Fear And Desire

REALISATION : Stanley Kubrick
PRODUCTION : Stanley Kubrick Productions
AVEC : Frank Silvera, Paul Mazursky, Kenneth Harp, Steve Coit, Virginia Leith
SCENARIO : Stanley Kubrick, Howard O. Sackler
PHOTOGRAPHIE : Stanley Kubrick
MONTAGE : Stanley Kubrick
BANDE ORIGINALE : Gerald Fried
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Guerre, Noir & blanc, Premier film
DATE DE SORTIE : 1954
DUREE : 1h01
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans une guerre abstraite en terre inconnue, une patrouille militaire de quatre hommes, le lieutenant Corby, le sergent Mac et deux soldats, Fletcher et Sidney, se retrouvent derrière les lignes ennemies après que leur avion se soit écrasé. Ils avancent dans la forêt, surprennent deux militaires ennemis et les massacrent. Puis ils rencontrent une jeune fille et, craignant qu’elle ne les dénonce, l’attachent à un arbre. Pendant que ses trois camarades vont vers la rivière construire un radeau qui, espèrent-ils, les ramènera chez eux, Sidney garde la jeune femme. Il se révèle alors avoir l’esprit dérangé, autant à cause des violences de la guerre que de son désir naissant envers la prisonnière…

C’est un fait qui suffit depuis longtemps à constituer un sujet de film : personne n’échappe à son destin, encore moins à son passé. Sauf que là, surprise, l’idée a moins à voir avec le sujet du film qu’avec sa conception et le statut de son réalisateur. Par ailleurs, le cas analysé ici n’aurait a priori rien d’extraordinaire en soi : de grands cinéastes qui débutent leur carrière par une ou plusieurs œuvres inabouties, voire bancales, on pourrait en citer une pleine liste. Même le simple fait de les découvrir en ayant en tête les chefs-d’œuvre qui ont suivi peuvent permettre de cerner en détail les fondations (encore branlantes) du style d’un auteur. Mais hélas, les débuts de Stanley Kubrick en tant que cinéaste ne rentrent absolument pas dans cette case. Depuis plusieurs années, sans même avoir eu l’occasion de visionner le film dans son intégralité (seul un court extrait avait été intégré dans le documentaire Stanley Kubrick, a life in Pictures de Jan Harlan), on avait déjà entendu tout et son contraire sur Fear and desire : film raté, exercice de style bancal, travail d’amateur dont son jeune auteur aurait eu tellement honte qu’il se serait carrément entêté à passer presque toute sa vie à détruire les dernières copies existantes. En vérité, aucune preuve formelle de tout cela n’existe à ce jour et la disparition du cinéaste il y a une douzaine d’années n’aide pas à y voir plus clair.

Cela nous place dans une position d’autant plus délicate qu’il n’existe aujourd’hui plus qu’une seule chose à faire : assumer ce film pour ce qu’il est clairement, à savoir un gribouillage inabouti, conçu et supervisé par un créateur autodidacte, dans lequel l’inspiration et le style qui feront sa future gloire commencent à apparaître à de rares moments. Toutefois, le rejet de Kubrick pour son film, qu’il qualifiait selon la légende de « dessin d’enfant sur une porte de frigo », semble un peu embarrassant à vrai dire, et du coup on peut même s’interroger : faut-il visionner un film renié à ce point par son auteur, surtout quand l’œuvre, enfin restaurée en début d’année, sort en salles et en DVD sans l’accord de son créateur ? Nul doute que chacun réagira en fonction de son approche de la liberté des auteurs, mais pour ce qui est du cinéphile désireux de mieux cerner le récent Kubrick à travers l’ancien, la réponse est oui : en effet, le film révèle aussi bien la compétence technique d’un cinéaste qui fait déjà preuve d’une belle maîtrise du cadre et des jeux de lumières (même si la gestion des autres domaines laisse clairement à désirer), et surtout, il contient déjà les germes d’un grand nombre de thématiques que Kubrick exploitera à nouveau par la suite, et de façon bien moins scolaire. Retour sur une première œuvre terriblement inégale, dont la découverte ne peut hélas que susciter l’embarras.

