REALISATION : Steven Soderbergh
PRODUCTION : Miramax Films, TFM Distribution
AVEC : David Duchovny, Blair Underwood, Julia Roberts, Catherine Keener, David Hyde Pierce, Mary McCormack, Nicky Katt, Enrico Colantoni, Jerry Weintraub, Brad Pitt, David Fincher, Steven Soderbergh
SCENARIO : Coleman Hough
PHOTOGRAPHIE : Steven Soderbergh
MONTAGE : Sarah Flack
BANDE ORIGINALE : Jacques Davidovici
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Drame, Expérimental
DATE DE SORTIE : 2 octobre 2002
DUREE : 1h41
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Carl Bright, journaliste, cherche à placer ses scénarios auprès des studios et croit savoir pourquoi sa femme, Lee, n’est pas heureuse. Celle-ci, responsable des ressources humaines dans une grande entreprise, se défoule en renvoyant des employés. Linda, la sœur de Lee, est masseuse dans un hôtel et craint de ne jamais rencontrer le prince charmant. Calvin, vedette d’une célèbre série télévisée, fait ses débuts au cinéma en incarnant Nicholas, le partenaire d’une grande star, dans un film que produit Gus. Tout ce petit monde, y compris un comédien qui interprète Hitler dans une pièce de théâtre, va tout faire pour se rendre dans un grand hôtel de Beverly Hills pour fêter le quarantième anniversaire de Gus. Cette soirée va prendre une tournure inattendue…
Steven Soderbergh qui « déshabille » le petit monde hollywoodien ? On ne demande qu’à voir. On a vu. Et force est de constater que le cinéaste n’a pas son pareil pour nous prendre à contre-pied…
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le titre du film le plus polémique – voire le moins apprécié – de Steven Soderbergh ne se réfère pas exclusivement à la nudité. Il s’agit plutôt d’établir une certaine proximité avec les choses, de tâcher de les filmer à vif, d’en désaper l’apparence. Et comme ça se passe à Hollywood, on se dit qu’il y a fort à faire. Mais pourquoi l’avoir fait, cela dit ? Par tentation du pur exercice de style ou par pied de nez revanchard au système ? En fait, c’est aussi facile à saisir que le film lui-même est difficile à décrire. Cinéaste à la filmo génialement éclectique, Soderbergh fuit le cocooning vis-à-vis de son adoption par Hollywood et n’aime rien tant que de faire un film dans le seul but de « tuer » le précédent. Pour lui, le résultat importe moins que tout le processus de création qui y mène, et transformer sa filmo en collier de perles sélectionnées à l’instinct en switchant d’un genre à l’autre fait partie de son ADN. Rien d’étonnant, donc, à le voir revenir sans crier gare à la case Schizopolis après un formidable défilé de stars (Ocean’s Eleven) et deux aspirateurs à Oscars (Traffic et Erin Brockovich). Reste que cette nébuleuse de chassés-croisés hollywoodiens qu’est Full Frontal a réussi l’exploit de dérouter tout le monde, à commencer par ceux qui sont rentrés de leur plein gré dans son dispositif chelou. On imagine la tronche déconfite d’Harvey Weinstein en découvrant la chose : ce que Soderbergh avait vendu comme la suite officieuse de Sexe, Mensonges & Vidéo s’est révélé être la contrepartie provocatrice d’Ocean’s Eleven, à savoir un petit film provocateur et gigogne dont le niveau de risque avoisine clairement le zéro (joli casting de stars sous-payées, budget riquiqui, improvisation à gogo, etc…). Et on imagine encore plus celle des acteurs qui, un jour, dans leur boîte aux lettres, ont reçu une enveloppe contenant le scénario du film, avec à sa tête une liste de « dix commandements » à respecter :
AVIS AUX ACTEURS QUI SOUHAITENT OBTENIR UN RÔLE DANS CE FILM
1) – Tous les lieux de tournage seront situés en extérieur ou dans des endroits « réels ».
2) – Vous vous rendrez par vos propres moyens sur les lieux de tournage. Si vous êtes dans l’incapacité de venir par vous-même, un chauffeur viendra vous prendre, mais vous passerez pour quelqu’un de ridicule. De plus, vous devrez venir non-accompagné sur le tournage.
3) – Il n’y aura pas de cantine ou de service de restauration sur place. Vous devrez donc arriver sur le plateau rassasié, et avec vos repas. Les plats varieront en qualité.
4) – Vous constituerez et entretiendrez votre garde-robe par vos propres moyens.
