REALISATION : Thomas Vinterberg
PRODUCTION : Nimbus Films ApS, Zentropa, Pathé
AVEC : Joaquin Phoenix, Claire Danes, Sean Penn, Douglas Henshall, Alun Armstrong, Mark Strong, Margo Martindale, Geoffrey Hutchings, Harry Ditson, Thomas Bo Larsen
SCENARIO : Thomas Vinterberg, Mogens Rukov
PHOTOGRAPHIE : Anthony Dod Mantle
MONTAGE : Valdís Óskarsdóttir
BANDE ORIGINALE : Zbigniew Preisner
ORIGINE : Allemagne, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède
GENRE : Drame, Romance, Science-fiction, Thriller
DATE DE SORTIE : 2 juillet 2003
DUREE : 1h44
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans un futur proche, Elena est une patineuse new-yorkaise dépassée par la célébrité qui a remis en cause son mariage. Elle décide de raccrocher les patins, allant ainsi à l’encontre de son manager et de ses deux assistants. Après avoir cloné Elena pour assurer leurs arrières, ces derniers tentent de l’éliminer. John, son mari venu de Pologne pour demander le divorce, l’aidera à leur échapper…
Cinq ans après avoir tâché de digérer le succès planétaire de Festen, le jeune prodige danois Thomas Vinterberg osait l’antithèse parfaite : un geste cinématographique plus kamikaze tu meurs, incarné par Joaquin Phoenix, Claire Danes et Sean Penn. Bienvenue dans un futur déjà proche.
L’hystérie, ça va bien cinq minutes. Il arrive un moment où l’on veut la fuir à tout prix, et plus encore lorsque le Zeitgeist se résume à un terrible choix : faut-il suivre le mouvement ou le subir ? Comme il va être ici question d’un film mettant en scène le génial Joaquin Phoenix, l’actualité du moment, marquée par l’hystérie insensée et instrumentalisée autour d’une œuvre de cinéma dont on taira le nom et sur laquelle on restera muet, nous pousse ainsi à ne pas faire de choix, quitte à rester dans la marge. Le calme est à ce prix, l’indépendance aussi. Ce refus du « point de vue orienté » est ce qui a animé le jeune prodige danois Thomas Vinterberg lorsqu’il se décida enfin, en 2003, à passer le cap de l’après-Festen. Récompensé à Cannes et célébré à l’internationale pour ce drame familial aujourd’hui irregardable, Vinterberg avait surtout posé les bases d’un mouvement inédit, porté par son confrère Lars Von Trier : le fameux « Dogme95 ». En vue de refuser une certaine tendance du cinéma contemporain où l’artifice était sans cesse privilégié à la prétendue vérité du monde (celle-là même dont le cinéma, en tant que 7ème Art, se devrait d’être le témoin), chaque cinéaste signant le Dogme95 devait se soumettre à une série d’impératifs arrogants et provocateurs (refus du cinéma de genre, pas de générique ni de musique originale, tournage en caméra portée et en lumière naturelle, etc…), dénudant ainsi son art pour le rendre plus authentique et lui faire appréhender quelques vérités universelles. Un objectif risqué qui, soyons francs, n’était qu’une escroquerie intellectuelle : au-delà d’un néant de mise en scène qui rendait chaque film illisible, s’imposer des règles n’avait d’intérêt que s’il fallait les transgresser, ce que tous les cinéastes ayant marché dans la combine ont vite été contraints de faire. Comment rebondir après ça ? Enfoncer le clou au risque de se répéter (donc de « suivre le mouvement ») ou s’en détacher le plus possible au risque de se marginaliser ? La solution était très claire, encore fallait-il savoir quel degré d’audace pouvait se cacher derrière.
Le succès amenant forcément trop de pression et trop d’attentes ici et là, on imagine sans peine la trouille du réalisateur de Festen à se sortir de cette situation épineuse, qui plus est après le succès d’un film conçu en rupture sèche avec les canons artistiques du moment. Et on imagine aisément à quel point It’s all about love était la réponse sinon idéale, en tout cas inévitable pour rebondir. Faire l’opposé du Dogme95 supposait-il de lorgner vers le confort du produit hollywoodien, vers son goût de l’artifice, vers sa démesure logistique ? Trop facile comme approche, trop lâche même. Mais si l’on part du principe que se mettre soi-même en contradiction avec le Dogme95 est aussi une façon d’y rester fidèle (puisqu’il s’agit toujours de fuir la médiocrité et la tradition), la logique imposait alors au cinéaste d’atomiser lui-même toute forme de démarche pour éviter sans cesse de se répéter et de trahir ses principes. Comme pour aller à l’opposé extrême des formules qui avaient été précédemment installées, l’irresponsabilité allait donc devenir la clé de l’évasion, et plus seulement chez un Lars Von Trier installé depuis ses débuts comme un dieu vivant en la matière. Explorer de nouveaux territoires sans essayer d’emprunter un chemin déjà tout tracé. Se couler dans un environnement professionnel pour ne jamais en respecter les conventions. Construire une trame a priori rattachée à la notion de « genre » (un thriller futuriste, par exemple) pour en déconstruire une à une toutes les figures. Opter pour le choix le plus suicidaire et le moins carriériste possible lorsque la facilité semble s’imposer à soi-même. Faire exactement tout le contraire de ce qui semble constituer les attentes et les habitudes du public. Se rêver en chien fou et non en mouton. Et au bout de compte, « faire » au lieu de « faire comme ».
