Hitchcock

REALISATION : Sacha Gervasi
PRODUCTION : Fox Searchlight Pictures, The montecito picture company, Cold Spring Pictures
AVEC : Anthony Hopkins, Helen Mirren, Jessica Biel, Scarlett Johansson, James D’Arcy
SCENARIO : John J. McLaughlin
PHOTOGRAPHIE : Jeff Cronenweth
MONTAGE : Pamela Martin
BANDE ORIGINALE : Danny Elfman
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Biopic
DATE DE SORTIE : 6 février 2013
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Alfred Hitchcock, réalisateur reconnu et admiré, surnommé « le maître du suspense », est arrivé au sommet de sa carrière. A la recherche d’un nouveau projet risqué et différent, il s’intéresse à l’histoire d’un tueur en série. Mais tous, producteurs, censure, amis, tentent de le décourager. Habituée aux obsessions de son mari et à son goût immodéré pour les actrices blondes, Alma, sa fidèle collaboratrice et épouse, accepte de le soutenir au risque de tout perdre. Ensemble, ils mettent tout en œuvre pour achever le film le plus célèbre et le plus controversé du réalisateur : Psychose.

A l’heure où l’on écrit ces lignes, le nouveau film de Steven Spielberg vient tout juste de débarquer dans les salles, entraînant avec lui un large éventail de réactions contrastées que Hitchcock devrait sans doute se coltiner à son tour. Pourtant, que l’on soit réceptif ou non au contenu de ces deux films ainsi qu’au matériau narratif qu’ils proposent, les éternels reproches que les critiques déversent en général sur le biopic (genre très pratique à Hollywood pour meubler le manque d’inspiration des scénaristes tout en visant les Oscars) n’ont finalement pas lieu d’être dans ces deux exemples, tant la recette récurrente du genre (suivre un personnage historique de la réussite jusqu’à la chute, afin de prouver que tout être humain est contradictoire) se révèle ici absente et/ou transcendée sous un autre angle. Ainsi donc, si Lincoln se focalisait sur un instant précis de l’Histoire américaine en compagnie des hommes qui allaient poser les fondations de la démocratie, Hitchcock évite lui aussi la biographie pesante et redoutée pour se fixer sur une période temporelle finalement très réduite : celle de la mise en chantier de Psychose, succès XXL au box-office de l’époque et chef-d’œuvre matriciel du thriller horrifique.

Evidemment, lorsque l’on a parcouru un grand nombre d’ouvrages sur tonton Alfred et que l’on a épuisé plusieurs visionnages du making-of de Psychose, on pouvait aussi craindre l’absence de faits nouveaux et d’informations inavouables. Or, la réussite inattendue du film provient justement d’un trompe-l’œil permanent (et pourtant bien diffus) avec la réalité des faits, jouant à plein régime la pure retranscription d’événements aujourd’hui connus de tous pour opérer de temps en temps quelques petits virages oniriques bien calculés qui lèvent le voile sur la personnalité toujours complexe et insaisissable de son génial protagoniste. Fouiller l’âme d’une personnalité réputée en faisant mine de se coltiner la liste des étapes obligées du biopic pour finalement mieux détruire cette idée lorsque tombe le générique de fin, tel sera le pari du film. Et de la part du journaliste-réalisateur Sacha Gervasi, ce n’est finalement pas une surprise : le simple fait de se rappeler qu’il s’agit du scénariste du Terminal (où une situation extraordinaire mais bien réelle était exploitée à des fins symboliques et humanistes) et du réalisateur d’Anvil (documentaire génial sur un groupe de speed-metal canadien) était déjà un indice en soi. Sa capacité à exploiter une tranche du réel sous l’angle d’une fiction jubilatoire où le montage bouscule les attentes du spectateur trouve ici un écrin de premier choix. Du coup, mieux vaut oublier dare-dare une bande-annonce qui n’avait en effet rien de très rassurant, et pénétrer sans crainte sous la douche.

L’origine du projet est à chercher en 1990, lorsque qu’un certain Stephen Rebello publia le livre Alfred Hitchcock and the Making of Psycho qui explora et détailla tous les aspects de la création de Psychose (sorti trente ans auparavant). Ne tournons pas plus longtemps autour du pot, rien ne manque au film : l’hésitation de Hitchcock sur ce que devait être son prochain projet après La mort aux trousses, le coup de foudre pour le roman de Robert Bloch, l’autofinancement du projet en raison de la frilosité des dirigeants du studio Paramount, la difficile constitution du casting, le secret absolu imposé par le réalisateur sur chaque élément du scénario ou du tournage, la fascination grandissante du cinéaste pour ses actrices, l’influence grandissante de la femme de Hitchcock sur l’élaboration du projet et du résultat final, les réactions houleuses avec le comité de censure, la fabrication de la musique de Bernard Herrmann et, bien sûr, le triomphe tant espéré lors de la sortie en salles. Sauf que, pour utiliser une métaphore visuelle, tous ces éléments (sauf un) seront en grande partie des petites briques noires perdues sur un vaste mur couvert de multiples couches de couleur, et sur lequel seules les couleurs primaires vont ressortir à l’œil nu. On ne mettra pas longtemps à s’en rendre compte, tant le déroulé précis de la mise en chantier de Psychose ne semble pas être inscrit au premier plan, du moins à partir du moment où la préproduction touche à sa fin : en guise d’exemple, l’ambiance sur le plateau de tournage est évacuée en quatre ou cinq courtes scènes, et même le tournage de la fameuse scène de la douche, que l’on imaginait élargi et exploré dans ses moindres détails étant donné le culte suscité depuis toujours par cette séquence, se voit réduit à trois minutes.

