Pourtant, le documentaire n’est pas moins destiné au confinement dès lors qu’il s’agit de lever le masque de l’idéologie islamique et ses revers, prônée par l’imam Khomeiny, guide suprême de la révolution iranienne de 1979 et perpétuée après lui par la figure emblématique de Ali Khamenei. Aussi, les dernières œuvres documentaires en date se sont concentrées sur ce confinement imposé à celui qui voudrait échapper à la rigueur de l’idéologie dominante ou en penser une alternative. De L’escale, de Kahve Bakhtiari (2013) à Iranien, de Mehran Tamadon (2014), deux documentaires franco-suisses traitant chacun à leur manière des conditions de vie des Iraniens dans et en dehors du territoire national, retour sur l’itinéraire de ceux qui osent envisager une « société idéale ».
REALISATION : Mehran Tamadon
PRODUCTION : Box Productions, Fonds Sud
SCENARIO : Mehran Tamadon
PHOTOGRAPHIE : Mohammad Reza Jahanpanah
MONTAGE : Luc Forveille…
ORIGINE : Iran, Suisse, France
GENRE : Documentaire
DATE DE SORTIE : 03 décembre 2014
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Iranien athée, le réalisateur Mehran Tamadon a réussi à convaincre quatre mollahs, partisans de la République Islamique d’Iran, de venir habiter et discuter avec lui pendant deux jours. Dans ce huis clos, les débats se mêlent à la vie quotidienne pour faire émerger sans cesse cette question : comment vivre ensemble lorsque l’appréhension du monde des uns et des autres est si opposée ?
REVENIR
« Ils soutiennent tous la République islamique. Et moi je suis un iranien qui ne pense pas comme eux et je le leur dis. Je leur dis que je rêve d’un Iran où il y a de la place pour les gens comme moi. Je leur dis que je suis moi aussi iranien »
– Mehran Tamadon
Iranien repose sur une structure sommaire qui, à première vue, s’attarde moins sur la forme documentaire que sur le cœur des débats de société qu’il dévoile. Le postulat du film, pour autant qu’il puisse paraître dérisoire, est pourtant bien légitime à revendiquer une certaine exceptionnalité : un iranien athée vivant en France depuis l’exil de ses parents en 1984 convie quatre mollahs à venir discuter avec lui pendant 48 heures d’un potentiel « vivre ensemble » au sein de la société iranienne. Si c’est en marge de Téhéran, dans une demeure isolée de la société, que les hommes se retrouvent et que le film est tourné, c’est pour des raisons contraignantes évidentes que Mehran Tamadon utilise à son avantage pour ouvrir une brèche au dialogue à l’insu des normes iraniennes. Ce dispositif, c’est celui auquel Jafar Panahi était également assigné lorsqu’il a réalisé en compagnie de Mojtaba Mirtahmasb Ceci n’est pas un film, présenté en séance spéciale au Festival de Cannes 2011, forme d’auto mise en scène dans un huis clos d’une journée dans la vie de Jafar Panahi qui, dans l’attente du verdict de la cour d’appel iranienne après avoir été accusé de « propagande contre le régime », proposait un aperçu de la situation du cinéma iranien en filmant l’interdiction d’exercer son métier de cinéaste, et transformant dans l’œil de la caméra cette journée du quotidien en objet de dénonciation du régime.
Fatalement, Iranien calque ce dispositif « en chambre » pour pouvoir prétendre faire naître un espace de discussion libre, ce « vivre ensemble » utopique qui pose la question essentielle de la façon d’aborder l’altérité. Il aura fallu plus de trois ans à Mehran Tamadon pour réunir quatre mollahs acceptant de jouer le jeu de ce dialogue impossible dans l’espace public iranien, quand bien même la scène d’ouverture du film tournée dans les rues de Téhéran saisit les salutations de passants qui, eux, se prêtent simplement au jeu de la caméra. Le paradoxe gagnant d’Iranien, c’est qu’il parvient grâce au cinéma – et c’est la que la désuétude du documentaire s’efface sous la puissance de l’usage qui en est fait – à inventer l’espace public iranien derrière les murs, dans la sphère privée. Si les débats maintiennent le dichotomie entre le réalisateur-intervenant et les mollahs invités, le seul fait que ces derniers acceptent l’exercice constitue la victoire éphémère de Mehran Tamadon.