Détail important : le pitch si singulier de ce long-métrage qui l’est tout autant puise son origine dans la promotion globe-trotter de Festen. Le fait de passer sa vie dans des avions, de s’adapter à ce mouvement de transit sans jamais poser fermement ses attaches quelque part, aura poussé Vinterberg à se projeter lui-même dans cet énigmatique « homme aérien » joué par Sean Penn. A l’abri du chaos terrestre, coincé dans sa bulle volante avec le téléphone et l’ordinateur pour communiquer sur l’état d’un monde qu’il ne touche jamais du doigt, l’homme moderne survole l’essentiel au point d’être réduit à théoriser dessus, parfois de façon très lourde. Tandis qu’au sol, un couple en danger tente de sauver son amour dans un monde futur totalement déréglé. Plus précisément un New York envahi par la canicule en plein été 2021, là où un certain John Marczewski (Joaquin Phoenix) arrive de Pologne afin de divorcer de son épouse Elena (Claire Danes), patineuse artistique dépassée par une célébrité ayant fini par ruiner son mariage. Leur amour est pourtant toujours intact, et Elena, tourmentée par d’étranges craintes qu’elle refuse d’expliquer, semble même décidée à arrêter sa carrière pour rester avec John. Lorsque ce dernier découvre le terrible secret familial qui la concerne et le complot qui s’active derrière eux, la situation se complique. Et dehors, c’est pire : la nature a été pervertie, les perturbations atmosphériques font se succéder les glaciations aux périodes de chaleur sans respecter le rythme des saisons (il neige en été !), le clonage est devenu une industrie souterraine, et un peu partout sur la planète, des gens se mettent soudain à flotter dans les airs, trahis par la gravité, ou meurent d’un coup sec, le cœur terrassé par la solitude et par le manque d’amour.
Les intentions de Vinterberg sont claires comme de l’eau de roche : dessiner les contours d’une fable symbolique sur un monde matérialiste en déliquescence, à peine futuriste (on y est presque !), où l’amour plus fort que tout se révèle moins important que le reste. Soit un mélange kamikaze de romantisme exacerbé et de fatalisme pessimiste, sur fond d’un film d’anticipation à haute teneur paranoïaque. Ambition de la forme et naïveté du propos pouvant faire bon ménage lorsque l’audace n’est pas exclue (Lelouch l’a bien démontré), Vinterberg n’avait donc qu’à tenir son rythme, son suspense et ses arcs dramatiques pour bâtir une œuvre prégnante, habitée et potentiellement déchirante. Or, comme il revendique ici le refus de toute méthode, tout ce qui semble rationnel et raisonnable est jeté fissa aux orties. Le contexte de science-fiction, esquissé par le curseur temporel au détriment de toute technologie, ne sert ici qu’à développer une atmosphère éthérée, proche d’un rêve ou d’un poème, qui rend compte du nouveau millénaire sans passer par un point de vue réfléchi – l’effet prévaut sur les faits. L’intrigue proprement dite n’obéit pas aux règles du récit traditionnel, mais tend souvent à flotter, à avancer tel un somnambule, au prix d’une très étrange arythmie. Les deux héros, bien que très amoureux, ont toujours l’air assaillis par des doutes et des interrogations extérieures à leur couple, mais tout ce qui pourrait éclairer leurs tourments a été consciemment coupé du montage final. Le personnage de John, qui pénètre ici un univers énigmatique et dangereux en même temps que le spectateur (et qui, selon la logique hitchcockienne, est censé servir de facteur d’identification à ce dernier), adopte un état second difficile à cerner. Face à un Joaquin Phoenix à mi-chemin entre opacité et innocence, la belle Claire Danes, qui se dédouble ici en plusieurs exemplaires (sosies ou clones ?), évoque presque ce genre de « poupée cassée » qui habite les expériences oniriques de David Lynch. Et de façon plus globale, la logique de Festen a été inversée : d’une histoire potentiellement forte mais traitée de façon visuellement lâche, on est ici passé à une intrigue de plus en plus indiscernable mais illustrée avec une incroyable rigueur formelle.
