REALISATION : Lars Von Trier
PRODUCTION : Copenhagen Film Fund, Film i Väst, Les Films du Losange, Zentropa
AVEC : Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman, Siobhan Fallon Hogan, Sofie Gråbøl, Riley Keough, Jeremy Davies, Yoo Ji-tae
SCENARIO : Lars Von Trier
PHOTOGRAPHIE : Manuel Alberto Claro
MONTAGE : Molly Marlene Stensgaard
BANDE ORIGINALE : Victor Reyes
ORIGINE : Allemagne, Danemark, France, Suède
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 17 octobre 2018
DUREE : 2h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : États-Unis, années 70. Nous suivons le très brillant Jack à travers cinq incidents et découvrons les meurtres qui vont marquer son parcours de tueur en série. L’histoire est vécue du point de vue de Jack. Il considère chaque meurtre comme une œuvre d’art en soi. Alors que l’ultime et inévitable intervention de la police ne cesse de se rapprocher (ce qui exaspère Jack et lui met la pression) il décide – contrairement à toute logique – de prendre de plus en plus de risques. Tout au long du film, nous découvrons les descriptions de Jack sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation avec un inconnu, Verge. Un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d’explications détaillées sur les manœuvres dangereuses et difficiles de Jack…
Bon, OK, le film testamentaire, ce n’était donc pas celui que l’on pensait… On en était sûr, pourtant. On avait pris soin de déceler dans chaque micro-détail de Nymph()maniac (et surtout dans sa version non censurée de 5h30 !) tous les contours d’un vrai et grand film-somme, d’une œuvre terminale au sens le plus noble du terme, d’un autoportrait déguisé à travers lequel Lars le cinglé avait enfin pu synthétiser toutes ses problématiques, toute sa condition d’artiste torturé, toute sa propension à laisser Popaul et Mickey polémiquer sans que Mickey finisse par gagner, on en passe et des meilleurs. Bref, le film du bout du chemin, la synthèse d’un long processus de réflexion et de rédemption, la page à tourner afin de pouvoir passer à autre chose. Et puis non. Sans crier gare, l’histoire se répète avec Thanatos à la place d’Eros. Et surtout, on sent que la fin se rapproche. Que ça va être pire. C’est le cas. C’est même littéral. Mais est-ce un compliment pour autant ? Même sans aller jusqu’à tutoyer le plus bas niveau d’une filmographie passionnante mais inégale qui alternait déjà les petits objets vite vus vite oubliés (citons Le Direktor et Five Obstructions, ses péloches les moins stimulantes), The House That Jack Built a cela de frustrant qu’il suscite un doute qu’on n’aurait jamais pensé avoir face à un film de Lars Von Trier : le spectateur devait-il se sentir concerné ou stimulé à un quelconque moment par rapport à ce qu’il venait de voir ? Et au vu des réactions scandaleuses glanées ici et là, comment expliquer un tel néant en matière de ressentiments sur 2h35 de projection ? Dure réalité pour un film très épineux qui fait bel et bien l’effet d’un caillou dans une chaussure, hélas ni constructif ni propice à une quelconque remise en question.
Le premier indice à relever pour élucider une partie du problème tient sans doute dans un virage à 180° que l’on avait pris soin de relever dès l’annonce du projet. En effet, pour la première fois depuis sa lointaine trilogie européenne (Element of Crime, Epidemic, Europa), Lars utilise un personnage masculin comme double de ses obsessions à l’écran. Un détail, certes, mais la surprise est bien réelle, tant le cinéaste – un vrai féministe qui n’osera jamais s’avouer ainsi – ne s’était jusqu’ici jamais retenu pour conspuer la bêtise et la faiblesse des hommes face à des femmes à la fois fortes et fragiles dans lesquelles il aimait se projeter – ceux et celles qui persistent à l’accuser de misogynie mériteraient un bon coup de cric sur le crâne. Il n’est pas étonnant que Lars ait gommé fissa le rapport d’empathie et d’identification à un tel protagoniste (un serial-killer qui conçoit le meurtre comme une œuvre d’art), mais suivre un antihéros nécessitait au moins de se familiariser avec sa psyché sans pour autant l’accepter. C’est là que le bât blesse : la division du film en cinq chapitres sensés refléter cinq étapes du parcours meurtrier de Jack (60 au total, selon les dires de l’intéressé) n’offre ici qu’une vision fragmentaire de l’individu, dépourvue de toute logique évolutive. Ce que Lars Von Trier met ici en scène est moins une vue d’ensemble que cinq pièces d’un puzzle qu’il a laissé incomplet. Très éloigné d’un Patrick Bateman qui suintait de suffisance pince-sans-rire et de cynisme rouge cramoisi dans les écrits de Bret Easton Ellis, son Jack n’est qu’un énergumène dont on saisit l’origine du schéma interne via un montage rapide de deux souvenirs d’enfance très « Rosebud » dans l’âme (un canard amputé au sécateur, le bruit des faucheurs qui coupent le blé) et dont les cinq meurtres présentés n’iront pas au-delà de leur promesse de départ. Ce sont des meurtres, point barre. Intenses et révulsifs dans la théorie, mais ternes et sinistres à l’écran.
