Ichi the Killer

REALISATION : Takashi Miike
PRODUCTION : EMG, Excellent Film, Omega Project
AVEC : Tadanobu Asano, Nao Omori, Shinya Tsukamoto, Alien Sun, Sabu, Susumu Terajima, Shun Sugata, Toru Tezuka, Yoshiki Arizono, Jun Kunimura
SCENARIO : Sakichi Satô
PHOTOGRAPHIE : Hideo Yamamoto
MONTAGE : Yasushi Shimamura
BANDE ORIGINALE : Karera Musication, Seiichi Yamamoto
ORIGINE : Japon
GENRE : Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 18 novembre 2003 (DTV)
DUREE : 2h09
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un chef de gang a disparu, ainsi qu’une énorme somme d’argent qu’il avait en sa possession. Ses hommes se mettent à sa recherche, pensant d’abord à un coup d’une bande rivale. Mais ils découvrent rapidement que c’est un tueur professionnel qui se cache derrière toute cette affaire…

Si voir un film est une expérience en soi, se sentir agressé par lui n’est-il pas au fond quelque chose de légitime ? Takashi Miike enfonce ici le clou avec le film le plus dégénéré de sa carrière. C’est peu dire qu’il va y avoir du sang et de la cervelle sur les murs…

Parfois, il n’y a aucun mal à se faire du mal. Non pas que l’on serait soudain devenu sadomaso par la force des choses (quoique, pour ce qui est de notre goût pour le cinéma extrême…), mais avouons-le, retarder toujours plus notre envie d’expulser un jugement définitif sur un film super-taré peut parfois être assimilé à de la rétention, à mi-chemin entre la douleur de résister et le plaisir de cracher enfin la purée. Nombreux sont les films que l’on placerait sans hésiter dans cette catégorie, mais celui qui passe aujourd’hui sur le grill a presque valeur de manifeste, et pour cause : si masochisme il y a, c’est aussi bien dans ce qui détermine les partis pris de son cinéaste que dans la thématique qu’il essaie d’explorer. Cela fait certes bien longtemps que l’on s’est familiarisé avec le cinoche barré et foutraque du père Takashi Miike, et faire de temps en temps un petit détour par les recoins les plus sales de sa filmo schizophrène n’est jamais pour nous déplaire. Mais dans le cas d’Ichi the Killer, tous les curseurs ont été poussés super loin. Tortures insoutenables, gore extrême, sadisme sexuel, personnages fous à lier, intrigue improbable… Le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat n’a pas volé sa réputation d’œuvre la plus extrémiste de son cinglé de réalisateur. Un peu comme si Miike, jusqu’ici réputé à l’internationale comme agitateur du trash nippon ni mauvais (Audition, Visitor Q, Dead or Alive…) et soudain perfusé au second degré le plus sardonique qui soit, ne visait alors rien d’autre que l’abhorration pure et simple de tout ce que les mots « tabou » et « bienséance » peuvent encadrer. Autant dire que la liste des personnes ayant tout à gagner à rester le plus loin possible de cet « ovni indéfendable » est longue comme le bras : les âmes sensibles, les estomacs fragiles, les testicules en carton, les pythies féministes, les lecteurs de Télérama, les cathos réacs de Promouvoir, les bobos SJW qui pissent du thé vert, etc… En revanche, si vous aimez vous faire violence avec un gros sourire de vicelard sur la tronche, entrez donc. Et inutile de vous déchausser…

