REALISATION : Alexandre Aja
PRODUCTION : Alexandre Films, Bac Films, France 2, StudioCanal
AVEC : Stanislas Merhar, Marion Cotillard, Wadeck Stanczak, Pierre Vaneck, Carlo Brandt, Laura Del Sol, Etienne Chicot, Julien Rassam, Jean-Claude De Goros, Jean Jomier
SCENARIO : Alexandre Aja, Grégory Levasseur
PHOTOGRAPHIE : Gerry Fisher
MONTAGE : Pascale Fenouillet
BANDE ORIGINALE : Brian May
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Romance, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 9 août 2000
DUREE : 1h40
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans une civilisation dévastée par une guerre passée, un univers sans liberté où écrire sur les murs conduit à la torture et la mort, Théo, 20 ans, sort dans les rues chaque nuit pour dessiner. Une nuit, il rencontre Elia, une jeune fille qui dessine elle aussi. Commence alors, au rythme des dessins, une étrange histoire d’amour…
Avant de s’imposer en valeur sûre du cinoche d’horreur moderne, Alexandre Aja débutait sa carrière en révélant une âme plus sensible et romantique qu’on ne l’aurait cru. Un premier film à redécouvrir.
Revoir le premier film d’un cinéaste acclamé et reconnu peut très souvent faire un drôle d’effet. D’une part, parce que cela permet parfois de capter en détail les prémices d’un style reconnaissable au fil du temps. D’autre part, parce qu’il n’est pas impossible d’y trouver ce qui constitue le syndrome n°1 des jeunes réalisateurs, à savoir le désir d’injecter toutes ses envies et ses références dans un seul film, parfois de façon directe et chaotique, comme si le premier essai était forcément aussi le dernier, et que la crainte de ne jamais repasser à l’acte soit une réalité invariante. Dans le cas d’Alexandre Aja, jeune cinéaste français désormais établi comme l’un des plus brillants prodiges du cinéma d’horreur, la tâche s’avère plus difficile que prévu : en plus de n’être pas un film d’horreur (quoique…), Furia, son premier essai de réalisateur, fut tourné dans des conditions un peu particulières. Jugez plutôt : un premier long réalisé à seulement 18 ans (!), une actrice césarisée et désormais ultra connue (Marion Cotillard), deux acteurs césarisés et désormais quasiment oubliés (Stanislas Merhar et Wadeck Stanczak), le guitariste de Queen (Brian May) à la bande-son, le chef-opérateur de Joseph Losey à la photo, papa à la production (pour la petite histoire, Aja n’est autre que le fils d’Alexandre Arcady), un tournage dans l’ancienne cité portugaise d’El Jadida située au Maroc, et tout ça pour une adaptation libre d’une nouvelle de Julio Cortazar – lequel aura inspiré le cultissime Blow-up de Michelangelo Antonioni. Rien qu’avec tout ça, quelques termes viennent tout de suite à l’esprit : « folie des grandeurs », « débuts trop précipités », « sujet ambitieux pour un premier film », « désir de prendre la relève de papa », etc… Et les critiques de l’époque ne se sont pas privés pour ne voir dans Furia que la mégalomanie d’un jeune réalisateur désireux de se donner trop vite une aura de jeune prodige, faute de modestie et de retenue dans ses ambitions. Or, s’il y a bien une chose qui frappe instantanément à la vision du film, c’est la modestie du traitement et la retenue dont Aja a su faire preuve, lui permettant ainsi d’aboutir à un premier essai intègre, non dénué d’âme et d’émotion. Petit retour en arrière sur un film mal aimé et trop méconnu, qui ne méritait clairement pas de tomber dans l’oubli…
Débuter sa carrière par une fable de science-fiction tournant autour du totalitarisme et de l’asservissement du peuple, c’est très casse-gueule, mais Aja n’est pas le premier à avoir tenté l’expérience. Par ailleurs, si l’on doit établir un lien direct, Furia serait à rapprocher des premiers films du dessinateur Enki Bilal (Bunker Palace Hôtel et Tykho Moon), eux aussi situés dans des cadres futuristes similaires et développant à peu près les mêmes scories. Ici, le défaut le plus évident s’avère être, comme souvent dans le cinéma de genre français, la capacité à savoir développer un univers crédible, ici bien trop cheap et minimaliste (décors délabrés et désertés, filmage morne, absence d’effets spéciaux…), dont le cinéaste tirerait profit pour se concentrer pleinement sur l’humain. L’idée est excellente, mais encore faut-il que le film ait de la matière à défendre. Or, Furia part d’un postulat basique : dans un monde futuriste contrôlé par une faction armée qui a su reprendre le contrôle après des années de guerre, un jeune homme, Théo (Stanislas Merhar), passe ses nuits à dessiner sur les murs – un acte interdit par le régime en place – pour retrouver une partie de sa liberté d’antan. Mais sa rencontre avec Elia (Marion Cotillard dans l’un de ses premiers rôles), jeune résistante au passé mystérieux dont il tombe vite amoureux, va compliquer les choses, sans parler de la présence menaçante de son propre frère Laurence (Wadeck Stanczak), lui-même à la solde du pouvoir en place. Bizarrement, Aja en dit trop (la plupart des dialogues sont assez démonstratifs) ou pas assez (pourquoi le monde est-il devenu ce qu’il est aujourd’hui ?), au point de noyer les enjeux de son film dans un léger flou narratif. Même constant en ce qui concerne la seule mise en valeur du contexte spatiotemporel : la contrée où se situe l’action est indéterminée, aucune information ne filtre sur les personnes contrôlant la milice dictatoriale, et l’origine de ce cadre futuriste reste inexploitée. Cette façon de laisser un grand nombre d’informations en suspens se transforme assez vite en qualité, Aja se concentrant avant tout sur un triangle humain (trois personnages qui s’aiment et/ou se font du mal), ici reflet symbolique d’une humanité en plein chaos.
