REALISATION : Terrence Malick
PRODUCTION : Waypoint Entertainment, Dogwood Films, Metropolitan FilmExport
AVEC : Christian Bale, Natalie Portman, Cate Blanchett, Teresa Palmer, Imogen Poots, Isabel Lucas, Wes Bentley, Brian Dennehy, Antonio Banderas
SCENARIO : Terrence Malick
PHOTOGRAPHIE : Emmanuel Lubezki
MONTAGE : Geoffrey Richman, Keith Fraase
BANDE ORIGINALE : Hanan Townshend
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 25 novembre 2015
DUREE : 1h58
BANDE-ANNONCE
Synopsis : « Il était une fois un jeune prince que son père, le souverain du royaume d’Orient, avait envoyé en Égypte afin qu’il y trouve une perle. Lorsque le prince arriva, le peuple lui offrit une coupe pour étancher sa soif. En buvant, le prince oublia qu’il était fils de roi, il oublia sa quête et il sombra dans un profond sommeil… ». Le père de Rick lui lisait cette histoire lorsqu’il était enfant. Aujourd’hui, Rick vit à Santa Monica et il est devenu auteur de comédies. Il aspire à autre chose, sans savoir réellement quoi. Il se demande quel chemin prendre…
Il est seul en plein désert. Il regarde aux alentours : rien. Il semble au bord d’un précipice invisible. Sa silhouette traverse les rayons perçants du soleil. Que fait-il ? Que cherche-t-il ? Il se souvient. De celui qu’il a été. De celles qu’il a tant aimées. De ceux à qui il s’est confronté. Du succès qu’il a eu dans son métier de scénariste et dans ses affaires à Hollywood. En seulement trois plans et deux idées de mise en scène, Rick (Christian Bale) s’impose d’emblée comme une silhouette ouvertement malickienne, dont les déambulations, on s’en doute, vont guider à elles seules la narration du film, de nouveau assimilable à un flux de conscience sans limitation de vitesse ou de recherche formelle. Le souvenir est décidément ce qui cimente le style Malick depuis au moins deux films, et tout au long d’une carrière sans la moindre petite fausse note, on a fini par en assimiler les contours, par en trouver les clés d’accès et par en ouvrir les portes secrètes. Il y a deux ans, on quittait Terrence Malick sur un plan terrassant : le Mont-Saint-Michel, visualisé comme le lieu-vestige d’une romance éteinte depuis longtemps, qui achevait la projection d’A la Merveille en nous laissant avec des larmes plein les yeux. Le début de Knight of Cups marque déjà une continuité en soi, puisqu’il ne sera à nouveau question que d’amour et de grâce. Et au fil d’une forme expérimentale que le cinéaste pousse encore plus loin dans sa logique mémorielle et méditative s’extraient là encore des instantanés, des bribes de vie, des mouvements diffractés qui accompagnent ce protagoniste, tellement en proie au doute qu’il en arrive à transcender la peur de l’échec par la sublimation de ses plus beaux souvenirs. Rick serait-il l’alter ego de Malick ? Nul doute que la réponse est dans la question.
Knight of Cups clôt à sa manière une trilogie personnelle et introspective, à travers laquelle le cinéaste le plus inaccessible de la planète aura pris le risque – payant – d’ouvrir grand les portes de son cœur et de son âme. Après les approches sensorielles d’une enfance tourmentée (The Tree of Life) et d’une fugue romantique (A la Merveille), ce nouvel opus apporte un surplus de nouveauté en situant son errance mentale dans le star-system hollywoodien, territoire de frime asphyxiante et de luxe dégoulinant dans lequel il est désormais si facile de perdre – et de pervertir – son âme. Mais point de cynisme épicé ici, que l’on sait prompt à agiter façon shaker la réflexion existentielle comme ce fut le cas chez David Cronenberg (Maps to the Stars et son Hollywood incestueux) ou Paolo Sorrentino (La Grande Bellezza et sa Rome berlusconienne en déconfiture). Malick est tout sauf cynique, on le sait, et dès lors que ses personnages sont assaillis par le doute (au mieux) ou par la douleur (au pire), il ne vise qu’à les faire revenir en arrière pour guetter – et quêter – une pureté sur le point de s’évaporer quand elle ne l’est pas déjà depuis longtemps. Passé, présent et futur passent donc au mixeur dans un kaléidoscope fulgurant que Malick assume pour une fois de A à Z, rompant ainsi avec la ligne narrative relativement claire de ses précédents opus.
