REALISATION : Frank Pavich
PRODUCTION : Caméra One, City Films, Endless Picnic, Nour Films
AVEC : Alejandro Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Michel Seydoux, Chris Foss, H.R. Giger, Richard Stanley, Nicolas Winding Refn, Amanda Lear
SCENARIO : Frank Pavich
PHOTOGRAPHIE : David Cavallo
MONTAGE : Alex Ricciardi, Paul Docherty
BANDE ORIGINALE : Kurt Stenzel
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Documentaire, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 16 mars 2016
DUREE : 1h30
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En seulement trois films, le chilien Alejandro Jodorowsky s’est taillé une réputation de cinéaste hors du commun avec ses œuvres délirantes de créativité. À l’issue de l’exploitation triomphale de son film « La Montagne sacrée » grâce au producteur Michel Seydoux, il désire s’attaquer à un monument de la science-fiction : le roman « Dune » de Frank Hebert. Il revient sur ce projet avorté pour lequel il débordait d’ambition…
« Pour donner la lumière, il faut supporter la brûlure » : cette citation du fondateur de la logothérapie Victor E. Frankl ouvre ce prodigieux documentaire qui se faisait attendre depuis longtemps (un long imbroglio judiciaire avec la veuve de Jean « Moebius » Giraud ayant ralenti les choses pendant trois ans). Cette citation est surtout à double sens. Elle ne fait pas qu’assimiler le parcours de combattant de l’artiste à un chemin de croix icarien. Elle illustre surtout le parcours que va effectuer le spectateur durant le visionnage du film. N’y allons pas par quatre chemins : Jodorowsky’s Dune est de ces films qui vous laissent dans un étrange état, entre la tristesse et l’émerveillement. La souffrance d’Alejandro Jodorowsky de n’avoir pas pu réaliser le film couronnant tant d’années de travail et de préparation est aussi la nôtre. Mais tenter de comparer tout cela au projet de Don Quichotte par Terry Gilliam – dont le tournage catastrophique aura donné l’excellent Lost in La Mancha – serait une grosse erreur. En effet, Frank Pavich parle ici d’un film qui n’existe que dans les rêves de ceux qui y ont participé. En ouvrant lui-même une porte au spectateur pour tutoyer cette communion de talents, Pavich lui fait le plus beau des cadeaux : stimuler son imaginaire.
La première ligne de dialogue résume déjà tout le film : « Quel est le but de la vie, sinon de se créer une âme pour soi-même ? ». C’est évidemment Jodorowsky – « Jodo » pour les intimes – qui parle. Un artiste complet, charismatique et passionné, pour qui l’Art en général (cinéma, musique, bande dessinée, littérature, peinture, etc…) est le vecteur d’une quête spirituelle de l’âme humaine. De là viendront les visions perturbantes de Fando & Lis (premier film surréaliste qui déclenchera un énorme scandale au Mexique), la richesse symbolique d’El Topo (œuvre-locomotive des fameux Midnight Movies), la teneur métaphysique de La montagne sacrée et les émotions dérangeantes de Santa Sangre. Deux ans avant que le phénomène Star Wars vienne tout chambouler, le voir s’attaquer au projet Dune donnait le pouls de son ambition démesurée : recréer cinématographiquement les effets hallucinatoires du LSD, changer les perceptions du public, créer une œuvre prophétique où tous les courants artistiques (musique, cinéma, dessin, etc…) viendraient se rejoindre… Parler de folie des grandeurs serait idiot, puisqu’un artiste comme Jodo se doit d’exacerber sa folie créatrice pour aboutir à une « vision ». Et des visions, c’est peu dire qu’il en avait : c’est en feuilletant l’intégralité d’un livre extraordinairement épais (en réalité le story-board intégral que Jodo aura conçu avec Moebius) et en traduisant visuellement ces séquences rêvées par un montage fabuleux que Frank Pavich nous fait toucher du doigt l’élaboration de ce projet titanesque.
Avec le long témoignage de Jodorowsky utilisé comme fil directeur, ce documentaire ordonne son montage en fonction de la logique créatrice de ce dernier. Certes, on pourra ici et là se réjouir de retrouver de nombreuses têtes connues comme Nicolas Winding Refn (visiblement la seule personne autorisée par Jodo à lire son story-board), Richard Stanley (réalisateur du cultissime Hardware), l’artiste suisse H.R. Giger et le bienveillant producteur Michel Seydoux, dont les témoignages sont autant de passerelles tendues vers le processus créatif du film. Mais au final, c’est la réflexion intime de Jodo vis-à-vis du projet Dune qui aide Pavich à trouver le bon angle d’attaque pour aborder le projet dans sa globalité. On découvre ici que Jodorowsky, bel et bien conscient de la différence de « langage » entre la littérature et le cinéma, avait choisi de trahir une large partie de la trame narrative du roman de Frank Herbert – qu’il n’avait d’ailleurs même pas lu au départ ! Tel un artiste qui revisite l’œuvre d’un autre à travers un autre média, il lui apparaissait évident de chercher le sens spirituel du livre afin de le traduire cet univers par des images novatrices.
