REALISATION : Ben Wheatley
PRODUCTION : Recorded Picture Company, Le Pacte, The Jokers
AVEC : Tom Hiddleston, Jeremy Irons, Luke Evans, Sienna Miller, Elisabeth Moss, James Purefoy, Sienna Guillory, Keeley Hawes…
SCENARIO : Amy Jump
PHOTOGRAPHIE : Laurie Rose
MONTAGE : Amy Jump, Ben Wheatley
BANDE ORIGINALE : Clint Mansell
ORIGINE : Royaume-Uni
GENRE : Drame, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 6 avril 2016
DUREE : 1h59
BANDE-ANNONCE
Synopsis : 1975. Le Dr Robert Laing, en quête d’anonymat, emménage près de Londres dans un nouvel appartement d’une tour à peine achevée. Il va vite découvrir que ses voisins, obsédés par une étrange rivalité, n’ont pas l’intention de le laisser en paix. Bientôt, il se prend à leur jeu. Alors qu’il se démène pour faire respecter sa position sociale, ses bonnes manières et sa santé mentale commencent à se détériorer en même temps que l’immeuble : les éclairages et l’ascenseur ne fonctionnent plus mais la fête continue ! L’alcool est devenu la première monnaie d’échange et le sexe la panacée. Ce n’est que bien plus tard que le Dr Laing, assis sur son balcon en train de faire rôtir le chien de l’architecte du 40ème étage, se sent enfin chez lui…
« Avec ses quarante étages et ses mille appartements, la tour n’offrait que trop de possibilités de violences et d’affrontements […] Les vieilles divisions sociales fondées sur la puissance, le capital et l’égoïsme avaient ressurgi, ici comme ailleurs […] C’était bien à une redistribution verticale des trois clases traditionnelles que la tour avait d’ores et déjà procédé. »
J.G. Ballard – Extraits de « I.G.H »
Film après film, Ben Wheatley aura fini par trouver une place de choix dans cette catégories de réalisateurs frontaux, qui déboulent de nulle part pour finir par être indispensables. Avec une fréquence d’un film par an (dont le traumatisant Kill List et le misanthrope Touristes), ce stakhanoviste british aura surtout usé d’une cruauté intrinsèque dans sa peinture des rapports humains, n’hésitant jamais à casser les règles d’identification pour mieux nous imposer une mise à l’écart du confort inhérent à l’expérience en salle – du moins à celle que le cinéma moderne cherche désormais à imposer. Présenté par Wheatley lui-même comme l’aboutissement de son cinéma, High-Rise a en effet tout du rollercoaster, combinant le goût de l’expérimentation formelle, la recherche de l’intensité émotionnelle la plus accrue, et l’humour le plus noir en tant que piment sous-jacent. C’était même le minimum pour une adaptation du visionnaire I.G.H de l’écrivain anglais J.G. Ballard, dont certains ouvrages furent précédemment adaptés sur grand écran par Steven Spielberg (Empire du Soleil en 1987) et David Cronenberg (Crash en 1996). La « Ballard’s touch » est assez simple à résumer : des personnages évoluant des mégalopoles aliénantes où le sexe, la violence et les nouvelles technologies influent durablement sur leur comportement. La dystopie développée dans I.G.H (dernier volet d’une trilogie intitulée La trilogie du béton, dont faisait déjà partie le roman Crash !) allait dans ce sens, en prédisant dès 1975 l’implosion de la hiérarchie des classes sociales dans de luxueux et ultramodernes gratte-ciels. Du pain béni pour Ben Wheatley, qui s’est pour le coup surpassé.
Selon les urbanistes contemporains, les I.G.H (ou « Immeubles de Grande Hauteur ») sont à définir comme un concept de « ville dans la ville », offrant à ses résidents tous les avantages de la vie moderne, notamment à travers le formatage de certains étages pour les commerces, les écoles ou les loisirs. On voit d’ici le tableau : un environnement socio-architectural d’autant plus menacé d’implosion qu’il contribue à isoler ses habitants du monde extérieur et que les étages du gratte-ciel servent une délimitation précise des classes sociales. Les riches en haut, les pauvres en bas : depuis le Metropolis de Fritz Lang jusqu’au Elysium de Neill Blomkamp, on connait la chanson. L’avantage du roman de Ballard était d’évoquer moins une révolte verticale qu’une dégénérescence transversale, où la dépendance à la technologie mécaniserait les gens – une constante dans l’œuvre de Ballard – et où le rôle de chacun ne serait jamais simple à définir. D’où un pur cauchemar de vie sociale, où le lien entre les individus est consubstantiel de leur rapport viral aux choses matérielles, où le vernis de l’infrastructure se craquèle pour laisser s’écouler le pus du chaos, où les instincts primaires finissent par remonter à la surface – du vandalisme au cannibalisme en passant par les déviances sexuelles. Avec un constat qui, à lui tout seul, concentre toutes les inquiétudes de l’être humain vis-à-vis du futur : la peur de perdre le contrôle finit ici par supplanter la peur de mourir.