De ce fait, Rick apparait presque comme un double évident du personnage joué par Sean Penn dans The Tree of Life : pas très bavard, visiblement marqué par un passé qu’il n’explicite jamais mais que les images nous permettent de dessiner, plus ou moins insensible à toute échange verbal ou musclé avec son entourage (on le sent toujours absent, en état second), errant ici et là à pied lorsqu’il ne roule pas en décapotable, traversé par des angoisses que les espaces vides visités suffisent amplement à cristalliser. On sait depuis longtemps que, chez Malick comme chez tant d’autres (dont Bruno Dumont, autre cinéaste à la radicalité exacerbée), investir un espace épuré de sa « faune » et vidé de son énergie interne est gage d’une déambulation instantanée dans un ailleurs mental, donc au sein d’une mémoire qu’il s’agit de recomposer. D’où cette idée d’un puzzle perpétuel qui, au lieu de se limiter à juxtaposer des bribes de souvenirs mal ajustées (Rick semble avoir le cerveau dans un sale état), choisit de faire ressurgir les fantômes du passé au détour de chaque pas effectué. Ce décor urbain, pour le coup inédit chez Malick, devient un dédale architectural quasi lynchien, activant une dérive très similaire à celle de Naomi Watts dans Mulholland Drive, où l’être aimé, furtif autant que protéiforme, surgit tel un fantôme pour mieux réactiver la beauté d’un passé enfoui.
Le degré d’utilité des dialogues frôlant logiquement le zéro pointé dans ce genre de narration elliptique, Malick ne compte une fois de plus que sur ses images – magnifiées par une Steadycam d’Emmanuel Lubezki en apesanteur non-stop – pour qu’une idée, voire une quelconque fulgurance, puisse venir s’incruster dans chaque plan. Chaque mouvement de la caméra relève ici de la quête intime, d’une recherche incertaine, d’un équilibre intérieur qui ne se révèle qu’à travers l’instabilité extérieure (il suffit d’un séisme dans son loft pour que Rick active le processus). Chaque cadre est ici un outil d’imprégnation du monde, du cosmos et de leurs mystères respectifs, qui plus est porteur d’une force symbolique évidente. Et surtout, chaque utilisation de la voix off relève d’une narration décentrée, qui fait parler l’invisible (l’âme, si vous préférez…) au lieu de paraphraser le visible (le réel que l’on investit). Il suffit d’une simple contre-plongée sur une petite ruelle noyée dans l’obscurité, observée par Rick depuis un balcon avec une voix off exprimant la peur de la damnation, pour assimiler tout le tourment intérieur du personnage. Il suffit de deux têtes silencieuses, cadrées de manière à ce que l’une ait l’air d’être collée contre l’autre (alors qu’elles sont distantes), pour que les non-dits d’une amère relation père-fils prennent une ampleur que les mots seraient incapables de retranscrire. Et il suffit de personnages qui apparaissent et qui disparaissent brutalement de la narration pour que, d’un seul coup, la mémoire fuyante de Rick se voit reliée avec son incapacité à installer un équilibre au sein de son parcours sentimental.
Vu comme ça, le choix du titre sonne comme une évidence : en plus de fragmenter la narration en différents chapitres évoquant chacun une carte de tarot (« La Lune », « L’Ermite », « La Papesse », « La Tour », etc…), Malick assimile Rick à un « chevalier de coupe », désigné par le jeu de tarot comme étant une jeune personne déterminée dans sa quête amoureuse mais qui, par peur, par lâcheté ou par immaturité, refuse de s’engager auprès de l’être aimé et, de ce fait, passe à côté de toute opportunité (« Tu ne veux pas de l’amour, tu veux juste l’expérimenter »). Ici, les femmes qui ont jonché le parcours de Rick (on y voit pêle-mêle Natalie Portman, Cate Blanchett, Imogen Poots, Teresa Palmer, Freida Pinto, Isabel Lucas, etc…) sont tout sauf des figures interchangeables, de même que les hommes de sa vie, père cruel (Brian Dennehy) ou frère malchanceux (Wes Bentley), échappent au spectre du « souvenir caméo », aussitôt vu aussitôt zappé. Il s’agit avant tout de figures spectrales qui vivent en lui, dont chaque apparition ne fait que rendre plus fatal encore le moment où elles vont de nouveau disparaître, avalées par des limbes bien trop vastes, fragmentées dans des souvenirs impossibles à recomposer.
