REALISATION : Pascal Laugier
PRODUCTION : 5656 Films, Highwire Pictures, Kinology, Mars Films
AVEC : Crystal Reed, Emilia Jones, Taylor Hickson, Anastasia Phillips, Mylène Farmer, Rob Archer, Adam Hurtig, Alicia Johnston, Ernesto Griffith, Suzanne Pringle
SCENARIO : Pascal Laugier
PHOTOGRAPHIE : Danny Nowak
MONTAGE : Dev Singh
BANDE ORIGINALE : Eric Chevallier
ORIGINE : Canada, France
GENRE : Drame, Horreur
DATE DE SORTIE : 14 mars 2018
DUREE : 1h29
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Suite au décès de sa tante, Pauline et ses deux filles héritent d’une maison. Mais dès la première nuit, des meurtriers pénètrent dans la demeure et Pauline doit se battre pour sauver ses filles. Un drame qui va traumatiser toute la famille mais surtout affecter différemment chacune des jeunes filles dont les personnalités vont diverger davantage à la suite de cette nuit cauchemardesque. Tandis que Beth devient un auteur renommé et spécialisé dans la littérature horrifique, Vera s’enlise dans une paranoïa destructrice. Seize ans plus tard, la famille est à nouveau réunie dans la maison que Vera et Pauline n’ont jamais quittée. Des évènements étranges vont alors commencer à se produire…
« Des ténèbres viendra la lumière »… On n’entendra pas cette phrase dans Ghostland, mais on la ressentira de plein fouet lorsque le générique de fin tombera comme une lame de guillotine. A vrai dire, de ce film, il ne sera pas simple d’en extraire des phrases, des verbes, des mots – à moins qu’on ne range les hurlements dans cette case. Ce qui est sûr, c’est qu’on est là pour souffrir, pour en baver, pour interagir frontalemnt avec un spectacle viscéral qui mise moins sur l’appréhension de l’action que sur le ressenti primaire. Cela n’a rien d’une surprise pour quiconque s’est déjà frotté au cinéma de Pascal Laugier, peut-être le seul représentant actuel d’un certain cinéma d’horreur hexagonal adulte, radical et très premier degré, dont la noblesse ne s’obtient que par sa faculté à déranger son audience et à transgresser les interdits. Il n’en reste pas moins qu’avec Ghostland, un cap semble avoir été franchi, et bizarrement pas celui que l’on aurait été en droit d’attendre. En lieu et place d’un cinéaste qui n’aime rien tant que la mise en danger et qui aurait donc choisi de remettre ses couilles sur la table (c’est en tout cas ainsi qu’on l’avait perçu jusqu’ici), on sent davantage quelqu’un se reposer sur des schémas narratifs et thématiques déjà explorés en amont, avec une radicalité toujours intacte mais cette fois-ci un chouïa routinière. En explorant à nouveau un processus de souffrance féminine, Laugier cherchait-il pour autant à se répéter ? C’est un peu plus compliqué que ça, mais la question mérite d’être posée. Car ce doute, constructif avant d’être effacé, n’altère en rien la satisfaction de voir le bonhomme gratter à nouveau la croûte du genre et de la nature humaine jusqu’à ce que ça saigne. Jusqu’à ce que ça (nous) ronge. Signe qu’il sait toujours viser là où ça pose problème.
Au vu de ce que ce quatrième long-métrage propose en matière de représentation graphique, on commencera fissa pour expédier en quelques lignes le sujet qui fâche. Non, Ghostland – tout comme Martyrs il y a pile poil dix ans – n’a strictement rien d’une œuvre supposément misogyne qui filtrerait une fascination malsaine envers la violence faite aux femmes. Et non, tenter à l’inverse d’y déceler une charge féministe de premier ordre a toutes les chances de rester une fois encore lettre morte, quand bien même la redoutable empathie du cinéaste transpire ici de chaque photogramme et les retombées encore brûlantes de l’affaire Weinstein sont d’ores et déjà vouées à favoriser ce niveau de lecture on ne peut plus bêta – on a pu en prendre le pouls récemment avec l’accueil réservé à l’inégal Revenge de Coralie Fargeat. On ne le dira jamais assez : toute trace de curseur idéologique n’a pas sa place chez un artiste comme Laugier, cinéaste couillu qui avance en funambule sur un fil tenu entre l’impur et l’immoral. Du coup, on ne prêtera aucune attention au fait que le film risque de se manger une polémique similaire à celle qui aura accompagné la sortie périlleuse de Martyrs (laissons bronzer ces cadavres que sont la censure et la morale), et on se contentera de prendre le film pour ce qu’il est avant tout. A savoir la nouvelle signature, frontale et perturbante, d’un très habile manipulateur d’images choc et de schémas narratifs pour qui balancer l’horreur du monde à la face de son spectateur se pense avant tout par un récit qui doute et par une mise en scène qui fait douter.