Dès la scène d’introduction, on sent déjà pointer le malentendu à l’horizon. Juste après avoir vu une quadra blonde (Uma Thurman) en panne de voiture qui arrête Jack (Matt Dillon) au milieu d’une route forestière pour lui demander de l’aide, il suffit d’un verbiage idiot et prétentieux de la demoiselle pour avoir envie de suggérer à Jack de lui défoncer la tronche, histoire de passer fissa à la scène suivante. Ce qui ne manquera pas d’arriver dans un effet choc d’une demi-seconde… qui se regarde sans se ressentir. Avec, juste après, la mise en évidence de ce qui va guider la narration : une confession de Jack face à un mystérieux individu dénommé Verge (Bruno Ganz), où l’un expose crûment sa vision radicale du meurtre comme œuvre d’art, vision farfelue que l’autre va tenter de freiner ou de contrer. Ainsi vont se dérouler les cinq chapitres, qualifiés d’« incidents » : un acte horrible suivi de sa relecture a posteriori via un confessionnal en voix off. Cela rappelle bien sûr le très long échange entre Charlotte Gainsbourg et Stellan Skarsgard qui donnait tout son sel à Nymph()maniac : ce principe de miroir symbolique entre l’image et le dialogue faisait mine de flirter avec le didactisme pour neuneu, mais servait en réalité de valise à digressions rigolotes et parodiques chez un Lars Von Trier qui se moquait à loisir des métaphores et de la psychologie de bazar. La division de ton et de discours qui anime Lars Von Trier et son cinéma est désormais ciblée : elle fait dévier la ligne entre sérieux et ironie, utilisant le plaisir du verbe et de la conversation pour révéler de façon narquoise un monde soumis à toutes les interprétations – même les plus imbéciles – et à tous les dérèglements – surtout les plus intellectuels.
The House That Jack Built en duplique le principe, mais peine à en reproduire la grandeur parodique et stimulante, à dérouler une enfilade d’analogies foutraques où s’enchaînent une chose et son contraire. A quoi doit-on cet effet de répétition devenu un effet de régression ? Sans doute au fait que les théories de Jack sur tout un tas de sujets brûlants (la loi du Talion, la « pourriture noble » du raisin, la chasse assimilée au nettoyage ethnique, l’esthétique de l’architecture nazie, etc…) ont ici moins l’air d’être des divagations idiotes que des réflexions nietzschéennes propres au cinéaste – sa tambouille provoc qui lui avait valu un scandale cannois est ici resservie telle quelle. Pas très malin de la part de Lars de désaper sa propre contradiction avec autant d’assurance pour au final s’auto-fucker dans sa logique disruptive, qui plus est quand le climax de la démonstration consiste à le voir ressortir des extraits de ses propres films. Quant au « confesseur » Verge, son vrai rôle se devine vite : une sorte de Virgile qui essaie de guider Dante à travers les Enfers. Sauf que le film, lent et rébarbatif, n’a rien d’une « divine comédie ». Les discours explicatifs qu’il multiplie jusqu’à l’usure ne sont plus d’insidieuses armes de destruction (avec pour cibles les codes moraux, les dogmes, les sciences et l’humanisme), mais des paroles frelatées à peine plus efficaces qu’un coussin péteur. Plus Jack fait mine d’avancer dans sa tambouille fumeuse, plus il en vient à des constats vieillots (« Un artiste doit être cynique et ne jamais se soucier du bien des autres », merci, on sait, Zulawski l’a déjà prouvé…), plus son processus meurtrier semble voué à se gripper. Et à l’écran, c’est juste édifiant : même avec un tranchage de nichons au couteau de chasse (pauvre Riley Keough) et une taxidermie pratiquée sur un gosse à la cervelle explosée, pas un meurtre ne procure ici le moindre effet de sidération ou d’horreur. On parie que cela vient du fait que Lars, trop amer, n’a plus assez d’énergie pour scandaliser. Et que cette chute littérale d’un homme aux Enfers pourrait bien être la sienne.
