REALISATION : Isao Takahata
PRODUCTION : Studio Ghibli, Toho, Dentsu, KDDI Corporation
AVEC LES VOIX DE : Aki Asagura, Kengo Kora, Takeo Chii, Nobuko Miyamoto, Atsuko Takahata…
SCENARIO : Isao Takahata, Riko Sakaguchi
BANDE ORIGINALE : Joe Hisaishi
ORIGINE : Japon
GENRE : Animation, Drame, Fantastique
DATE DE SORTIE : 25 juin 2014
DUREE : 2h17
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Kaguya, la « princesse lumineuse », est découverte dans la tige d’un bambou par des paysans. Elle devient très vite une magnifique jeune femme que les plus grands princes convoitent : ceux-ci vont devoir relever d’impossibles défis dans l’espoir d’obtenir sa main…
Bien qu’il soit encore trop tôt pour s’atteler à ce genre de pronostics, il y a fort à parier que l’année 2014 restera le signe d’une période charnière pour le prodigieux studio Ghibli. D’une part en raison du départ bel et bien confirmé de l’immense Hayao Miyazaki suite à la sortie du Vent se lève, d’autre part en raison du fait que ce film, aussi abouti soit-il sur le plan de l’animation (de toute façon, Miyazaki avait-il encore quoi que ce soit à prouver ?), n’aura pas manqué de diviser bon nombre de spectateurs, voire d’en décevoir certains. Le genre de micro-événement dont l’auteur de ces lignes se serait volontiers bien passé, surtout lorsqu’il coïncide avec le chant du cygne cinématographique d’un des rares artistes pouvant mériter le qualificatif de demi-dieu. Une mauvaise surprise préparant souvent l’arrivée d’une bonne, la découverte du nouveau film d’Isao Takahata fait l’effet d’une déflagration qui ne fait qu’accentuer la semi-déception ressentie en début d’année pour le film de Miyazaki. Loin du plancher des vaches et riche d’une universalité thématique en tous points exemplaire, le réalisateur du Tombeau des lucioles replonge dans la fantasmagorie propre à la galaxie Ghibli et déplie l’éventail du merveilleux jusqu’à en extraire mille nuances d’émotions. Avec, en tête de liste, une règle de diamant inscrite au feutre indélébile : l’extrême simplicité d’une œuvre, tant visuelle que thématique, peut parfois déployer plus d’audaces et de sensations qu’un torrent d’effets complexes et/ou ostentatoires. Ou comment un vieux sensei atteint le Mont Fuji de son art tout en le transcendant, plus sage et serein que jamais.
C’est pourtant peu dire que l’on n’attendait plus Isao Takahata au tournant depuis déjà bien longtemps. Le cinéaste se faisait rare et discret depuis une quinzaine d’années (son dernier film, Mes voisins les Yamada, remonte tout de même à 1999 !), laissant malgré lui le champ libre à son comparse Miyazaki ainsi qu’aux jeunes talents ayant développé leurs propres projets au sein du studio Ghibli. Inutile d’y voir un éventuel désir de retraite là-dedans : Takahata prenait simplement son temps avant de revenir à la réalisation. Entre une succession de projets avortés et un long travail d’étude sur le graphisme et la peinture japonaise, seul le projet du Conte de la princesse Kaguya aura pu se concrétiser. Et au vu du résultat, le cinéaste confirme en tous points son approche expérimentale de l’animation, déjà très active à l’époque de Mes voisins les Yamada (dont le parti-pris graphique tranchait avec la « patte Ghibli ») mais aussi tout au long de sa carrière. A bien des égards, on pourrait facilement le rapprocher d’un artiste comme Mamoru Oshii, ce dernier ayant souvent lui aussi titillé d’autres formes de filmage (dont la superlivemation et le tournage en prises de vues réelles) tout en restant à l’écoute de diverses formes d’expression artistique.
