deux sont bien loin de la vie rêvée à laquelle ils aspirent… Le destin va réunir ces doux rêveurs, mais leur coup de foudre résistera-t-il aux tentations, aux déceptions, et à la vie trépidante d’Hollywood ?
Dans une scène précise de La La Land, une question posée à Ryan Gosling fait soudain un drôle d’effet : « Comment être révolutionnaire en étant conservateur ? ». Tout de suite, ça interpelle. Parce que l’unique crainte que l’on pouvait avoir concernant le nouvel aspirateur à awards de Damien Chazelle partait d’un doute purement lié à l’activité critique : à quoi bon un énième hommage à l’âge d’or des comédies musicales US, surtout quand le trailer survend la nostalgie du rétro et la modernisation à peine chuchotée du tandem mythique Astaire/Rogers ? Il faudra très exactement 126 minutes pour avoir la réponse, et juger ainsi comment les points de suspension subtilement laissés par Chazelle depuis Whiplash ont su se transformer en ligne claire avec La La Land. Les connexions s’imposent sans se forcer : même vision d’un courant musical (le jazz) qui se cherche une modernité dans une époque riche en mutations, même passion d’un art (la musique ou le cinéma) qui se vit comme un combat de chaque instant et qui se transcende par la persistance de celui qui le pratique. Quant à cette idée de faire du neuf avec du vieux, elle est ici détournée par un cinéaste qui modernise l’hommage rétro assumé à force de le tordre par une inventivité de chaque instant, à l’image de ce que Michel Hazanavicius avait su mettre en pratique sur The Artist. La comédie musicale selon Chazelle n’est donc pas qu’un genre qu’il faut servir, mais avant tout un diamant qu’il faut polir. Parce que l’art, aussi cruel et exigeant soit-il, est bien le seul à nous donner envie de danser et de chanter sous la pluie, même lorsque la vie perd ses contrastes les plus colorés.
Chercher à tout prix la joie dans le malheur est une idée qui vous semble naïve ? Si c’est le cas, alors tant pis pour vous. Parce que La La Land est clairement le genre de film qui met le cynisme à l’amende au profit d’une naïveté pour le coup sublimée de toutes parts. Parce que cette naïveté n’est pas tant du genre à dicter l’émotion qu’à la soutenir par une mise en scène du chamboulement perpétuel, où chaque effet de surprise, chaque fulgurance visuelle et chaque intention de montage servent ici une mise en perspective de l’art comme champ des possibles à l’horizon infini. On peut presque voir le film comme une sorte de champagne pétillant en Cinémascope, où chaque état émotionnel visité découle d’un accord musical et rythmique hors du commun, que l’on apprivoise en conséquence sans chercher autre chose que le plaisir de l’instant. La scène d’ouverture, d’ores et déjà mémorable, en donne le pouls à la puissance mille : Chazelle entame alors un travelling latéral sur un embouteillage où la musique – particulièrement variée – des autoradios fait danser les conducteurs et les passagers, et le transforme en plan-séquence vertigineux qui virevolte au gré des chorégraphies sur les capots et les toits des voitures. Toute l’âme du film est déjà concentrée dans ce premier tour de force, où les aléas rageants du quotidien se grippent tout à coup au profit d’un élan fédérateur qui rassemble les courants musicaux et l’énergie festive de tout le monde dans un même mouvement. Et lorsque la chorégraphie prend fin, le plan-séquence, lui, continue, introduisant ses deux protagonistes Mia et Sebastian – présents dans l’embouteillage – par une ébauche de conflit (coup de klaxon et doigt d’honneur) qui évoluera vers plus de lumière (ce coup de klaxon deviendra peu à peu un leitmotiv amoureux).