5) – Vous vous occuperez vous-même de votre coiffure et de votre maquillage.
6) – Il n’y aura pas de caravanes. Le studio essaiera de mettre à votre disposition une aire de repos près des lieux de tournage, mais ne comptez pas là-dessus. Si vous avez besoin d’être seul, vous êtes plutôt mal barré(e).
7) – L’improvisation sera encouragée.
8) – Vous serez interviewé(e) sur votre personnage. Ces entretiens pourront être inclus dans le film.
9) – Vous serez interviewé(e) sur les autres personnages. Ces entretiens pourront être inclus dans le film.
10) – Vous vous amuserez, que vous le vouliez ou non.SI UNE SEULE DE CES RÈGLES VOUS POSE UN PROBLÈME, ARRÊTEZ IMMÉDIATEMENT DE LIRE ET RENVOYEZ CE SCÉNARIO D’OÙ IL VIENT
A quoi bon ces règles ? Une façon pour Soderbergh d’installer une structure et des garde-fous dans un contexte de liberté totale, mais aussi de familiariser l’équipe et les acteurs à ce qu’allait être ce tournage pour le moins inhabituel. Au fond, il n’y a là rien de divergent par rapport aux règles et au processus de « bricolage » qui sont généralement mis en application sur des films d’étudiant ou des petits films indépendants, à la seule différence – de taille – que ce sont ici de grandes stars hollywoodiennes qui se jettent à l’eau. Et on ne parle même du lien à tisser avec le rejet des conventions qui habitait autrefois les cinéastes de la Nouvelle Vague. Full Frontal est de ce fait le film le plus « godardien » de Soderbergh, et en aucun cas une énième expérimentation vaseuse qui aurait mis le Dogme95 et ses impératifs prétentieux dans son viseur. Dans un sens, le cinéaste ose ici accorder à ses acteurs ces « pleins pouvoirs » dont le système, sous couvert de répondre à tous leurs désirs et caprices, ne cesse en réalité de les priver. Libre à eux de guider l’évolution du film par le biais de l’improvisation. Si l’on prend les règles n°8 et n°9 ci-dessus, le fait d’être soi-même interviewé sur son personnage et/ou sur les autres donne une première idée du projet. L’ouverture du film, via des cartons de présentation et une narration en off calquée sur Sexe, Mensonges & Vidéo, multiplie les considérations intimes ou personnelles à la manière d’une mosaïque éclatée, mais laisse malgré tout filtrer un épicentre narratif (l’anniversaire du producteur Gus, joué par David Duchovny). Juste après, notre soupçon d’une écriture plus ou moins inhabituelle atteint l’étage supérieur : un faux générique (celui d’un film intitulé Rendez-vous) nous fait soudain croire qu’on s’est trompé de film, tandis que d’autres scènes ultérieures, filmées dans une DV granuleuse à souhait, ont l’air d’imposer un retour grisâtre à la réalité en tant qu’« envers du décor ».
Au bout d’un certain moment, on fait le distinguo entre deux niveaux de récit parallélisés. D’abord le « film dans le film », qui voit une journaliste du nom de Catherine (Julia Roberts affublée d’une horrible perruque) titiller un certain Nicholas (Blair Underwood), acteur écartelé entre sa condition black et son statut de star, et ce avant les prémices d’une inévitable love-story. Ensuite l’autre côté du miroir, où l’on croise les acteurs dudit film sous leur véritable identité (Francesca et Calvin), mais aussi le scénariste frustré Carl (David Hyde Pierce), sa working girl d’épouse Lee (Catherine Keener) qui avilit ses sbires et dénigre sa sœur masseuse Linda (Mary McCormack), un comédien qui se prend la tête à force de jouer Hitler sur scène (Nicky Katt) et un certain Arthur qui n’est autre que le metteur en scène désorganisé de cette même pièce de théâtre (Enrico Colantoni). L’objectif identifiable de ce récit-puzzle est de faire converger divers destins rattachés au microcosme hollywoodien vers un épisode choc qui, en principe, devrait servir de révélateur à tout un chacun. Sauf que ce dernier n’a ici pas la moindre importance, quand bien même il y sera question d’un suicide – inutile d’en dire plus. C’est tout ce qui le précède qui intéresse Soderbergh. Louvoyant à souhait entre la futilité et la cérébralité, mettant l’acidité et l’empathie sur un pied d’égalité, le cinéaste envisage chaque personnage (un acteur, un scénariste, un personnage, un rôle…) comme une grande abstraction sur laquelle tant de questionnements peuvent être plaqués et envisagés par un duo acteur-réalisateur. Idée riche de possibilités pour un résultat fourre-tout qui, pourtant, ne s’égare jamais.