Là où son initiative peut devenir périlleuse, c’est dans la façon dont nous pouvons interpréter anthropologiquement sa position – rappelons que le réalisateur réside en France depuis 1984 – et ne pas la réduire à un simple affrontement d’idées entre l’Orient et l’Occident. C’est bel et bien ici qu’un biais inévitable entre en jeu et prend à revers le porteur de la rencontre dans la mesure où ses détracteurs ont conscience qu’il peut être imprégné des schémas de pensée occidentaux. Aussi, Mehran Tamadon joyeusement appelé « dictateur laïc », ou « fasciste ». L’un des mollahs s’adresse d’ailleurs furtivement à ceux qui verront le film, les spectateurs occidentaux, ce même invité qui, particulièrement habile dans l’argumentation, maintient sa virulence en rappelant que la rigidité des règles est une nécessité absolue pour taire les désirs (le port du voile est interprété comme un moyen de ne pas détourner l’attention des hommes). L’être humain serait donc incapable de réguler ses désirs, raison pour laquelle la société doit prendre en charge le contrôle des potentiels excès individuel. La présence – dans l’absence, le hors-champ – des femmes respectives des quatre mollahs conviées dans la maison, mais maintenues à l’écart des débats, met en relief la conception de la place des femmes au sein de la société iranienne. De fait, l’ouverture et l’universalisme que sous-entend cette réunion sort très difficilement de la dichotomie Orient-Occident, sort du cadre national iranien pour revenir aux grandes fractures culturelles internationales. Pour les mollahs, Mehran, s’il se définit comme iranien, est nourri des codes culturels de la France qui l’a accueilli depuis plusieurs décennies. Pourtant, cette ambiguïté n’entame pas la belle initiative du réalisateur qui se présente à ses invités non pas en analyste-sociologue, mais bien en citoyen.
Le plus étonnant dans Iranien, c’est qu’en dépit des provenances de chacun et des schémas de pensée qui les animent, le réalisateur ne cherche jamais à « trancher » les débats ou à imposer son point de vue. Le but est bien ailleurs, dans le partage, dans un temps compté, de mots, de tâches (la préparation des repas notamment) et d’images (Mehran présente à ses invités une vidéo de ses enfants jouant de la musique dans une crèche française, éveillant la curiosité du regard), des supports culturels tant littéraires que musicaux. Ainsi, la réponse que cherchent les mollahs à leur question n’est jamais apportée par le réalisateur. C’est la caméra qui saisit, dans un tout, la philosophie de l’exercice, bercée par une ironie que l’on trouvait également dans Ceci n’est pas un film (« puis-je retourner la »société idéale » » prononce notamment l’un des mollahs en parlant d’un support papier sur lequel chacun est invité à écrire). C’est le cinéma qui parvient à créer un dénominateur commun pour ces hommes aux horizons différents. Et quand vient le clap de fin, l’utopie disparaît dans une tristesse instantanée et le réel reprend ses droits.
REALISATION : Kaveh Bakhtiari
PRODUCTION : Louise Productions, Kaléo films…
SCENARIO : Kaveh Bakhtiari
PHOTOGRAPHIE : Kaveh Bakhtiari
MONTAGE : Charlotte Tourres, Kaveh Bakhtiari et Sou Abadi
BANDE ORIGINALE : Luc Rambo
ORIGINE : Suisse, France
GENRE : Documentaire
DATE DE SORTIE : 27 novembre 2013
DUREE : 1h40
BANDE-ANNONCE
Synopsis : A Athènes, le modeste appartement d’Amir, un immigré iranien, est devenu un lieu de transit pour des migrants qui, comme lui, ont fait le choix de quitter leur pays. Mais la Grèce n’est qu’une escale, tous espèrent rejoindre d’autres pays occidentaux. Ils se retrouvent donc coincés là, chez Amir, dans l’attente de papiers, de contacts et du passeur à qui ils confieront peut-être leur destin…
PARTIR
Si, pour ceux qui veulent revenir en Iran, l’espoir existe à la marge, dans un espace isolé, réorganisé, confiné car illégal, il en est de même pour ceux qui souhaitent le quitter. Un an avant Iranien, un autre jeune réalisateur iranien expatrié sondait le destin de ceux qui n’acceptaient pas les règles du contrat social iranien. Kahve Bakhtiari présentait à la Quinzaine des réalisateurs 2013 à Cannes sont premier documentaire, L’escale. L’escale, ce n’est pas la Grèce. Ce n’est pas Athènes non plus. L’escale, c’est un sous-sol. C’est ce petit appartement sombre et austère qu’Amir, un iranien détenteur d’un permis de séjour de six mois, offre à de nombreux migrants en transit : Mohsen, Rassoul, Kemran, Fashrad, Hamid, une arménienne, un jeune iranien de 17 ans, et bien d’autres… Amir leur permet, par ses actes d’un héroïsme pudique, d’avoir un refuge et d’être nourris en attendant le nouveau départ. Le film s’ouvre sur l’image du rideau accroché à la fenêtre, qui coupe la lumière, et se termine sur ce même rideau. Voilà tout l’enjeu de cette escale : sortir de l’illégalité, passer de l’autre coté du rideau pour gagner la liberté, là où Iranien défie la légalité iranienne pour ouvrir un débat sur les conditions de libertés des hommes au sein d’une société donnée.