Dès l’introduction, le ton est donné : une caméra calée sur la dynamique de la chaîne d’un vélo lancé à pleine vitesse dans les ruelles tokyoïtes, s’agitant non-stop à chercher quelque chose à filmer ou tentant parfois de figer l’image pour isoler une posture particulière. Le tout en passant d’un dialogue sec entre yakuzas au tabassage d’une jeune femme par son mari violent, sous l’œil attentif d’un témoin pervers – pas encore identifié – qui a pris le soin de se vider les bourses sur une plante avant de s’enfuir. Et tandis que le titre du film s’affiche alors en surimpression d’une flaque de sperme (rires), Miike y intègre le plan furtif d’un individu immobile sous la pluie – on reconnait alors Shinya Tsukamoto – dont on peine à saisir l’utilité dans le récit (on ne sait pas encore qu’il s’agit du « marionnettiste » de toute l’intrigue). Tout le principe du film est résumé dans ce prologue : une sensation de gratuité totale, une narration qui se cherche quand elle ne paraît pas totalement absente, des sous-intrigues qui semblent jouer au squash avec une balle invisible, mais surtout une façon très maline pour Miike de faire monter la sauce autour d’un film qui ne va rien respecter du tout. De ce fait, la narration décousue d’Ichi the Killer n’obéit à aucune règle, passe d’un personnage à un autre sans souci de transition, ose des flashbacks dont la nature n’est pas toujours claire, déballe une esthétique visuelle hideuse à souhait, et se fiche éperdument d’honorer le besoin de fluidité d’une mise en scène pensée en amont – Miike est réputé pour tourner plus vite que son ombre. Plutôt que de hurler au néant créatif et au je-m’en-foutisme le plus total (une réaction tout de même légitime), et au vu des enjeux développés par le récit, on se fait vite une idée du truc : pourquoi ne pas lire tout cela comme un film qui inviterait le spectateur à « subir » et non à « réfléchir » ?

La proposition de Miike n’a rien d’une exploration sécurisée par les limites du médium filmique. C’est au contraire une agression graphique qui se déleste de la moindre règle et qui, par toutes ses composantes (surtout le fond caché de son scénario teubé), se révèle capable de donner vie à une vraie mécanique de jouissance. Logique totale d’un film sadomaso basé sur un matériau d’origine déjà marqué par cet état d’esprit, et que Miike, finalement moins roublard qu’il n’en a l’air, s’est réapproprié à sa sauce. En effet, Ichi the Killer se veut avant tout l’adaptation du manga éponyme et sacrément hardcore de Hideo Yamamoto, narrant l’affrontement entre Ichi, tueur sexuellement troublé par un trauma d’enfance et instrumentalisé par une guerre des gangs, et Kakihara, yakuza sadique lancé à ses trousses, dont la particularité physique consiste en une bouche fendue, « cousue » par des piercings et figée dans un terrifiant rictus. On devine bien qui aura ici droit à la préférence de Miike : plutôt que de se concentrer sur ce pauvre Ichi (Nao Omori) qui tranche en rondelles ses compatriotes via sa technique radicale du kakato geri (on vous laisse la découvrir…), le cinéaste n’a ici d’yeux que pour Kakihara (Tadanobu Asano), cinglé puissance mille qui ferait passer le Joker dessiné par Bob Kane pour un ami de Casimir. Car, oui, loin d’être un banal yakuza un peu plus agité que la moyenne, le bonhomme est surtout un sadomaso plus tordu tu meurs, jouissant aussi bien de la souffrance qu’on lui inflige que de celle qu’il inflige aux autres, et qui, suite au massacre sauvage – par Ichi – de son patron (lequel ne cessait de l’humilier pour son plus grand plaisir), devient presque une sorte de rônin dégénéré, subissant une inversion des rôles qui l’incite à troquer le « maso » contre le « sado ».

La seule présence de ce personnage suffit donc à tout parasiter, à tout pervertir, en particulier ce qui sous-tend le genre ultra-populaire auquel le film souhaite se connecter. En effet, le code d’honneur des yakuzas, selon lequel il faut laver l’honneur du chef éliminé par la vengeance, est ici découpé façon sashimi, de même que toutes les conventions du yakuza-eïga, jusqu’ici identifiées et honorées par de très grands cinéastes comme Kinji Fukasaku ou Takeshi Kitano, passent l’une après l’autre à la moulinette Miike. C’est que le cinéaste utilise Kakihara comme un double à peine voilé, visiblement incapable de rater une occasion de sadiser tout ce qu’il touche, comme en témoigne cette hallucinante torture gratuite d’un yakuza anonyme (joué par Susumu Terajima, acteur récurrent de… Takeshi Kitano, tiens, comme par hasard !), ici suspendu nu à des crochets par un bourreau rigolard qui lui transperce à peu près toutes les parties du corps avant de l’ébouillanter avec de l’huile ! Et ça ne va pas s’arrêtera là : peu de temps après, ce n’est pas le petit doigt que Kakihara va devoir se trancher pour s’excuser de la gratuité de son acte, mais carrément sa propre langue ! Ce qui ne l’empêchera pas ensuite de répondre pépère à un coup de téléphone, conscient que « le corps humain se régénère » (ah ?) et articulant tant bien que mal en crachant de grosses qualités de sang sur le lino – cela donne une bonne idée de ce second degré trash visant à désamorcer l’ignominie de chaque scène.