En outre, le choix du « film dans le film » n’est pas innocent. Tandis que le film Full Frontal creuse l’identité d’une poignée d’acteurs lâchés dans un contexte délicat, le film Rendez-vous en est la mise en abyme idéale. La raison est simple : il y est question de deux acteurs qui jouent dans un film sur les relations tout en ayant eux-mêmes de sérieux problèmes de relation. On aura même eu le temps de saisir un peu plus loin, au détour d’un dialogue furtif en off, que Rendez-vous n’est que le résultat des réflexions communes d’Arthur et Carl sur le microcosme du coin, de même que leur pièce commune sur Hitler intègre des bribes de leurs réflexions. En cela, cet amas de voix off pendant les scènes « réelles » ne fait que donner du sens et de la matière au reste du film. Dans une scène du film Rendez-vous, il est même fait mention d’un certain Carl talentueux et mal aimé par son patron, ce qui est justement le cas du scénariste du film (le vrai Carl). Et c’est loin d’être le seul exemple de scène où l’on sent un point de vue bien décalé sur tout ce qui habite la smala locale. Comment ne pas sentir l’ironie de la chose dans ce passage visuellement « crypté » où Soderbergh, alors qu’il filtre en off les pensées de Carl sur la supposée bienveillance de sa femme Lee et le talent de Calvin, filme ces deux derniers en plein coït adultère dans une chambre d’hôtel ? Que dire de ce long monologue dans une limousine où Nicholas se la joue Spike Lee et tacle Pretty Woman face à une Catherine éberluée ? Comment ne pas sourire en voyant Julia Roberts jouer avec son image de star capricieuse qui réclame sa caravane sur chaque tournage ? Quelle meilleure métaphore peut-on trouver pour entériner Hollywood en fast-food du 7ème Art que cette idée d’un magazine qui doit « se boire à la bouteille et non dans un verre » ? Même la fratrie psychopathe Weinstein, qui distribue pourtant le film, se fait ici tailler un costard : outre une relecture provoc’ du frangin le plus malsain de la firme Miramax (obèse, impulsif, faux-cul, buveur de Coca Light), on verra aussi un autre producteur qui propose à sa masseuse une « finition » en échange d’une liasse de billets. No comment.
Disons-le clairement : on n’a jamais vu le microcosme hollywoodien filmé et capturé comme ça. Certes, on sent bien que Soderbergh prend acte d’une telle liberté créatrice en faisant un peu ce qui lui chante, notamment lorsqu’il s’agit de monter sa propre filmo en clin d’œil (Terence Stamp et Nancy Lenehan rejouent ici la dernière scène de L’Anglais dans un avion) ou d’inviter des potes pour amplifier le relief de sa mise en abyme (Brad Pitt et David Fincher viennent faire un petit coucou). Mais pour le reste, une rupture sèche est à l’œuvre dans Full Frontal, signe que le cinéaste et sa scénariste Coleman Hough mettent surtout un point d’honneur à ne pas nous mâcher pas le travail. Au lieu de se couler dans un glamour familier, on visite des extérieurs d’Hollywood à l’exact opposé, allant de motels minables jusqu’à des bureaux d’exécutifs en passant par des sex-shops et un théâtre riquiqui en plein Hollywood Boulevard. Plutôt que de parler exclusivement de tout ce que l’on raccorde illico à la Mecque du 7ème Art (des projets de films à monter, des vies de stars à suivre…), on y cause autant de la façon dont on se construit son propre nom d’acteur/actrice porno que de toutes les petites incongruités du quotidien (un quizz de géographie par-ci, un voisin fringué en Dracula par-là !). Et pour prolonger le rapport très fin avec Sexe, Mensonges & Vidéo, on trouve ici, outre ce choix d’une image basse définition (censée dévoiler la « vérité ») qui devient moteur narratif, une voix off qui coupe le fond sonore d’une scène, comme pour créer un contrepoint ironique avec la scène ou pour dévoiler la vérité cachée du personnage au cœur de la scène – les actes de son quotidien ne dévoilent quasiment rien de sa vraie nature. De quoi conférer une matière inédite et peu commune à cet amas de crises diverses, tant existentielles que professionnelles et amoureuses.
