REALISATION : Elio Petri
PRODUCTION : Carlotta Films, Columbia, Vera Films
AVEC : Gian Maria Volontè, Florinda Bolkan, Massimo Foschi, Arturo Dominici, Salvo Randone, Gianfranco Barra, Elio Petri, Orazio Orlando
SCENARIO : Elio Petri, Ugo Pirro
PHOTOGRAPHIE : Luigi Kuveiller
MONTAGE : Ruggero Mastroianni
BANDE ORIGINALE : Ennio Morricone
ORIGINE : Italie
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 16 octobre 1970
DUREE : 1h52
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En Italie, au début des années 70, le chef de la brigade criminelle est sur le point d’être promu au poste de directeur de la section politique. Persuadé que ses fonctions le placent au-dessus des lois, il égorge sa maîtresse Augusta Terzi au cours de leurs joutes amoureuses. Avec un sang-froid parfait, il met tout en œuvre pour prouver que personne n’aura l’intelligence, ni même l’audace, de le soupçonner et de troubler ainsi la bonne hiérarchie sociale. Il s’ingénie à semer des preuves accablantes, relançant l’enquête quand celle-ci s’égare…
Une rumeur insistante veut encore qu’en 1970, juste après avoir montré le mixage final d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon à une poignée de cinéastes italiens (dont Ettore Scola), Elio Petri récolta un conseil sec et limpide : il valait mieux pour lui quitter l’Italie le plus vite possible. Un an avant de récolter une Palme d’Or pour La classe ouvrière va au paradis, ce cinéaste italien, déjà connu pour sa vigueur contestataire (ce qui lui valut d’ailleurs pas mal d’ennuis) et son militantisme au sein du Parti communiste, avait-il conscience d’avoir lâché une bombe ? L’Histoire ne le dit pas, mais il est vrai qu’on peut clairement parler d’attentat pour évoquer son film le plus célèbre, pourtant auréolé d’un énorme succès planétaire et d’une cascade de récompenses (dont l’Oscar et le Grand Prix cannois) en dépit d’un parfum de scandale que l’on pouvait sentir à dix kilomètres. Comment ne pas craindre la colère du système lorsqu’on s’évertue à ce point à lui cisailler les viscères de l’intérieur avec une telle violence satirique ? Grosso modo, il est ici question d’un assassin. Un assassin sans nom (il n’est défini que par sa fonction de chef de la brigade criminelle, donc de symbole de l’autorité), schizophrène parce qu’ivre de pouvoir, qui, même en semant volontairement des indices pour mettre les enquêteurs sur sa trace, restera intouchable jusqu’au bout. Au-dessus de tout soupçon. Au-dessus des lois. Au-dessus des citoyens. A la fois corrompu et incorruptible.
Un tel constat est logique : révéler un rouage défaillant du système reviendrait à menacer ce dernier d’une implosion fatale, surtout au vu de la contestation politique qui se généralise au même moment dans les rues (des étudiants maoïstes défilent en brandissant le petit livre rouge). Pour les puissants, la loi n’offre rien d’autre que l’impunité, quitte à en abuser ouvertement. Pour le protagoniste, policier exemplaire sur le point d’être promu aux plus hautes autorités, commettre un crime gratuit – en l’occurrence celui de sa maîtresse – a un double effet : prouver (à soi-même ?) cette impunité qui lui est propre, mais aussi utiliser son propre cas pour fustiger la fausse droiture et les vices cachés de la démocratie. En assimilant aussi ouvertement les mots « répression » et « civilisation » (ce qui donne ici lieu à un discours vociférateur des plus inouïs) et en appliquant sa théorie répressive à une situation plus schizo tu meurs, ce personnage se boucle lui-même. Obéir à la loi du devoir prônée par le système (selon laquelle un coupable doit recevoir un châtiment) ne peut que le contraindre à semer lui-même les indices qui le compromettent, mais s’avouer coupable revient à discréditer sa fonction. Ce que met donc en lumière Elio Petri avec ce film est une contradiction sociale absolue, un appareil répressif qui va toujours plus loin dans la dénonciation de ses excès afin de continuer à jouir de son impunité. On peut donc clairement parler de film « kafkaïen », et pas seulement en raison de la citation – très bien choisie – de Kafka qui clôturera ici un scénario réglé comme du papier à musique. C’est surtout en raison du degré d’abstraction qui le sous-tend : ce ne sont pas des êtres humains que l’on voit ici, mais des pions robotisés, rouages pathétiques d’une machine politique aliénante.
La citation de Kafka a ici néanmoins pour vocation secondaire d’accentuer le caractère absurde et grotesque de la situation. Un parti pris qui, bien au-delà d’une mise en scène certes sophistiquée mais peu inventive en matière de découpage, tient exclusivement sur la prestation dantesque de Gian Maria Volontè, que l’on garde encore en mémoire pour ses prestations chez Melville (Le cercle rouge) ou Leone (Pour une poignée de dollars). Dire que l’acteur « bouffe » le film tout entier tient de l’euphémisme : que ce soient ses mimiques faciales, sa gestuelle outrancière, son accent méridional ou sa gouaille hystérique, son jeu devient une projection fiévreuse de l’homo politicus vicié dont rêvent tous les systèmes politiques à connotation mafieuse ou fasciste. Mais la propension de Petri à vouloir enfoncer le clou ne peut hélas que créer ici un didactisme assez paradoxal, lequel fonctionne à double effet. La scène du magnétophone en est une parfaite illustration : que le protagoniste répète son objectif réel à voix haute en insistant plusieurs fois sur chaque mot tombe bien sûr sous le sens pour enregistrer sa folie et son dérèglement intérieur, mais d’un autre côté, on sent que Petri souhaite faire passer l’idée au forceps chez le spectateur – un grand cinéaste contestataire comme Costa-Gavras n’aurait jamais procédé ainsi.