N’est-il pas juste de juger « méthodique » un cinéaste qui revendique à ce point-là l’absence de « méthode » ? C’est là un paradoxe gonflé que Vinterberg a semble-t-il tenu à assumer jusqu’au bout. Il y a toutefois un piège dans lequel il convient de ne pas tomber : prôner la valeur des émotions contre leur annihilation par une société cruelle n’entre pas ici en contradiction avec les partis pris radicaux d’un artiste qui aurait volontairement choisi de bloquer tout effort d’incarnation. On ne rentre pas dans It’s all about love avec pour but d’y dénicher des émotions universelles ou faciles à identifier, mais au contraire pour se mouvoir dans l’illusoire. L’irresponsabilité avec laquelle Vinterberg et son coscénariste Mogens Rukov (l’un de ses anciens professeurs) ont « peint » leur intrigue vient du fait que celle-ci a fini par leur échapper, les réponses étant moins importantes que les questions. Rêve ? Poème ? Peinture ? Le film est tout cela à la fois, riche de couleurs brouillées et de zestes d’absurdité que l’on dispose une à une sur le cadre pour l’enrichir, et analyser l’ensemble ne se fait qu’a posteriori. Cela se traduit ici par l’une des plus belles idées visuelles du film, à savoir ces « Ougandais volants » évoqués par les médias : on y décèle un très beau contrepoint à tous ces personnages « cloués au sol » qui aspirent à « flotter » (en patinant sur la glace, en faisant l’amour, en prenant l’avion, etc…), alors que Vinterberg voulait initialement s’en servir pour tacler l’absurdité des informations télévisées. Quant à la peinture d’une famille en tant qu’espace de conspiration auquel un individu tente d’échapper, c’est peu dire que le prisme uniforme de Festen trouve ici de nouvelles couleurs : autrefois bêtement définie par l’inceste et la xénophobie, la famille chez Vinterberg devient ici cette multinationale du spectacle, régie par le complot et la manipulation des êtres, en l’état pas si éloignée de l’opinion d’un Coppola sur le cynisme du système hollywoodien. Nul doute que Vinterberg, à l’époque trop méfiant envers un Hollywood arachnéen qui l’assaillait de projets pour mieux l’attirer vers sa toile, avait fait le choix de peindre ses pires craintes sur sa propre toile.
Face à tout cela, il reste tout de même un point important : comment se placer en tant que spectateur ? Là encore, il n’y a aucun mode d’emploi. Aussi elliptique et ouverte à l’interprétation soit-elle, l’intrigue du film n’en reste pas moins suffisamment concise et linéaire pour être suivie au premier degré, mais ce n’est là qu’une possibilité parmi d’autres. A tout prendre, on préfèrera toujours lire It’s all about love comme un rêve, avec ses phases de stase et ses fulgurances oniriques. Cette tension diffuse qui ne tombe jamais dans l’explicite, on la ressent ici via des effets très simples, comme ces couloirs sombres de l’hôtel où résident Elena et sa famille (on se croirait alors dans Lost Highway), ces figures souriantes et aimables dont on pressent bien qu’elles cachent un double jeu, ou encore cet alcool qui coule au ralenti dans un verre tandis que l’on discute de sujets mystérieux dans la pièce d’à côté. Cette sensation de chaleur qui rend le film si doux et cotonneux, on la doit à un sacré paradoxe : des étreintes nocturnes et romantiques, des gestes chaleureux qui tranchent radicalement avec le monde qui gèle en arrière-plan (même le fait de voir un Phoenix emmitouflé se préparer un café au petit matin procure ici cet effet !), et ce alors même que la photo d’Anthony Dod Mantle reste jusqu’au bout d’une incroyable froideur. Cette narration de conte qui s’écoule tel un songe, couplée à une sublime partition musicale de Zbigniew Preisner (le compositeur fétiche de Kieslowski), on la voit évoluer du concret vers le symbole, partir d’un territoire urbain riche de possibilités pour ensuite se resserrer sur un monde qui se vide de son sens et de sa logique. Le tout jusqu’à un sublime dénouement hivernal qui « exauce » le rêve d’Elena (se marier en « robe blanche ») et qui magnifie du même coup la profession de foi de Vinterberg (il n’est ici question que d’amour). Il est certain que le cinéaste a pris un très gros risque en refusant de prendre son public par la main, et nombreux sont ceux à ne pas lui avoir pardonné, au point d’avoir offert à son film le bide qui lui pendait au nez. Reste qu’un geste aussi kamikaze et osé sera toujours plus méritant que cent films sécurisés et sans audace. Et pour cette raison parmi tant d’autres, on continuera de l’aimer sans limite.