Avouons-le : bien que rodé d’avance à la méthode Laugier, on tombe très facilement dans le piège, d’autant plus impossible à éviter qu’il se sera pour le coup revêtu des oripeaux d’un certain cinéma d’horreur américain que l’on se plait désormais à conspuer. La première demi-heure laisse ainsi craindre le pire, et pourtant, pas de crainte à avoir, c’est fait exprès. Le temps de découvrir trois personnages féminins (une mère et ses deux filles qui emménagent dans une vieille maison familiale en pleine campagne) et de choper au passage un enjeu vite laissé de côté (l’une des deux filles se sent maternellement défavorisée par rapport à l’autre), Laugier bifurque soudain dans un home invasion d’une violence inouïe… du moins avant que l’effet le plus éculé du monde (le réveil brutal de la jeune héroïne, désormais adulte et bien au chaud dans son loft newyorkais) ne mette soudain fin au cauchemar. Dès cet instant, on sent le destin du film tracé d’avance, arrimé pour le coup à une logique psy archi-prévisible. Avec, en guide de sujet d’expérience, une jeune femme qui choisirait de revenir sur les lieux d’un trauma d’enfance et qui, de facto, se verrait très vite hantée et violentée par des forces invisibles, ces fameux fantômes d’un sombre passé encore vivace – le titre du film est déjà assez explicite comme ça. La progression narrative semble ainsi aller de pair avec une arythmie très prononcée, alourdie par des dialogues maternels sans affect et tout juste chahutée par d’insipides jump-scares échappés d’une production Blumhouse de bas étage… C’est quoi, ce film ? Insidious 5 ? Tout faux.
La portée réelle de l’intrigue semble d’abord si incertaine que l’on reste malgré tout tendu et absorbé par ce rythme trop inégal et cette ambiance trop familière, sans même avoir le temps de se demander où Pascal Laugier veut nous emmener. Il faudra donc ici attendre un twist habilement placé à mi-chemin pour que tout prenne soudain chair et que le projet réel du cinéaste puisse enfin se dévoiler. Sans rien spoiler, on se contentera de décrire Ghostland comme une sorte de synthèse de ses obsessions, entremêlant une quête ambiguë de transcendance par le sadisme (versant Martyrs) avec un jeu de faux-semblants qui remodèle à mi-parcours notre suspension d’incrédulité (versant The Secret). La théorie ne valant rien sans la pratique, c’est une fois de plus par sa mise en scène que Laugier transcende tout. Le choix d’une maison au cadre et à l’esthétique sous haute influence gothique participe à ce trompe-l’œil cauchemardesque : le décorum filmé – tout en couloirs biscornus et en surfaces branlantes – a beau suinter l’emballage d’un clip de Marilyn Manson (lequel a visiblement servi d’inspiration pour le look d’une méchante androgyne) ou d’un film de Rob Zombie (lequel a ici droit à un gentil tacle au détour d’une réplique), il dérive pourtant vers un univers à la lisière de l’abstraction mentale, que Laugier explore et dissèque avec une spatialisation démentielle. Dès lors, chaque élément de décor se mue en pièce de puzzle à décoder, susceptible en soi de servir de passerelle interprétative entre divers niveaux de réalité. Audace suprême : même le jump-scare, devenu en quelques années le plus minable effet de flippe qui soit, est ici surmultiplié et surexploité en vue d’épouser le montage psychanalytique de Laugier – les bascules narratives n’en sont que plus tangibles et redoutables.