Il faut d’abord rappeler qu’à l’époque, Kubrick était déjà un vrai cinéphile, et avait même réussi à finaliser deux courts-métrages documentaires (Day of the fight et Flying Padre) suite à de nombreux reportages photo pour le magazine Look. Peu après, l’envie de réaliser un long-métrage commença à émerger, et Kubrick se lança dans l’écriture d’un script avec son ami dramaturge Howard Sackler (avec qui il collaborera à nouveau sur Le baiser du tueur). Intitulé d’abord The Trap puis Shape of fear, le script suit l’histoire de quatre soldats, plongés au cœur d’une guerre imaginaire, égarés au sein des lignes ennemies suite au crash de leur avion et confrontés à une jeune femme qui fait perdre la tête à l’un d’entre eux. L’idée maîtresse de Kubrick était alors de ne pas situer la guerre dans l’Histoire, mais d’utiliser la guerre comme révélateur de la nature humaine. De la même manière, le lieu où se déroule le film n’est jamais identifié, même s’il est avéré que le tournage se déroula pendant cinq semaines dans une forêt de Californie, avec une équipe réduite (à peine quatorze personnes), un budget très limité (50 000 dollars que Kubrick empruntera à des proches, dont un oncle pharmacien) et des frais techniques réduits par un tournage effectué sans bande sonore (le doublage fut effectué en studio). De son côté, Kubrick occupa les postes de réalisateur, producteur, monteur, directeur photo et directeur du son. Finalement rebaptisé Fear and desire, le film sera accueilli de façon variée par la critique : si certains loueront les qualités des cadres et de la photo, la mise en scène ne fera pas l’unanimité et la sortie en salles sera plus que confidentielle. La désapprobation de Kubrick, insatisfait de son propre travail, scellera pour de bon le destin tragique du film.

Maintenant que le résultat a pu être visionné, que peut-on en dire ? Déjà que l’embarras suscité par Fear and desire provient moins des défauts techniques (visibles au premier regard) que de la prétention avec laquelle le jeune Kubrick tentait d’aborder la guerre sous un angle abstrait. Le simple fait de ne pas nommer celle-ci installe d’emblée un décalage avec ce que le réalisateur fera avec le Vietnam ou la Guerre de 14-18, surtout lorsque l’on sait à quel point il a toujours su investir le contexte historique d’une époque pour en extraire de fascinantes réflexions sur la folie, la perte de contrôle, la violence et l’incommunicabilité. En outre, au vu d’un scénario qui débouche très vite sur une réflexion intime et métaphysique, il faut aussi se farcir des dialogues pompeux et excessifs (« Notre avenir est tout ce que nous avons à perdre », « Chaque homme est-il une île ? », et j’en passe…) qui viennent s’ajouter en off sur des acteurs qui, franchement, sont loin d’être convaincants. Sur le fond, même l’idée maline du projet, consistant à faire jouer le rôle des soldats et des officiers ennemis par les mêmes comédiens, tombe comme un cheveu sur la soupe à force de n’être qu’un symbole dualiste un peu trop appuyé. Globalement, l’idée de montrer des soldats à la recherche d’eux-mêmes passait déjà assez bien par le contexte, les cadres et la mise en scène, mais Kubrick en faisait définitivement trop dans l’exercice de style scolaire et pataud, au point d’appliquer clairement à lui-même l’une des dernières répliques : « Je crois qu’on a voyagé trop loin hors de nos frontières personnelles ».

Sur le reste, les choses s’arrangent un peu, mais pas au point de sauver l’ensemble. Apprendre que l’équipe technique (y compris Kubrick) faisait preuve d’un réel amateurisme n’étonne guère, puisque cela se sent très clairement dans la conception du film : les raccords sont parfois mal bricolés (le pire étant les transitions « coulissantes » entre quelques plans), le montage est terriblement approximatif à force d’injecter des plans subliminaux sans aucun intérêt (ou alors de mal gérer leur place dans le rythme et la narration), les gros plans qui caractériseront les futurs films de Kubrick sont ici peu crédibles, et on repère même des erreurs de débutant comme les effets d’iris qui entourent le cadre (ils sont beaucoup trop visibles). Mais ce qui ressort finalement de ce projet est une évidence que l’on supposait déjà avant de le visionner : en accumulant les postes sans forcément tous les maîtriser et en étant incapable d’user de son perfectionnisme légendaire, Kubrick ne pouvait qu’aboutir à un film brouillon, approximatif, qui surligne chacune de ses intentions au Stabilo sans être réellement capable de les faire passer à travers le découpage (par exemple, dans 2001, la métaphysique passera infiniment mieux à travers le visuel et le son). Ici, tout est donc trop explicité, trop articulé de façon (trop) précise, de même que le basculement moral que l’un des soldats va opérer au contact d’une jeune fille prisonnière tourne vite au grotesque. Cela n’enlève en rien la satisfaction d’avoir enfin découvert le film manquant d’un des plus grands cinéastes de tous les temps, mais la théâtralité du résultat, plus gênante que réellement maladroite, ne fait que confirmer ce que l’on savait déjà : un artiste balbutiant qui se cherche sans bénéficier des moyens nécessaires réussit rarement son coup au premier essai. Au final, Stanley Kubrick avait-il raison de vouloir enterrer l’existence de ce film ? Peut-être que oui, après tout…

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