A ce titre, l’audace formelle qui habite le moindre plan de ce nouveau film a de quoi laisser bouche bée dès les premières secondes : en naviguant à des kilomètres de l’effervescence canonique du film d’animation, notamment en terme de colorimétrie et de détails, Takahata touche à une forme d’épure stylistique qui, en se répercutant tout au long du découpage et de la rythmique du récit, confère au film la dimension d’une suite d’estampes nippones, dessinées en temps réel à l’aide d’un pinceau céleste et prenant vie à chaque nouvelle variation de geste dans le cadre. Si l’on devait d’ailleurs faire un comparatif artistique, ce serait autant par un renvoi à tout un pan de l’art pictural japonais qu’à la très belle œuvre vidéoludique Okami, sortie il y a plusieurs années sur une PS2 en fin de vie, qui puisait à loisir dans les recoins de la mythologie du Soleil Levant afin de bâtir une passerelle harmonieuse entre l’épure (visuelle) et l’utopie (thématique). Le conte de la princesse Kaguya mange clairement de ce pain-là en redonnant toute son importance aux notions de « trait » et de « tracé », ou plutôt cette ligne qui, plan après plan, cristallise par le mouvement tout ce qui fait l’évolution d’un monde avec lequel on ne souhaite rien d’autre que de s’accorder, si possible sans en percevoir la magie intrinsèque.
Il ne faudra d’ailleurs pas plus de dix minutes de métrage à Takahata pour en faire la démonstration : la première partie du film, centrée sur l’évolution de Kaguya au sein d’un microcosme campagnard, réussit l’exploit sidérant d’abolir notre perspective d’évolution d’un personnage animé. Comprenons par là que la transformation physique accélérée de Kaguya (elle passe de l’enfance à l’adolescence en un rien de temps !) ne se constate qu’a posteriori, le temps d’un constat verbal qui intervient après coup. Le tracé a beau avoir installé une variation, celle-ci reste de l’ordre de l’invisible. Et ainsi, ce parti pris d’épure choisi par Takahata tend à valider cette idée d’un art ancestral qui illuminerait chaque nuance de l’univers exploré, aussi bien sans l’expliciter graphiquement qu’en tâchant de jouer avec le relief protéiforme du trait. Il en résulte ainsi des plans d’une beauté tout simplement inouïe, sublimés par un colossal processus de découpage, qui transpirent le travail d’orfèvre 24 images par seconde, signe d’un accomplissement de premier ordre pour un cinéaste que l’on pensait déjà maître de son art (il suffit de jeter un coup d’œil à sa filmographie) et qui, au travers d’un come-back inespéré, renvoie d’un coup sec toute la concurrence à son pupitre d’écolier.
Lorsque l’on parlait d’illumination en ce qui concerne le regard serein de Takahata sur le monde, ce n’était clairement pas une hyperbole. Si le cinéaste semble à première vue renouer de plein fouet avec la simplicité graphique qui habitait chaque plan de Mes voisins les Yamada, il cristallise surtout ce qui manquait parfois à ce film, à savoir une peinture équilibrée entre l’approche des êtres humains et celle d’un environnement dont il s’agit malgré tout de guetter l’évolution. Dessiner les nuances du monde, puisse-t-il être concret ou fantasmagorique, est ici l’épicentre de la démarche, autant sur le fond que sur la forme. Le scénario du film, inspiré de la plus ancienne œuvre romanesque japonaise (Le conte du coupeur de bambous, datant du 10ème siècle), possède déjà en soi tous les ingrédients d’une œuvre que l’on pourrait grossièrement tamponner « Ghibli approved » : un point de départ axé sur l’apprivoisement progressif d’un « miracle » (la découverte de Kaguya au cœur d’une tige de bambou), une ligne narrative en balancier qui installe le merveilleux pur et dur dans son ouverture et dans son final, un épicentre du récit qui se fixe sur la fragilité de l’équilibre entre le monde des humains et un monde inconnu (la nature, l’espace, la légende, etc…), une suite d’épreuves qui articulent le déroulement du récit sur le thème de la découverte intérieure, des personnages dotés d’un arc narratif aussi précis que considérable, et un propos d’une richesse rare, ancré dans une intrigue dont le nombre de strates ne cesse de s’accroître à chaque scène.
La grande surprise vient ici du protagoniste : finalement assez éloignée des figures introspectives et évolutives de la galaxie Ghibli (dont la petite Chihiro et le guerrier Ashitaka peuvent se prévaloir d’être les plus beaux exemples), Kaguya émeut au contraire par son absence d’émancipation, laquelle résulte avant tout de l’échec de toute tentative de fusion avec une humanité fantasmée (une impossibilité ici traduite par une sublime chanson en leitmotiv) et d’une mélancolie qui l’empêche de s’écarter de la voie royale qui a été tracée pour elle. Le paradoxe suprême du récit est là, dans cet art de définir un personnage autant par le prisme de la liberté que par celui de l’isolement, surtout lorsque la nature humaine se révèle à elle dans ce qu’elle peut déployer de plus insidieux.