S’il y a cependant une figure iconique que Laugier tente ici de réactualiser selon sa sensibilité, c’est bel et bien celle de la poupée. Un angle sur lequel le cinéma fantastique a toujours fait son beurre, du cultissime Dolls de Stuart Gordon au brillant May de Lucky McKee en passant par la saga Chucky et la purge Annabelle, mais qui, pour le coup, n’avait jamais eu droit à un traitement aussi perturbant. Une nouvelle mise en parallèle est ici activée : des poupées de chair vouées à devenir des poupées de cire, soumises aux sévices d’une brune perverse et d’un proto-Leatherface attardé mental. C’est là qu’il convient de revenir sur le choix extrêmement payant de Mylène Farmer dans le rôle de la mère des deux jeunes héroïnes. Ni argument marketing surligné comme tel, ni renvoi d’ascenseur entre artistes (Laugier avait réalisé en 2015 le superbe clip de City of Love), la présence de la plus space des chanteuses françaises installe d’entrée un blocage : dès la scène d’ouverture, on devine déjà que ses qualités de jeu seront moins importantes que son aura et son étrangeté, déjà à l’œuvre dans de mémorables clips signés Laurent Boutonnat où la belle rousse laissait éclater son potentiel provocateur en subissant moult outrages stylisés. C’est ici moins Laugier que Farmer elle-même qui enfonce le clou de cette mythologie de la « femme-objet » jusqu’à la porter à incandescence : cette mère aimante et protectrice est à deux doigts d’évoquer une petite fille prisonnière d’un corps fragile d’adulte, telle une poupée de porcelaine esquintée et déphasée qui préfigurerait du même coup l’effrayant devenir « accessoire » de ses deux filles. Ou comment, à travers une simple présence physique qui ensorcelle lorsqu’elle apparait et qui hante lorsqu’elle n’est plus là, le propos perturbant de Laugier sur la transcendance acquiert une surdose d’ambiguïté, d’autant plus palpable qu’elle reste liée aux mécanismes de la rêverie et du trouble.
De par un récit d’une noirceur absolue où le vrai et le faux sont autant voués à s’échanger qu’à s’interpeller à des fins de transcendance, Ghostland touche de ce fait à une grammaire narrative très perfide. Ce que révèle le cinéaste est aussi ludique que profondément éprouvant. Ludique car son jeu de miroir entre un présent que l’on veut fuir et un futur que l’on fantasme sert autant l’enjeu véritable du récit (l’exploitation d’un authentique calvaire comme puits insoupçonné de ressorts créatifs) que la perversité intrinsèque du genre lui-même, éternellement attaché à cartographier les ténèbres de tout un chacun pour essayer d’en extraire la sève la plus lumineuse. Éprouvant car au-delà d’une brutalité et de scènes d’attouchements à la limite du supportable (mieux vaut prévenir les âmes sensibles), le spectre de la gratuité est sans cesse pulvérisé au profit d’une empathie totale, dont l’origine n’est autre qu’un triomphe permanent de l’imaginaire au sein même d’un cauchemar absolu. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Laugier tente de faire courber une réalité hyper sombre sous le poids exponentiel de l’imaginaire, aussi illusoire soit-il. Saint Ange et The Secret l’avaient très bien démontré, chacun à leur manière : l’un chuchotait par petits à-coups insidieux le refoulement d’une Histoire traumatique via un personnage féminin mémorable (celui incarné par Lou Doillon), tandis que l’autre osait un très perturbant dilemme moral où l’enfance – forcément sacrifiée – prenait tout à coup la fuite et s’isolait dans une nouvelle réalité.
Sans jugement facile ni grille de lecture rassurante, Ghostland prolonge cette vision d’un personnage qui s’invente sa propre fuite à l’horreur, à ceci près que le cinéaste choisit ici de tempérer quelque peu son nihilisme par un happy end génialement tordu. Le fait que l’héroïne soit ici présentée comme inconditionnelle des écrits de H.P Lovecraft est un signe qui ne trompe pas : la poésie et la mélancolie que Laugier arrive à capturer au détour de ses scènes les plus atroces sont celles qui n’ont jamais cessé de hanter l’œuvre du célèbre écrivain (ici honoré en doux mentor au détour d’une jolie scène onirique), et c’est au travers de son propre supplice que l’héroïne – désireuse d’embrasser une carrière d’écrivain – troquera une perte (celle de son innocence) contre un gain (celui des arguments d’un futur roman à succès). La création ici à l’œuvre est celle d’une créature qui se transcende en se réinventant créateur, à l’image de cette autopsie jusqu’à l’os du processus créatif qui malmenait les veines tordues du Mother ! de Darren Aronofsky. Preuve que Ghostland, sous ses allures de rollercoaster offensif et explicite, a tout d’un grand trip expiatoire. Surtout pour Pascal Laugier qui, à travers le martyr de ses « créatures » (actrices et spectateurs), questionne avant tout son statut de « créateur » et les tourments qui lui sont inhérents. Respect.
2 Comments
Grâce à ce brillant exercice de style, je crois que j’irai tester en apnée, cette plongée dans le paroxysme de l’angoisse!!!…. tant pis pour mes cicatrices!
Bonne analyse, par contre ce n’est pas un twist mais un turn over, ce sont deux choses bien différentes