Cet hypothétique aveu de faiblesse va hélas de pair avec une mise en scène qui s’en tient ici au strict minimum : tout pour l’acteur principal, rien (ou presque) pour tout ce qui l’entoure. Quelques effets de zoom et variations de lumière arrivent bien à créer une illusion de scénographie gagnée par la folie du personnage, mais le film s’en tient globalement à une narration certes implacable mais terre-à-terre, pour ne pas dire mécanique lorsque Petri use des flashbacks pour éclaircir l’ensemble (en gros, une action musclée dans le présent rappelle au personnage un simulacre passé de cette action, toujours avec sa maîtresse comme « victime » consentante). Même lorsqu’il s’agit de loger tout le monde à la même enseigne dans le jeu de massacre (la police fasciste, les journalistes avides de scoops bidonnés, l’extrême-gauche segmentée en petits groupes divergents, etc…), la scénographie rejoint davantage celle d’un néoréalisme italien obnubilé par la conscience politique, où la symbolique du découpage repasse alors au second plan. A vrai dire, l’emploi de la musique d’Ennio Morricone (devenue un classique reconnaissable sans même avoir vu le film !) s’avère bien plus efficace pour renforcer le caractère grotesque de ce système politique : le son de la mandoline se confond avec celui d’un clavecin tandis que le saxophone et la contrebasse s’entremêlent d’une bien étrange manière.
Il n’empêche qu’au-delà des défauts que l’on peut rétrospectivement lui attribuer, on conservera de ce film une virulence satirique assez hors du commun et une audace du propos qui ferait presque passer n’importe quelle charge anti-Berlusconi pour une chiquenaude taquine. Sortir un film pareil dans une époque où l’Etat fut soupçonné d’avoir commis plusieurs attentats en vue de susciter la terreur et d’installer un Etat totalitaire (le terme « stratégie de la tension » fut d’ailleurs employé), c’était juste difficile à croire. Lucide envers la portée de son propos et fidèle à sa fibre contestataire, Elio Petri a pourtant osé. Grand bien lui en a pris, puisqu’en fin de compte, tout cela lui aura permis de prouver une nouvelle fois ce vieil adage intemporel : toute société a les films qu’elle mérite.
Test Blu-Ray
Sortie en mars 2011, la première édition du film d’Elio Petri – déjà chapeautée par Carlotta – avait fait forte impression par son contenu éditorial (deux disques bien remplis + la bande-originale d’Ennio Morricone sur un CD audio). Au point qu’une édition Blu-Ray a longtemps fait l’arlésienne pendant plusieurs mois avant d’être purement et simplement annulée sans aucune raison. En fait, on se rend compte aujourd’hui que Carlotta préparait depuis un bon moment une collection spéciale consacrée au cinéma italien (l’éditeur sortira désormais une poignée de films italiens tous les quatre mois sous ce label), et qu’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon ne pouvait qu’en faire partie (vu l’aura du film, c’était la moindre des choses). Donc acte : le Blu-Ray est enfin là… mais il ne surprendra pas ceux qui ont déjà pu épuiser l’édition double DVD. Pour tout dire, on sera même triste de voir un bonus-clé de l’édition précédente passer à la casserole, à savoir un long documentaire de 80 minutes qui avait été consacré à la carrière de Petri. Déception mise à part, le reste des bonus a été conservé et permet d’englober bon nombre d’informations sur la genèse et les thèmes du film. L’entretien croisé entre Paola Pegoraro Petri (la veuve du cinéaste) et Marina Cicogna (la productrice) permet d’évaluer ce que fut le tournage et la réception du film (le tout dans un français parfait), les propos du critique de cinéma Fabio Ferzetti replacent le film dans le contexte politique de l’époque (là aussi, la langue de Molière est remarquablement utilisée), et les paroles d’Ennio Morricone offrent l’occasion de mieux juger le rapport qui peut se mettre en place entre un cinéaste et un compositeur (attention, tout ça reste un peu technique…). Côté technique, d’ailleurs, on aurait beau dire que l’image est un peu terne (malgré un lavage HD de haute tenue) et la piste DTS-HD 1.0 relativement bonne (mais sans éclat), cela ne servirait à rien puisque le film a été conçu ainsi. Tout à fait recommandable pour les cinéphiles curieux, en somme…
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Salut Guillaume. Pour le fun, je laisse un commentaire. J’ai découvert le film hier soir et j’ai pris une sacrée claque. Tout ce que tu dis est très juste mais je trouve que tu minimises l’excellence de la mise en scène. Les gros plans sont ahurissants, le bal des corps est suivi de manière absolument dingue par la caméra qui les perd puis les reprend dans un rythme effréné à l’intérieur de plans séquences assez complexe. La mise en scène est sans doute ce qui m’a le plus scotché dans le film.