Bien sûr, qui dit « images novatrices » implique « artistes novateurs ». D’où une pré-production insensée où Jodo, tel un gourou charismatique, aura été jusqu’à convaincre des « guerriers spirituels » de le rejoindre sur ce projet : Dan O’Bannon aux effets spéciaux, Pink Floyd à la bande-son, Jean-Pierre Vignau à la préparation des cascades, Chris Foss et H.R. Giger pour englober toute la production design du film, sans parler d’un casting improbable réunissant Brontis Jodorowsky (le fils du réalisateur), Mick Jagger, David Carradine, Udo Kier, Orson Welles, Amanda Lear et même Salvador Dali (qui donna son accord pour un salaire de 100 000 dollars la minute !). Tout ceci donne une idée précise de la passion immodérée de Jodo pour son projet, mais aussi de son ego parfois démesuré – et hilarant – lorsqu’il refuse la collaboration avec Douglas Trumbull (qu’il juge trop technique et pas assez « spirituel ») ou lorsqu’il insulte des Pink Floyd plus préoccupés par leurs hamburgers que par son film !
Au vu d’un travail aussi inouï et préparé de A à Z, comment expliquer la frilosité d’Hollywood autrement que par la peur de ce qui est « nouveau » ? Richard Stanley le dira très bien : « Hollywood préfère les idées qui lui sont familières, même lorsqu’il s’agit de les mélanger. Mais dès qu’on leur propose une idée plus originale et plus ambigüe, ça leur fait peur ». Le projet se sera donc effondré d’un coup sec, donnant malgré tout le champ libre à un Dino De Laurentiis qui accouchera du résultat que l’on connait – et que David Lynch continue encore aujourd’hui de renier. Tristesse totale lorsque l’on voit la matière gigantesque que Jodo et Moebius avaient collecté dans leur story-board. Sur le plan visuel, on a même le vertige : au-delà de trois mille dessins offrant déjà le mode d’emploi du tournage (points de vue, mouvements de caméra, dialogues, scénographie, etc…) et des croquis de vaisseaux-insectes par Chris Foss (était-ce une façon de relier l’espèce à l’espace ?), c’est surtout la description du plan-séquence d’ouverture qui nous laisse les yeux exorbités. Ce zoom avant permanent à travers tout l’univers, émaillé de batailles spatiales et de divers micro-événements, aurait pu à lui tout seul renvoyer l’ouverture de La soif du Mal aux oubliettes. On en prend ici le pouls grâce au découpage minutieux de Pavich, qui relie les dessins de Moebius par l’ajout de fabuleuses animations en 3D, permettant ainsi à la scène de prendre vie sous nos yeux.
L’extraordinaire sens du montage de Pavich est précisément ce qui assure au projet de Jodorowsky de ne jamais quitter notre esprit. D’un simple raccord entre une montagne enneigée et le ciel étoilé (signe d’un Jodo quittant sa « montagne sacrée » pour atteindre l’espace divin) à un plan furtif sur une phrase du livre qui annonce le désastre à venir (« Dune est un piège mortel »), le documentaire fait preuve d’une lucidité exemplaire dans ses choix de coupes, en prenant bien soin de ne pas se reposer exclusivement sur les paroles des interviewés. Certes, quelques petits gimmicks visuels sans intérêt sont à regretter, à l’image de cette paraphrase de la voix du regretté Dan O’Bannon par des incrustations fantaisistes de texte sur l’image (ça passe chez Michel Gondry, mais là…). Pour autant, le film tient sans cesse le cap pour nous connecter spirituellement à la folie créatrice de Jodo. Et si l’on gardera un goût amer dans la bouche en voyant Hollywood voler bon nombre des idées de Jodo pour alimenter ses futurs projets, cette tristesse restera malgré tout contrebalancée par la joie de voir ce film inexistant bouillir à jamais dans notre tête, tel un rêve utopique ou un fantasme indélébile. Si le but de la vie est de se créer une âme, alors le but du cinéma est de créer la vie. Le rêve de Jodorowsky est mort, mais il vit encore.