Au fond, qu’importe que Furia ait l’air de manquer d’ambition sur un sujet qui semblait en avoir besoin. Le faible budget dont disposait Aja ne lui est en rien préjudiciable, puisque le film réussit à crédibiliser son ambiance de fin du monde, que le résultat transpire le réalisme dans chaque scène (rien ne semble artificiel) et que la photographie de Gerry Fisher met pleinement en valeur les décors post-apocalyptiques – belle gestion des tons ocres et des jeux de lumière nocturnes. Et surtout, on insiste, tout ce qui relève de l’humain suffit à relever le film de ses blessures. Durant la première demi-heure, on notera qu’Aja évite le piège du film d’anticipation pour s’attarder au contraire sur une forme de lenteur contemplative, où la caméra capte des attitudes, des gestes et des moments d’attente à travers un mélange de délicatesse et de frontalité. Un peu comme s’il cherchait à dépressuriser le genre en revenant à son épure d’origine, à en extraire l’énergie et la nervosité au profit d’une vraie mélancolie de l’existence. Dès lors, les occupations quotidiennes des deux héros amoureux (prendre des bains nocturnes, écouter une radio qui crache des sons inaudibles, danser et s’enivrer dans les bars du coin, exprimer leur amour dans de chaudes étreintes, etc…) dégagent une puissante émotion, sincère et jamais feinte, renforcée par l’excellente musique signée Brian May. La naïveté a beau s’emparer du propos par instants (en gros, seul l’amour des deux héros, réunis par dessins interposés, pourra les sauver de cet enfer) et renvoyer parfois à la lourdeur des films d’Alexandre Arcady, la sincérité d’Aja porte le film de bout en bout et l’émotion s’avère si palpable qu’elle sert la mise en image. Les acteurs, eux, défendent leur rôle avec toute la conviction nécessaire et ne sont pas à remettre en cause – surtout une Marion Cotillard encore jeune et déjà prodigieuse. Il est juste regrettable que le cinéaste en herbe n’est pas embrasser son sujet à bras-le-corps pour en intensifier la sève dystopique et subversive, et qu’il ait limités son cadre dénonciateur à des idées déjà exploitées avant. En effet, hormis cette belle idée du graffiti comme vecteur d’une liberté d’opinion de la part des nantis de la société, le film ne fait que ressasser des idées à la lisière de la lapalissade depuis qu’Orwell et Bradbury sont passés par là. Plus les films sont nombreux à traiter un même thème, plus la comparaison devient un jeu inévitable, et il est clair que Furia n’y coupe pas.
Au bout du compte, un film inégal mais émouvant ne vaut-il pas mieux qu’un film abouti mais désincarné ? La réponse variera selon les sensibilités. Le premier film d’Aja possède en tout cas clairement les défauts de ses qualités, et à ce titre, il ne peut que fonctionner malgré toutes les embûches qu’il aura rencontré. Au fond, il est un peu à l’image du regard bipolaire du personnage de Marion Cotillard, lequel ouvre le film d’une façon marquante : du côté droit, un œil noir d’origine, et du côté gauche, un œil bleu greffé à la suite d’une violente attaque. Furia, c’est ça : un objet sincère, doté de cette fraîcheur dont jouissent les premières œuvres, mais en même temps bancal, maladroit et handicapé sur quelques points. Il permet enfin, et surtout, de prendre acte de la fibre romanesque qui habitait le bonhomme à ses débuts, et qui, depuis le succès de Haute tension jusqu’au triomphe du jouissif Piranha 3D, semble avoir disparu. Gageons qu’après avoir redonné au film d’horreur ses lettres de noblesse (chose faite suite à son brillant remake de La colline a des yeux), le bonhomme reviendra un jour à un cinéma plus humaniste et moins radical : rien que dans ses scènes de violence et de torture, filmées de façon frontale et sans concessions, Aja sait faire surgir une compassion et une humanité indéniables, aussi bien par les regards tristes et malmenés que par les corps violentés et affaiblis. En définitive, (re)découvrir Furia aujourd’hui permet de voir à quel point Aja, loin d’être resté abattu par ses erreurs de débutant et un flop retentissant, a encore une âme sensible qui n’attend que le moment idéal pour ressurgir un jour ou l’autre.