A ce stade, on peut donc relever deux films dans The House That Jack Built. D’un côté, la confession terminale d’un Lars Von Trier qui aurait abandonné son sadisme vicelard et subversif pour s’en tenir à un discours de vieux nihiliste fatigué. De l’autre, un film de serial-killer que l’on fantasmait extrême et définitif, mais qui manque de couilles en matière de violence graphique (sérieux, ce film a choqué des gens à Cannes ?!?). Sur ce deuxième point, on notera toutefois que le regard de Lars Von Trier sur la figure même du serial-killer est à prendre en considération, tant on sent qu’elle ne l’intéresse pas. Le tueur n’est ici défini qu’au travers d’une dichotomie (l’horreur qui pervertit l’innocence, l’enfer réel qui tord l’image du paradis perdu) et l’épilogue mystique qui l’amène littéralement au bord – et au fond – du gouffre se veut une déviation mythologique de son propre parcours (grosse arnaque morale dans l’idée de franchir un précipice impossible pour sauver son âme). Regarder et suivre un serial-killer chez Lars Von Trier, c’est regarder le gouffre métaphysique dans lequel l’âme damnée va chuter comme une idiote. Et avant sa chute à elle, c’est la chute du monde que l’on contemple. Ce monde orgueilleux, morne, sombre et sans couleurs, où un tueur se met – maladroitement ou pas – en danger sans jamais être inquiété (à une sirène de police près), où le hasard le plus cruel laisse hors-champ l’atrocité la plus évidente, où le moindre appel à l’aide n’a pour seule réponse que le pire des silences. Et Dieu dans tout ça ? Au mieux une vaste fumisterie, au pire un complice de l’horreur qui, s’il existe vraiment, permet à Jack d’être sauvé en faisant tomber une pluie diluvienne sur un sol souillé du sang d’une de ses victimes. En digne « Mister Sophistication » du massacre du genre humain, Jack se fait ici l’égal du « mec en haut » et pratique le massacre des innocents à la manière d’un acte de foi, d’une œuvre d’art – notons ici un usage puissant des peintures de Delacroix. Sur ce versant-là, le film invite à jouir – voire à rire – des instants les plus inadéquats à ce genre de réaction. Et c’est sa seule vraie qualité.
Que peut-on extraire au final de The House That Jack Built ? Le récit d’une errance nihiliste qui évolue lentement vers la catabase ? La pathétique histoire d’un taré qui s’est cru plus malin que le Malin à force de zigouiller son prochain sur fond d’une utilisation génialement ironique du Fame de David Bowie ? L’ultime doigt d’honneur d’un artiste que l’on sent sinon épuisé, en tout cas trop régulier et moins inspiré dans ses audaces provocatrices ? Dans un sens, c’est le titre du film qui nous invite à mettre un point final à l’affaire. Ce dernier pouvait avoir l’air d’une promesse ou d’une plaisanterie, mais il porte en lui – et sans doute malgré lui – l’aveu d’échec du film et de son cinéaste. Ingénieur architecte de son état, Jack veut en effet se construire une maison censée parachever son œuvre criminelle, mais finit toujours par la détruire faute de n’avoir su dépasser le stade du plan et de la maquette. La « maison que construit Jack », c’est bien sûr l’apogée que vise Lars Von Trier, celle-là même qu’il s’obstine à vouloir atteindre sans se rendre compte qu’il l’a déjà tutoyée auparavant. L’ombre de Nymph()maniac ne cesse ici de hanter ce film-somme trop malade et trop faiblard pour en dévoiler de vraies et solides fondations. Peut-être que le film peut fasciner et intéresser – à défaut de convaincre – si on le prend ouvertement comme un aveu d’impuissance, voire comme un adieu modeste et discret. A vrai dire, on serait tenté de le lire ainsi. Mais rien que le fait d’imaginer ce génie de Lars Von Trier quitter la grande maison du 7ème Art par la petite porte du derrière serait un bien triste chant du cygne. L’idiot, ce n’est pas lui. Pourtant, on le sent amusé à l’idée qu’on puisse y croire, et de la part de celui qui a réalisé Les Idiots, ça tomberait sous le sens. Sacré Lars.
1 Comment
Quelle très belle plume assassine qui envoie le film directement dans le torrent de feu de l’enfer, en même temps que Jack… mais moi modeste cinéphile, il m’a bien mis un caillou dans chaque chaussure…. ;) ;) ;)