Takahata se sert constamment de cet échec pour décupler la force déchirante des émotions suscitées. Et du coup, il réussit à faire de Kaguya (traduction : « lumière resplendissante ») un personnage d’une rare duplicité, libre parce qu’à l’abri de tout imposition, isolé parce qu’enfermé dans la solitude. Une figure bouleversante, venue d’un autre monde, qui tente aussi bien de trouver sa place dans une Terre aux codes cruels que de se définir comme vecteur émotionnel passif, débordant d’amour pour les entités (humains ou animaux), aiguillant les âmes et les émotions au gré de ses apparitions sans être vraiment capable de s’y impliquer. Même les quelques scènes oniriques, signant à chaque fois une tentative avortée de fuite à travers le rêve (dont une, visuellement sidérante, qui isole l’héroïne dans un maelström de cadres instables, reflets de son tourbillon intérieur), ne font hélas que la renvoyer à sa condition. Quant au propos sur la paternité, ici exploré à travers la figure d’un père excessif dont le trop-plein d’amour sera finalement fatal pour sa fille adoptive, peu de films ont su l’aborder avec autant de maturité et de sagesse. A ce stade d’universalité, il n’en faut pas plus pour finir la projection avec le cœur en lambeaux.
Par moments, fidèle à sa légendaire liberté d’action, Takahata s’autorise quelques portes de sortie qui aèrent le récit sans jamais en dénaturer la surnaturelle harmonie. A titre d’exemple, on se réjouira de retrouver la tonalité satirique qui égayait déjà la plupart de ses précédents films, notamment Pompoko et Mes voisins les Yamada. Dans le cas de ce nouveau film, c’est l’hypocrisie bourgeoise et l’absurdité du protocole princier qui subissent les piques déjantées de Takahata, lequel n’hésite jamais à se montrer joyeusement cruel et dérisoire. Du défi lancé par Kaguya à ses cinq prétendants (en gros, lui apporter le trésor imaginaire auquel ils ne cessent de la comparer sans même l’avoir vue !) aux petites détournements de protocole qui mettent la préceptrice à rude épreuve, en passant par les récits bidonnés de triomphe des prétendants qui frisent le stand-up hilarant parce que trop mal négocié, le film se fait doucement subversif dans son miroir de la condition humaine, tout en restant tendre vis-à-vis des valeurs ancestrales du Japon.
Mais là encore, l’humour n’est qu’un outil pour mieux renforcer la mélancolie du propos et, au travers du même mouvement narratif, véhiculer paradoxalement le plus beau des espoirs, celui d’accéder à la plus absolue des sagesses. Si Takahata semble plus serein qu’il ne l’a jamais été, c’est parce que son film sait dessiner toutes les couleurs de l’âme humaine, la plus lumineuse comme la plus sombre, et réussit à les mêler en une symphonie stylistique parfaite. Son constat final (« Tout ce qui vit sur Terre est chargé de nuances ») et son utopie existentielle (« Je suis née pour vivre ma vie, comme les oiseaux ou les bêtes sauvages ») achèvent d’entériner ce personnage de Kaguya comme le plus déchirant jamais sorti des studios Ghibli, à la fois figure porteuse d’espoir et vecteur universel d’une beauté intérieure inédite, prompte à percer l’âme du spectateur le plus obtus.
Tout dans Le conte de la princesse Kaguya transpire la perfection, la splendeur, l’alliance unique des contraires et des sensibilités. En accord parfait avec son envie d’amener le spectateur à poser un regard neuf sur le monde, le studio Ghibli atteint ici un nouveau zénith en conférant une beauté sensorielle inédite à des images pourtant si simples. On s’émeut d’y voir une mère sanglier qui allaite ses petits marcassins, on s’amuse d’une partie de badminton en plein soleil, on s’émerveille de voir des flèches agressives se transformer en fleurs printanières, on s’éblouit de voir des divinités danser sur des nuages vivants, on y sent le vent qui fait danser les kimonos sur un étendoir à linge, on ressent l’écoulement tranquille des quatre saisons sans qu’on s’en aperçoive, etc… On pourrait même en rajouter encore sur les mille autres trésors que renferme cette œuvre précieuse, sur son art prodigieux de la contemplation zen, sur les moments de frénésie totale qui s’invitent par-ci par-là, sur la douce musique composée par Joe Hisaishi ou sur les multiples composantes d’un épilogue au-delà du divin, mais ce serait beaucoup trop long. Mieux vaut donc conclure en restant à la fois simple et direct : ce film est juste beau à périr… Voilà.