Les trois longs-métrages qu’Andrei Zviaguintsev a réalisés à ce jour mettent en scène des rapports de force dont il sait mettre en valeur le retentissement. Le Bannissement (2008) mettait au centre du récit le personnage oppresseur du père, sa conception autoritaire et machiste de l’honneur, son orgueil, sa surdité à l’amour humble de sa femme. Ce choix, dont l’intérêt était confirmé par la présence brute et taiseuse de l’acteur Konstantin Lavronenko (il incarnait déjà le père du Retour, 2003), récompensé par un Prix d’interprétation masculine à Cannes, donnait forcément au film une grande dureté et comme enjeu principal (et illusoire) l’apparition de failles chez un personnage qui semblait fait de pierre. Avec Elena, qui a remporté le Prix spécial du jury Un Certain Regard à Cannes en 2011, il semblerait que le cinéaste recentre son attention sur le camp des opprimés, comme dans Le Retour. Mais la remarque apparaît vite simpliste au vu de la complexification de l’univers du cinéaste qui est à l’oeuvre avec ce nouvel opus. Cette complexification tient au simple fait que l’on quitte ici les grands paysages naturels des deux premiers films pour la capitale Moscou. Les personnages ne seront donc plus seuls avec leur conscience, ni en contact direct avec une nature qu’une transcendance divine semblait constamment investir (on peut dire de Zviaguintsev qu’il est un spiritualiste). Ce passage à un cadre uniquement citadin marque un pas vers plus de données sociologiques et révèle une envie de se coltiner davantage avec la complexité du monde d’aujourd’hui. Tout en donnant à voir une société russe actuelle déchirée par les inégalités, le cinéaste n’aura de cesse de brouiller la netteté des données sociales par des facteurs psychologiques et moraux autrement ambigus. Ainsi « l’opprimée » s’avère d’emblée ne l’être qu’à moitié, par son consentement de fait à une certaine relation avec son « oppresseur ». Comme cadre à ces rapports de force, Zviaguintsev choisit une fois encore le plus resserré qui soit : la famille.
Les premières minutes de métrage laissent tout de même planer un trouble : Elena se lève dans une chambre qu’elle occupe visiblement seule, prépare le déjeuner, s’assure que le grand appartement moscovite à l’élégance glacée soit parfaitement en ordre pour accueillir le vieil homme qu’elle va réveiller dans une autre chambre. Ils déjeunent face à face et il est question d’une allocation qu’il lui verse mensuellement. Qui ne sait rien de l’histoire à l’avance se trouve à ce stade face à une situation indéterminée, qui renferme déjà une partie de la complexité du film : qu’est-ce qu’est Elena pour Vladimir ? Une servante ? Une infirmière (on apprendra qu’elle l’a été dix ans auparavant et une scène nous montrera une infirmière à l’hôpital qui s’avèrera effectuer les mêmes gestes appliqués de rangement que l’héroïne) ? Une putain ? Même après que l’on a saisi clairement que ces deux personnages forment bel et bien un couple, leur relation demeure étrange : ils se sont rencontrés tard dans la vie, à un âge où la passion n’est plus vraiment ce qui détermine leurs rapports, de sorte que ceux-ci semblent davantage fondés sur un principe de donnant-donnant.
Elle est une femme au foyer douce et docile qu’il fait profiter d’un certain luxe sans pour autant partager ses biens avec elle. Elle a ainsi accès à son coffre-fort mais doit y laisser les tickets de caisse de chaque course qu’elle fait avec son argent à lui, elle lui demande des faveurs financières par le biais de petits mots qu’elle laisse à son chevet et il la « contrôle » d’une certaine manière en tentant de la dissuader de donner sa pension mensuelle à la famille de son incapable de fils. Le peu d’affection qu’il y a dans ce couple – tout juste un petit geste par-ci par-là, ou un regard tendre d’Elena à l’hôpital, Zviaguintsev l’élude : après qu’ils se sont disputés à table, Vladimir vient poser la main sur l’épaule d’Elena et lui dit « Allez, viens » comme si faire l’amour n’était qu’une habitude à ne pas perdre afin de maintenir sa forme physique et un moyen facile de couper court aux discussions d’importance – d’ailleurs, Elena y voit clair et rit nerveusement à ce moment-là. Le cinéaste nous prive aussi délibérément du moment d’émotion potentiel du film : celui où Elena apprend par téléphone que Vladimir a eu un malaise cardiaque.