Car, aussi bien dans cette scène que dans le reste du métrage, une seule chose intéresse Gervasi : un homme-orchestre qui semble à la fois tout contrôler et rester en retrait de son propre projet de cinéaste. Ici, le simple fait de voir Hitchcock simulant des coups de couteaux face à une Janet Leigh terrorisée sous la douche, tout en imaginant éliminer avec rage ceux qu’il ne porte pas en estime (des dirigeants du studio jusqu’aux censeurs, en passant par le supposé amant de son épouse), permet de cibler attentivement l’ambition du film et d’éviter de crier au simple biopic sans finalité. Certains pourront évidemment râler que la majorité des acteurs (en particulier Anthony Hopkins, James D’Arcy et Scarlett Johansson) n’ont pu être engagés qu’au regard de leur ressemblance parfois assez frappante avec leurs personnages réels (ce qui n’est pas totalement faux), mais, au même titre que la prestation saisissante de Daniel Day-Lewis dans Lincoln, le mimétisme quasi éblouissant dont ils font preuve jusqu’au bout évacue la crainte de n’y voir qu’un défilé d’imitations lourdingues. Pour tout dire, le rôle le plus marquant reste celui d’Helen Mirren, impériale en femme de l’ombre dont la réussite des films de son époux est ici corollaire de l’influence qu’elle pèse auprès de ce dernier. Le reste, entre des échappées supposément adultères en compagnie d’un scénariste raté (incarné par Danny Huston) et des pastilles oniriques qui exploitent le personnage d’Ed Gein comme psychanalyste de Hitchcock (une idée assez gonflée, mais sensée), forme la moelle centrale du projet, entièrement focalisée sur la personnalité fuyante d’un artiste qui s’attache tellement au contrôle de son œuvre qu’il finit par s’égarer entre réalité et fantasmes. Au point qu’on se persuade presque, à un certain point, de considérer le tournage de Psychose comme un simple détail.

On parlait de personnalité fuyante en ce qui concerne Hitchcock, mais le mot « pervers » serait sans doute plus adapté, son statut de manipulateur et de sadique n’étant plus un secret pour personne depuis longtemps en ce qui le concerne : il suffit de se souvenir de son obsession malsaine pour l’actrice Tippi Hedren ou de sa persistance à injecter des métaphores sexuelles dans tous ses films pour prendre la censure à son propre piège (rappelons-nous du plan final de La mort aux trousses). Ici, on en aura un bel exemple au vu de son expérience avec les actrices : d’une Vera Miles qui aura laissé de côté le rôle central de Sueurs froides pour cause de grossesse (ce que Hitchcock ne comprend pas) jusqu’à une Janet Leigh en qui il croit reconnaître l’incarnation de la figure féminine parfaite (la « blonde » hitchcockienne que Hedren sublimera à la perfection), on sent ici la chute progressive d’un cinéaste dévoré par son univers et ses fantasmes, tellement obsédé par le contrôle qu’il en arrive à ne plus savoir gérer sa propre vie, et de plus en plus aigri envers ceux qui l’ont érigé en incarnation absolue de « maître à suspense ». En cela, si l’on se permettait il y a quelque temps de considérer Psychose comme le chef-d’œuvre absolu d’Alfred Hitchcock, on ira définitivement plus loin en y voyant surtout son film-charnière, marquant une rupture décisive entre la période « heureuse » du cinéaste, définissable par une succession ininterrompue de succès, et la seconde, certes non dénuée de coups de génie (dont Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie) mais dans laquelle le maître aura fini par se laisser déborder par ses obsessions, au risque de voir peu à peu son style perdre en efficacité. Et lorsque le générique tombe au terme d’un sentiment de victoire pour le cinéaste, on n’est pourtant pas en état d’hilarité, tant le système interne d’Alfred Hitchcock nous semble désormais si proche, si familier, si inquiétant. Sacha Gervasi a bel et bien réussi son coup : nous confronter à la psychose d’un artiste.

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