Vous trouvez que ça va trop loin et que ça ne sert à rien ? Pas de souci : Miike vous répond par un doigt d’honneur et élève au cube le taux de penchants sadiques dès qu’il en a l’occasion. Ce que l’on pourrait assimiler à une relecture dépravée du yakuza-eïga renferme ici un film SM au sens littéral du terme, où l’effet de complaisance devient un pur concept de mise en scène, exagérant tout jusqu’à créer un effet d’hypnose. Qu’importe le look bâclé des effets spéciaux (était-ce pour se rapprocher de l’aspect « cartoon » du manga de Yamamoto ?), qu’importe les quelques baisses de rythme d’un récit qui s’étire peut-être un tantinet (on y a souvent droit chez Miike), et qu’importe la scène finale en queue de poisson, puisque tout consiste ici à explorer une culture de la violence et du sadomasochisme de plus en plus généralisée à l’échelle humaine. Les cinéphages ne seront donc pas surpris en retrouvant ici au casting Shinya Tsukamoto, génial cinéaste underground dont les films, de Tetsuo à Bullet Ballet en passant par Tokyo Fist, appuyaient l’obsession de l’animal social moderne, pion d’une société cloisonnée et soumise aux dérives de la technologie, à retrouver son libre arbitre par les sensations les plus extrêmes, coincé entre plaisir et douleur. Ichi the Killer apporte lui aussi sa pierre à l’édifice par le biais de son duel central : entre un corps tordu qui jouit à martyriser son prochain (quitte à rêver lui-même d’être une victime) et un jeune esprit fragile que l’on hypnotise à des fins meurtrières (au risque d’en faire le pire des monstres), le plaisir reste corollaire de la souffrance infligée à autrui, devenue épicentre des relations humaines. La dualité est ici reine : chacun est à la fois victime et bourreau, aussi bien la femme (torturée et tabassée quand elle n’use pas de ses charmes pour « torturer » les esprits fragiles) que l’homme (intolérant et pathétique dans son individualisme et son asservissement social).

De ce fait, toute la stratégie de Miike consiste à jouer le rôle du sale gosse vicieux, qui fuit la lecture morale des choses – on se marre d’entendre certains hurler à la misogynie – pour simplement prendre le pouls d’un chaos pulsionnel que l’on ne peut plus mesurer ni contrôler. L’exagération outrancière des situations et des personnages l’aide bien sûr à faire passer la pilule, histoire d’éviter de prendre les choses trop au sérieux, de même que la présence d’un personnage assez émouvant (Kaneko, ex-flic devenu yakuza rallié par ses collègues, ici incarné par le réalisateur Hiroyuki Tanaka, alias « Sabu ») lui permet de verser une petite louche d’humanité dans ce tourbillon de sadisme. Mais ce sont avant tout des images insensées que l’on garde en tête après coup, allant des mille et une façons de découper son prochain jusqu’à cette vision dingue d’un yakuza déguisé en ours qui renifle l’entre-jambe d’une femme mutilée pour repérer son agresseur ! A la fois révulsives par leur crudité et hilarantes par leur surréalisme, ces visions-là forment l’identité d’un film dingue qui a su transformer son ultraviolence en argument de vente : rappelons que des sacs à vomi furent distribués aux spectateurs lors de l’avant-première d’Ichi the Killer au festival de Toronto en 2001, et que la censure de certains pays conservateurs – surtout les Etats-Unis et l’Angleterre – aura bien aiguisé ses sécateurs, histoire de s’acharner comme il se doit sur une œuvre masochiste qui, on en est persuadé, l’avait un peu cherché. En même temps, c’est à se demander si Takashi Miike ne nous avait pas glissé son conseil de visionnage au détour d’une réplique : « N’aie pas peur, ça va juste faire extrêmement mal ! ». Ouais, faisons comme si. Parce que nous, incorrigibles cinéphiles masos que nous sommes, on en redemande toujours plus.

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