La douceur et l’attention de l’héroïne à l’égard de son mari ne cachent pas le fait que son couple, vieux de dix ans mais scellé par les liens du mariage depuis seulement deux ans, soit devenu important pour elle avant tout comme moyen d’assurer l’important à ses yeux : le bien-être de son fils adoré, Sergeï, et de la famille de celui-ci. Régulièrement, Elena effectue un long trajet pour se rendre chez eux et leur amener de l’argent. Du centre-ville riche et spacieux à la banlieue lointaine où s’entassent les barres, l’héroïne franchit la frontière invisible entre deux mondes qui coexistent sans se croiser. Ses trajets en transports en commun sont toujours rythmés par la musique de Philip Glass (Symphonie n°3, 3ème mouvement) avec ses cordes qui grondent et ses grands crescendos qui installent une tension, semblant annoncer une catastrophe… ou coller à une catastrophe déjà observable. Une catastrophe sociale, le constat d’une société figée dans ses inégalités où le mouvement entre deux mondes n’est entrepris que par un personnage isolé tel qu’Elena. Entre sa présentation à Cannes en mai 2011 et sa sortie française au lendemain d’élections présidentielles ultra-contestées en Russie, le film s’est comme gorgé des manifestations de ras-le-bol du peuple russe vis-à-vis des agissements frauduleux et corrompus du pouvoir qui empêchent tout espoir d’évolution de l’état des choses. Il acquerrait presque une nouvelle dimension : celle d’une œuvre qui fixe de manière directe et frappante une situation limite qui ne saurait perdurer bien longtemps…
Çà et là, Zviaguintsev fournit des données qui inscrivent les rapports intimes des personnages dans un rapport de forces social : s’ils ne sont pas à même de lui payer une entrée à l’université, Sergeï et sa femme verront assurément leur fils aîné Sasha envoyé « directement en Ossétie » (sic) pour un service militaire dont tous les personnages savent qu’il y est particulièrement éprouvant. Lorsqu’Elena demande l’aide de Vladimir pour les siens, son mari ne renvoie ceux-ci qu’à leurs propres responsabilités, revendiquant sa propre réussite sociale qui a tenu à une reconversion suffisamment rapide en entrepreneur individuel à la chute du régime soviétique. Mais Vladimir a lui aussi une fille d’un premier mariage, Katerina, une jeune femme négligente, un peu bohème, qui se fait entretenir par son père tout en le maintenant émotionnellement à distance (un schéma familial qui se fait donc le miroir de celui d’Elena, avec toujours une différence de classe notable). Lors d’une séquence-clé où Katerina rend visite à son père à l’hôpital, on perçoit au-delà de leur rancœur mutuelle un cynisme commun : tous deux sont des riches désabusés, sans complexe vis-à-vis de leurs privilèges puisque, de toute façon, ils constatent que leur argent ne fait pas leur bonheur, et ils préfèrent en rire. Vladimir annonce à sa femme que c’est Katerina qui héritera de toute sa fortune, et qu’elle, Elena, continuera à recevoir une allocation à vie.
Qui est le plus méritant : cette fille que son père a déjà pourrie mais qui montre sur le tard une réelle affection pour celui-ci ou Sergeï, alcoolisé, brutal, mal logé, sans emploi ni volonté mais dont la famille se trouve vraiment dans le besoin sur une question délicate ? Elena réalise-t-elle que, tout en dénonçant la manière dont Katerina profite de son père, elle est elle-même bernée par un fils décourageant, bon uniquement à jouer aux jeux vidéo avec le fils qu’il serait censé éduquer, et qui n’arrive même pas à parler à sa mère d’autre chose que d’argent ? Oui, l’opposition est franche entre les milieux dans lesquels évoluent ces deux grands enfants dont il est question : le cœur culturel et économique de Moscou et le marasme économique et social de la périphérie lointaine de la capitale. Mais planter avec autant de clarté ces paramètres sociologiques – que certains jugeront caricaturaux, c’est leur droit, mais l’important n’est pas là dans le film – permet à Zviaguintsev de se détacher du pur drame social par le haut (vers un mysticisme auquel il nous a habitué), ou plutôt par le bas, vers les tréfonds de l’âme humaine de son héroïne.