Totalement respectueux du propos et de l’univers créés par Ballard, Ben Wheatley reprend cette vision dystopique à sa sauce et utilise ici les années 70 comme un tremplin pour évoquer le monde d’aujourd’hui. Ce qu’il en tire est un film à double face. En amont, c’est un peu une relecture moderne du terrifiant Frissons de David Cronenberg, mais sans parasite mutant pour décupler les pulsions sexuelles des habitants de la tour. En aval, on dirait surtout l’équivalent du Snowpiercer de Bong Joon-ho, mais avec un courant ascendant qui irait du bas vers le haut, et où une humanité bordélique, telle Icare face au soleil, n’arrêterait pas de se brûler les ailes à force de vouloir côtoyer le zénith de son propre univers. Et comme il est très souvent coutume chez les cinéastes du pays du Matin calme, la mise en scène du chaos intérieur et/ou extérieur n’est corollaire que d’une mise en scène jamais frileuse à l’idée d’associer des tonalités contradictoires. D’où une narration aussi chaotique que cohérente, qui calque ses propres ruptures de ton sur la façon dont la santé mentale des habitants de la tour – en particulier le protagoniste joué par Tom Hiddleston – bascule d’un extrême à l’autre. On peut certes juger le film épuisant à regarder, voire même lassant dans ses excès, mais le caractère fusionnel de la structure du film avec son propos – inattaquable en tant que tel – est à ce prix.
En outre, si Wheatley ne cherche pas à ménager le spectateur (et on lui en sait gré), il ne le perd jamais, jou(iss)ant au maximum d’un montage parfaitement agencé et d’une bande originale symboliquement géniale – la reprise du SOS d’Abba par Portishead est un grand moment – pour permettre à son film de se redéfinir sans cesse au gré d’un tourbillon narratif inouï. Le réalisateur va même jusqu’à donner à son décor le rôle principal du film : même lorsque les personnages monopolisent le cadre, chaque plan est spatialisé de manière à ce que la dimension architecturale du décor serve d’indicateur sur leur propre conditionnement social. Il en résulte un amas de perspectives kubrickiennes où la symétrie des couloirs devient source de malaise, où la présence de vitres réfléchissantes dans les ascenseurs reflète l’isolation à l’infini des individus dans leurs petites « cases », où la rigueur métronome de la mise en scène crée un contraste des plus ambigus avec le chaos social qui s’active dans ce cadre néo-futuriste (tiens, ça rappelle Orange mécanique…). Le choc des extrêmes qui résulte de tout ça, amenant ainsi l’individu au stade de zombie drogué à la sauvagerie et à la décadence orgiaque, crée alors un point de non-retour qui fait tout exploser : dès lors, le film s’embrase, part dans tous les sens, et jouit du clash entre les oppositions pour mieux donner un miroir déformant de nos sociétés contemporaines.
La présence d’un « architecte » au sommet de la tour – un 40ème étage doté d’une superbe terrasse panoramique – n’est d’ailleurs pas anodine. En plus de bénéficier d’un Jeremy Irons au jeu quasi cronenbergien (forcément…) et de la présence dans son appartement d’une toile de Goya (Le Sabbat des sorcières) qui ajoute une nouvelle lecture symbolique du film, ce regard de démiurge donne à ce décor urbain un autre relief. Lors de sa première apparition, l’architecte révèle au héros que cette tour fait partie d’une série de cinq buildings qui, une fois finalisés, ressembleraient aux doigts d’une gigantesque main qui sortirait du sol. Mise à l’index oblige, Wheatley n’hésite pas à désigner la tour de son film comme étant le deuxième doigt de cette « main ». Et pour mieux contraster avec le point de vue déformé des adultes (en gros, des hommes divisés et des femmes unies), quoi de mieux que le regard d’un enfant témoin, lui aussi déformant dans la mesure où il tente de capturer le chaos de la tour à travers la visée d’un kaléidoscope. Deux visions antagonistes, symbolisant un présent engoncé dans ses névroses et un futur menacé d’une diffraction fatale. Entre le « trop réel » qui rend fou et le « trop irréel » qui rend flou, où est le juste milieu ? En tout cas, certainement pas dans le regard de ce « héros » potentiel : un professeur de physiologie pour le coup aussi creux que son appartement et noyé dans le chaos ambiant, échappant ainsi à son hypothétique statut de sauveur de la situation.
Fondamentalement no future, pour ne pas dire carrément punk dans son armature névrotique, High-Rise donne l’impression d’assister à une relecture de Jean-Paul Sartre (chaque plan semble nous hurler à la gueule « L’enfer, c’est les autres ») par un émule déjanté de Terry Gilliam – heureusement sans une mise en scène qui abuserait du grand angle déformant. Ben Wheatley reste avant tout un cinéaste de la précision, qui pense son montage en amont, toujours en valeurs de plans et de raccords précis, alternant de manière savante des plans-séquences posés et un découpage bien plus saccadé. D’où l’agréable familiarité que le film réussit à susciter, découlant sans doute aussi bien d’un casting quatre étoiles – la liste des acteurs a de quoi filer le vertige – que de personnages moins définis par leur psychologie que par la transe qui les gouverne. Cette satire sociale insensée ne nous perd jamais parce qu’elle sait trouver les moyens de nous aspirer dans sa spirale de folie. On en ressort littéralement sur les rotules, le cœur lessivé et le cerveau pressé comme un citron. Fucking chaos reigns, jusqu’au bout.