C’est là que le film touche au sublime : puisque le souvenir d’un amour brisé ou d’un proche disparu ne peut se reconstruire autrement qu’en aboutissant in fine à l’arrivée du moment fatal de la « rupture », autant passer outre cette dernière. Malick a beau donner la sensation – éminemment trompeuse – de filmer du néant ou de considérer la vie de son protagoniste comme un étalage de vacuité clinquante, son optimisme le pousse à refuser tout fatalisme. La sensation mêlée d’un profond gâchis et d’un terrible vide existentiel laisse donc ici la place à un retour vers les instants les plus positifs, plaçant le moment de la rupture au début pour privilégier l’amour fou qui le précède (dans le chapitre avec Cate Blanchett) quand il ne s’agit pas carrément de les évacuer par des coupes franches et des ellipses brutales (dans à peu près tous les autres chapitres). Et la caméra de Lubezki se met alors à danser autour d’eux, à célébrer la beauté du sentiment amoureux, comme s’il s’agissait de les isoler dans un cocon qui les transcenderaient. Même lorsque Malick joue sur la multiplicité des formats (35mm, 65mm, caméra digitale, grand angle, Scope : un festin visuel !), leur intimité se révèle si proche de nous qu’elle fait bouillir tous nos sens – surtout le toucher. De quoi rabattre une fois pour toutes le caquet de ceux qui ne voient dans l’exaltation romantique de Malick qu’un énième prêchi-prêcha new age à deux balles – l’absence de dialogues pompeux et la pureté indétrônable de la mise en scène invalident sans cesse cette lecture bêta.
Danser avec la Beauté est ici la règle du jeu. La préserver est une nécessité vitale. Plus Rick revient en arrière, plus son âme lui impose de ne garder en tête que les plus beaux moments pour espérer retrouver la paix et l’équilibre. Or, la beauté est ici une notion complexe, qui plus est dans un lieu aussi spécial qu’Hollywood. Entre des shootings de mode où pullulent les top-modèles déshabillés, des strip-clubs noyés sous de violents néons bleutés et des fêtes luxueuses avec autant de champagne dans les verres que d’eau chlorée dans les piscines, on peut envisager l’hypothèse d’un Malick attiré par le caractère glauque d’une cité des rêves désormais connue pour mouliner surtout du cauchemar en boucle. Or, le cinéaste se contente ici de survoler cette faune, de serpenter d’un personnage à l’autre (surtout des femmes), de s’aventurer dans un dédale de tentations et d’apparitions qui, le temps d’un regard ou d’une posture sensuelle, peuvent faire l’effet d’une déflagration. Là encore, il reste modeste autant que sa caméra reste libérée des lois de la gravité : un simple plan sur un vêtement léger porté par Teresa Palmer et Natalie Portman (dont la laine trouée met en évidence leurs sous-vêtements), un cadrage en plongée sur une danseuse-acrobate enroulée dans un ruban qui danse au-dessus de la foule, ou plus simplement des loopings de caméra qui suivent les déhanchés lancinants d’une strip-teaseuse, et c’est la décharge érotique garantie.