D’un hiver à l’autre (les saisons sont les chapitres du scénario), ces deux personnages vont acquérir un relief que l’on n’aurait pas soupçonné. Faut-il les décrire comme de superbes incarnations hollywoodiennes dont les numéros musicaux serviraient – de façon très schématique – à réactiver l’euphorie de leur audience ? Ce serait déjà énorme, mais vite insuffisant. Ce qui les rend si proches de nous vient du fait qu’ils sont surtout des miroirs fantasmatiques, dont le statut de « rêveurs » toquera facilement à la tête et au cœur de tous ceux qui ont un jour nourri un espoir artistique dans leur vie. D’un côté, Mia (Emma Stone) aspire à être actrice, mais se limite à servir des cafés entre deux auditions foireuses. De l’autre, Sebastian (Ryan Gosling) se rêve en grand pianiste de jazz, mais se contente de jouer quelques standards dans des clubs un peu miteux pour payer ses factures. Chez l’un comme chez l’autre, l’audace et le désir de reconnaissance sont vite voués à finir menacés par le spectre du formatage : Sebastian se fait virer d’un club après avoir voulu s’écarter du répertoire imposé par son patron borné (J.K. Simmons, comme par hasard !) et intègre des groupes pop-rock insipides pour de banales réceptions (grand moment d’un Gosling évoquant un chanteur d’INXS quand Tainted Love retentit en fond sonore !), tandis que Mia, ignorée dans des auditions ternes où on l’interrompt pour un rien, s’ennuie dans de luxueuses soirées dont elle peine à épouser le « rythme de croisière » (un très beau travelling au ralenti la montre en train de marcher au milieu d’invités qui adoptent des postures de danseurs lascifs).
En stylisant aussi fortement les décors hollywoodiens les plus mythiques (studios, routes, bords de mer, collines, etc…) et en plaquant une telle lucidité sur la culture du paraître en arrière-plan de cette folle beauté visuelle, Damien Chazelle agence une matière réflexive assez cristalline sur l’image et l’ambition. Certes, montrer la face cachée de Hollywood n’a rien de très original, mais l’intemporalité du regard prévaut ici sur cette fausse impression de voir le réalisateur enfoncer des portes ouvertes. Les choix photographiques nous aident déjà à faire le premier pas dans cette lecture : l’utilisation de la couleur pastel va ici de pair avec cette logique d’un système pseudo-moderne qui reste figé dans sa logique et rejette tout début de variation (voir la couleur des murs devant lequel Mia passe ses auditions successives), de même que les éclairages tamisés, utilisés avec lucidité, isolent les personnages dans un état où leurs émotions les dévorent (notamment lorsque la pratique de leur art touche au sublime) et ce en bannissant tout ce qui les entourent – surtout les repères temporels. Monde sous cloche ou cocon protéiforme, l’Hollywood de La La Land est en tout cas une peinture mouvante, mutante, qui dicte son illusion à ceux qui bâtissent dessus leurs rêves de gloire (un poster mural d’Ingrid Bergman par-ci, une publicité pour la Caroline du Sud par-là). Mais sous l’effet d’une pulsation optimiste constante, la sensation d’un paradis bien réel perdure d’un bout à l’autre du récit. Face à l’échec qui se répète, Mia et Sebastian changent de rythme, se calent sur ce doux piano jazzy à la Woody Allen qui accompagne leur errance dans ce Hollywood ensoleillé, histoire de rester fidèles à leurs rêves. Quitte à finir par s’éloigner l’un de l’autre…
Par le biais d’un équilibre irréprochable entre légèreté et mélancolie, La La Land bascule alors dans un registre proche des Enfants du Paradis de Marcel Carné, où la puissance romanesque de l’intrigue découlait de ce moment fragile où l’ambition et les sentiments ne résistaient pas à l’envie d’emprunter des voies divergentes. La confusion réciproque chez Mia et Sebastian entre désir d’être et désir de faire devient alors le moteur émotionnel du film, et Chazelle met d’ailleurs cartes sur table au travers d’une scène de dispute automnale où un tourne-disque à l’arrêt illustre le blocage amoureux et où un gâteau carbonisé reflète une ambition personnelle trop croissante chez l’un comme chez l’autre. De là découle le déni des idéaux : voir comment Sebastian trouve le succès en intégrant un groupe de jazz branché qui abuse de sons électroniques et de scénographies clinquantes. Mais plus que tout, le cinéaste sert ici sur plateau en or massif le même regard émerveillé d’un Carné qui, sans être dupe de la vérité, préférait toujours utiliser l’art pour célébrer les apparences. Toutes les déviations stylistiques du récit – ici traitées sous forme de chorégraphie musicale – deviennent alors des moments de stase, heureux et/ou tragiques, qui célèbrent autant la vie que sa représentation.