Kaveh Bakhtiari a passé un an en immersion dans l’appartement de Amir pour s’emparer par la caméra de la condition des migrants iraniens à Athènes. Caméra autour du cou pour faire disparaître derrière l’homme le statut de réalisateur, le film est construit à partir d’images tremblantes qui nous convient à être au plus près des migrants. De grands moments de complicité et de solidarité, on bascule brusquement dans l’impatience, l’anxiété, la peur. Certains des migrants auront passé des mois voire des années à se terrer entre les murs avant de repartir. Les images cherchent à capter la réalité pour elle-même et ne pas être qu’une représentation de celle-ci, d’où la nécessité de son immersion dans le milieu qu’il cherche à montrer – encore que la mise en récit, la scénarisation et certains choix au montage peuvent questionner l’authenticité des images dans la mesure où la brutalité avec laquelle Kaveh Bakhtiari passe d’un registre à un autre amoindrit le poids de l’attente, absolument fondamentale, au profit de rebondissements ponctuels bien spécifiques et parfois exceptionnels – ce que rendait inévitable un tournage dans le temps long, contrairement au procédé limité à 48 heures de Mehran Tamadon. L’escale, s’inscrivant sur la durée, capture au fil des confidences l’atmosphère mouvante de ce collectif souterrain. Il est, à cet égard, ponctué de confidences questionnant le monde actuel, cédant dans un débat essentiel la croyance religieuse au pragmatisme et à la réalité des conditions de vie dans lesquelles ces passagers se trouvent plongés. Aussi, tout comme l’impliquent les débats animés dans Iranien, L’escale questionne la pertinence du religieux, mise au défi des désillusions ; si certains continuent de prier, d’autres en revanche mettent en doute ce Dieu qui ne semble avoir de miséricordieux à leur offrir que les coups de matraque des forces de police ou les emprisonnements injustifiés.
Loin de faire le choix d’une auto mise en scène, Kahve Bakhtiari habite chez Amir au point de passer lui aussi pour un migrant parmi les migrants en dehors des rares moments où les autres le prennent à parti pour son rôle de réalisateur – lors d’une scène de tension dans l’appartement, l’un d’eux prononce de façon agacée « Et l’autre avec sa caméra… ». Il ne disparaît donc pas complètement derrière son propos, et le réintègre par certains moments, en particulier grâce à la présence de Mohsen, son cousin. Mohsen est le premier à apparaître à l’écran puisque c’est lui que Kaveh est venu retrouver pour débuter son tournage. On le remarque à la balafre qu’il porte autour des lèvres, qui lui fait porter malgré lui un sourire constant presque tragique qui constituera la principale barrière à la prochaine étape de son voyage. Les épreuves que va traverser Mohsen vont amener les spectateurs à se questionner sur les ressentis du réalisateur lui-même, toujours tus, et c’est dans ces moments où il est pris à parti que le documentaire trouve sa plus grande force.
S’il ne cherche pas forcément l’indignation du public, Kaveh Bakhtiari ne filme pas non plus innocemment ces visages, que l’on peut mettre en relations à d’autres. Au delà des images-réalité, les images-évocation s’imposent aux spectateurs – notons que L’escale a été distribué seulement deux mois après la tragédie du Lampedusa au large de l’île sicilienne pour ne citer qu’un exemple –, en particulier une scène où une migrante arménienne explique sa traversée en mer sur un bateau à cour d’essence, d’une capacité de 10 personnes en transportant plus du double. Si cet événement a fait les gros titres des médias, a soulevé les questionnements de l’opinion publique sur l’enjeu des flux migratoires vers l’Europe, il semblerait que les politiques européennes restent toujours aussi restrictives sur le sujet. Une œuvre comme L’escale, si elle va pas faire changer le monde, peut – et doit – travailler à un nouvel éveil des consciences. Car il est sans conteste un film très actuel, profondément humain et somme toute nécessaire pour donner des visages à ces personnes qu’on ne peut s’imaginer qu’à travers des statistiques.