On notera aussi que, pour la première fois de sa carrière, Malick filme le sexe et la nudité sans aucun tabou, mais toujours avec une pudeur contrôlée par sa réalisation flottante. La galaxie hollywoodienne semble ici aller de pair avec une vision sexiste du monde (dans un dialogue, Antonio Banderas assimile les femmes à des fruits que l’on goûte à tour de rôles), mais ce n’est en aucun cas un point de vue calé sur le schéma interprétatif du film. Knight of Cups se dispense de toute morale, bâtissant avant tout une expérience volontairement erratique et libre, où tout consiste à dérouler le film d’une vie pour mieux guetter la beauté derrière la frivolité. Et ici, la beauté est partout. Dans la nudité frontale d’une femme sur un balcon. Dans la caresse d’une main sur le corps brûlé d’un malade. Dans ces jardins nippons qui transpirent la zénitude. Dans ce superbe plan spatial qui renvoie l’homme à sa nature de grain de poussière dans l’univers. Dans ces icones que l’on observe dans un musée comme dans un Las Vegas revisité en monde féérique. Dans cette eau purificatrice qui régénère l’esprit autant qu’elle rafraîchit la mémoire. Dans cette plage déserte qui, une fois bondée de nombreuses familles heureuses dans l’épilogue, passe pour un havre de paix qui renvoie évidemment à l’enfance autant qu’à l’équilibre familial. Dans cette combinaison image/son qui transcende l’humain en accroissant davantage le caractère sacré du monde.
« Par où commencer ? », se demande Rick en voix off à de nombreuses reprises. Pour lui comme pour nous, impossible de répondre à cette question. Des boulevards urbains au désert de Los Angeles, des fêtes luxueuses aux sons et lumières des spectacles, des vastes plages californiennes aux appartements glacés, le film développe une idée : mille débuts possibles pour une fin heureuse, apaisée et consolatrice, laissée malgré tout ouverte à un spectateur placé devant la ligne d’horizon. Rick vit certes ce tohu-bohu émotionnel comme un authentique chemin de croix (ce que le curé joué par Armin Mueller-Stahl confirme dans l’épilogue), nécessaire pour contrer l’évanouissement inexorable de ce que son passé a pu déployer de plus beau, mais il en va autrement pour nous. Ce film nous console et nous émeut durablement parce que ses images magnifiques – et elles le sont toutes ! – sont comme des ilots de beauté dont nous aurions été privés depuis trop longtemps, des éclats d’universalité qui touchent au cœur en nous invitant à évacuer tout ce qui nous a dévastés. C’est un film miraculeux qui « élève » son spectateur, qui lui offre une nouvelle communion avec le monde, qui redonne foi en la puissance du cinéma. Comme quoi, au-delà de son cinétisme évanescent, Knight of Cups est surtout la preuve vivante que Dieu existe. Il nous a emmenés dans une ballade sauvage. Il a filmé le ciel en train de moissonner les plaines du Texas. Il a rapproché les hommes en guerre de leur propre ligne rouge. Il a découvert le Nouveau Monde. Il a fait pousser l’arbre de vie. Il nous a envoyés à la Merveille. Il est plus que jamais ce « chevalier de coupe », magnifiquement immature dans son versant affectif, qui idéalise l’amour et l’harmonie sous tous leurs aspects. Il s’appelle Terrence Malick.
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Je n’ai pas de tels mots pour parler du cinéma comme dans ce très bel article mais je le dirais avec les miens, comme ils me sont venus : ce film m’a entamé le cœur .Je ne l’ai pas encore revu depuis la première fois mais je me souviens de mon émotion. j’étais sortie du cinéma comme en apesanteur, en état second,marchant dans la ville dans une sorte de bulle, sans rien voir autour de moi, rien de l’agitation de
la rue et des gens . Ce film m’a totalement absorbée et, encore aujourd’hui, je sais pourquoi il me touchait tant. Ce film est la narration d’une quête intime, d’une recherche incertaine, d’un équilibre intérieur comme un long travail d’accouchement de soi …Il est bien question d’introspection dans ce film qui m’a fait penser au processus analytique , à ces fragments d’un processus qui mène à une certaine Vérité de soi .Peu de cinéastes peuvent avec des images, des sensations , une manière virtuose de filmer évoquer un tel cheminement intime; c’est cet enchaînement d’associations, ce bouleversement des réminiscences,ces retours en arrière où se mêlent sensorialité et sentiments , comme un puzzle où des fragments de soi s’ordonnent et articulent,dans cette fragilité de l’instant , la fugacité des souvenirs. Les questions existentielles , peu à peu prennent sens…certes, dans le doute et la reconstruction des images, celles qui s’échappent au moment où on veut les saisir …. Ce film est d’une telle beauté …je n’en suis pas sortie indemne , il a effectivement entaillé mon cœur.