Il paraît aussi vital d’évoquer plus en détail le rapport (et les oppositions) de la mise en scène de Full Frontal à celle, crypto-documentaire, de Traffic. On le sait bien : Soderbergh part en général d’une idée qui, une fois sur le tournage, dicte le principe de mise en scène en fonction de ce qui s’impose comme rythme, comme ambiance et comme structure de récit. Sur Traffic, il était pourtant tombé dans le piège : essayer de dissimuler l’objet-film sous un artifice de vérité et fuir tout point de vue de mise en scène en laissant parler des images fictives comme si elles ne l’étaient pas, c’était renier toute la portée symbolique du 7ème Art. Le problème ne se pose pas sur Full Frontal. La structure du film, qui place en parallèle une intrigue « réelle » et une fiction, vient en fait d’une interrogation intime du cinéaste qui fut au final intégrée dans les enjeux mêmes du film : pourquoi une technique de tournage apparaîtrait plus réaliste qu’une autre alors que tout est artificiel ? Dans un sens, Soderbergh ose ici une critique plus ou moins implicite de ce qu’il avait mis en place dans Traffic, et ce qui pourrait apparaître comme une lourdeur ou une faiblesse (opposer le 35mm et le numérique pour séparer la « réalité » de la fiction tournée) devient une force lorsque s’installe un parfait rapport d’égalité entre ces deux régimes d’image (le passage de l’un à l’autre s’effectue sans aucun effet d’annonce). La DV, épaulée par une absence totale de musique, donne l’impression de voir un amateur suivre des personnages dans un cosmos hollywoodien non délimité, comme si un journaliste de Cops jouait les morpions voyeuristes en orientant sa caméra vers ce qui l’intéresse. A l’inverse, le numérique impose une mise à distance découlant des règles de la fiction, surtout au vu de la relation amoureuse entre Julia Roberts et Blair Underwood qui, volontairement, fait trop « cinéma ». Juxtaposer les deux régimes de filmage sans effet de transition crée quelque chose de singulier, pas si éloigné de ce que De Palma avait tenté avec Redacted en créant un film constitué de multiples supports d’images non différenciés. Et lorsque la scène finale tombe, Soderbergh ose un ultime effet de mise en abyme : alors qu’on l’avait précédemment vu casser le quatrième mur en intervenant visage caché dans son propre film, le voilà qui impose soudain le niveau « réel » du film en tant qu’autre niveau de cinéma, signe d’une représentation propagée et actée.
Au fond, aucune des trois parties du film n’est « réelle ». Il s’agit juste d’une construction où le jeu avec les règles et les clichés prévaut sur toute autre considération. Son auteur avait d’ailleurs mis les choses au point dès le départ en lâchant son conseil de visionnage : « Si vous vous prenez trop au sérieux, vous allez détester ce film ». Quand bien même le format DV pourrait laisser croire à la captation frontale d’une fiction, Soderbergh amplifie le bidonnage jusqu’à jouer avec les images, tantôt en contournant la censure (zéro mise au point lors de la scène de sexe ultra-crue entre Lee et Calvin) tantôt en jouant le nombre d’images/seconde (un générique final à base d’images ralenties et délavées qui frisent la peinture de Monet). D’aucuns diront que le cinéaste aurait lancé là un pétard mouillé déguisé en missile fuselé, mais il est ici moins question d’attaque antisystème que de refus du compartimentage, que ce soit devant et derrière la caméra. Plus punk que prévu mais surtout plus indépendant que jamais, Soderbergh prend simplement acte de son statut de valeur sûre au sein d’une mécanique hollywoodienne riche en boulons mal vissés (l’égoïsme, la violence, la manipulation, l’ambition, la suffisance, la solitude, le racisme, l’ignorance…) et choisit de prendre celle-ci à son propre piège en décalant, voire en tordant, tout ce qui la caractérise. Certains ne lui ont pas pardonné un tacle de cet acabit, ou n’ont pas voulu creuser sous la nudité peu reluisante de son dispositif. Tant pis pour eux. Peut-être est-ce parce qu’ils se sont sentis visés : tout ce qui procède du désir de tout compartimenter ou de suivre les décryptages biaisés est ici une cible. Full Frontal ne fait pas mentir son titre : ce tonitruant « Vous ne m’aurez pas ! » lâché à chaque raccord de plan s’adresse autant au cirque consensuel du 7ème Art qu’à ses moutons les plus aveugles, les incitant tous à tomber le masque, la chemise et la culotte. Fallait oser.