Dans La La Land, on s’amuse d’une drague dansante à l’aurore sur les hauteurs de Mulholland Drive, on s’émeut d’entendre Ryan Gosling siffler et chanter City of Stars sur une jetée face à un ciel myrtille (on parie que vous allez faire pareil en sortant de la salle ?), on frissonne de plaisir en voyant deux mains se toucher dans un cinéma alors qu’un dialogue du film projeté évoque le magnétisme des pôles, on a le corps qui se met tout doucement à bouger face à deux amoureux qui valsent dans l’observatoire Griffith sur fond d’un orchestre à la Fantasia, on commence à avoir les rétines trempées devant deux ombres chinoises qui dansent dans les étoiles, et on pleure lorsque Mia, le visage centré dans un cadre sans aucune lumière, chante un souvenir tragique au cours d’une audition ultime qui amorcera enfin sa rencontre avec le succès. Sans oublier le torrent de larmes final, sorte de smash narratif génialissime où Chazelle ose une évocation mélancolique des regrets d’une existence, traitant chaque phase de cette vie fantasmée dans un style graphique différent (scénographie théâtrale, peinture expressionniste, ombres chinoises, etc…), de façon à ce que joie et tristesse ne puissent plus se différencier. Retrouver un tohu-bohu émotionnel de ce niveau-là risque d’être difficile en 2017.
La vérité par le mensonge : ce qui constitue le fondement premier de l’art cinématographique est très précisément ce qui régit de A à Z la fibre émotionnelle de La La Land. Au-delà des effets et des modes, au-delà des idées reçues sur la périssabilité des courants artistiques (ah bon, le jazz est-il vraiment une musique éteinte ?) ou le sacerdoce du métier d’acteur, Chazelle célèbre avant tout le vécu, l’intime, l’audace, la personnalité, le style, tous vecteurs de sincérité et – par extension – de talent, avec l’amour qui intervient toujours pour jouer les aiguilleurs. C’est tout, et c’est pourtant immense. Ni conservateur ni révolutionnaire, son film est un élixir qui donne à ressentir l’harmonie quasi métaphysique des sentiments et de l’art lorsque les deux tentent une danse commune. Avec l’être au-dessus du paraître et la passion au-dessus de tout, il est désormais possible pour les enfants du paradis de danser enfin parmi les étoiles qu’ils ont toujours voulu côtoyer. Fidèle à sa passion comme le sont ses deux magnifiques protagonistes vis-à-vis de la leur, artiste inventif autant que prodigieux directeur d’acteurs (Ryan Gosling et Emma Stone n’ont jamais mérité à ce point un Oscar chacun), cinéaste si jeune et pourtant déjà si haut, Damien Chazelle a réalisé son rêve. Et trouvé l’accord parfait.
3 Comments
Sublime critique. Bravo!
Une très belle critique qui nous entraîne dans les étoiles….Le film m’a également bouleversée, enthousiasmée, D’une saison à l’autre, Chazelle nous emmène dans un voyage en « apesanteur » , avec des couleurs chatoyantes et une mise en scène virtuose qui allie théâtre d’ombres, peinture contemporaine, musique , cinéma et chorégraphie. Tout à été dit sur la référence nostalgique aux mythiques comédies musicales hollywoodiennes. Mais c’est encore plus que cela…c’est d’une force émotionnelle incroyable, un plaisir visuel et sensoriel. Ryan Gosling et Emma Stone sont magiques « Parce que c’était lui , parce que c’était elle » , ces deux là se sont trouvés comme des âmes sœurs en quête de leurs rêves et de leur désir d’accomplir leur vie et leur passion. Et puis vient le temps des regrets et avec les larmes aux yeux , on se dit que c’est beau, que c’est profond et incroyablement émouvant. Merci pour cet article.
Excellent article, probablement le meilleur que j’ai pu lire sur le film, qui saisit parfaitement, je trouve les intentions du métrage, « ni conservateur, ni révolutionnaire » mais qui salue l’intemporalité du mythe hollywoodien et souligne ses travers, et ce bien solidement ancré dans son temps.