Car tout comme le spectateur, Elena a au tournant de l’histoire toutes les données en main : au milieu de tous ces assistés (physiques, sociaux), elle est l’unique personnage actif et il ne tient qu’à elle d’infléchir le cours des choses. Une fois les enjeux soigneusement exposés, le cinéaste aboutit ainsi à un nouveau dilemme moral avec son incroyable talent pour élaguer tout ce qui entoure la situation dont il veut faire le cœur de son film et donner ainsi un « relief » au présent, à l’instant où son personnage va devoir franchir un pas qui changera sa vie et celles des autres. Ce travail d’épure s’opère à la fois au niveau du cadre géographique de l’histoire (quand on quitte la froideur de l’appartement, la ville reçoit presque le même traitement que les décors naturels des opus précédents du cinéaste : les rues sont désertes ou traversées uniquement par des figures archétypales de travailleurs, donnant presque l’impression que les protagonistes sont les seuls habitants d’une immense ville froide) et au niveau formel : à l’épure des décors vient s’ajouter un silence pesant et un refus du découpage au moment-clé, filmé en un unique plan-séquence de six minutes, le plus long du film. Elena y voit clair, elle est déterminée et son acte terrible est accompli sans hésitation, avec minutie et en temps réel. Après s’être approché tout près de la restitution pure de l’action, Zviaguintsev effectue le travail inverse : le dernier temps du film, assurément le plus admirable, tend à instiller dans le réel des éléments plus transcendants qui tiennent à un mysticisme que l’on connaît au cinéaste ou encore à la tragédie classique, influence dont nous étions prévenu assez tôt dans le métrage par un cours extrait de « Norma » de Bellini (« Casta Diva » interprété par Maria Callas).
Hanté par le motif de la culpabilité, qui réunit ces deux influences religieuse et théâtrale, le film gagne en tension, restituant de manière impressionniste les angoisses de l’héroïne. On a alors le sentiment, parfois, d’être face à un thriller psychologique ou un film noir, où le suspense tient à la capacité du personnage à ne pas trahir sa culpabilité, à « tenir bon » psychologiquement. L’épisode du train qui renverse un cheval, celui de la panne de courant chez Sergeï et enfin le passage à tabac de Sasha par d’autres jeunes du coin sont des évènements dont on sait bien qu’Elena les sur-interprète comme les signes d’une colère divine dirigée contre elle – et c’est là tout le tragique d’un personnage qui s’enfonce tout seul, qui porte sur ses seules épaules toute la noirceur du monde sans avoir conscience que les autres continuent de n’être pas tout blancs, notamment le jeune Sasha qui a lui-même initié le passage à tabac dont il a fini par subir les conséquences méritées. La lumière habituelle des films de Zviaguintsev, douce et froidement pâle, distille une atmosphère lugubre que seule la chaleur illusoire d’une scène dans une église tente de contrer en vain. Les croyances religieuses sont encore très présentes en Russie, mais elles se trouvent ici condamnées sans appel par Vladimir : elles ne sont que « pour les pauvres et les incapables » dit-il. Ne poussent-elles pas l’héroïne à s’auto-flageller plus violemment qu’il ne le faudrait au vu des circonstances atténuantes de son acte ? Le réalisateur nous laisse seul juge. Il se contente, par la composition de ses plans et la portée symbolique des éléments étranges qu’il place çà et là (la mort du cheval, etc.), de proposer des pistes, de soulever des questions. Lorsqu’elle se rend à l’église pour prier, un changement de focale permet de ne plus montrer les icônes qu’Elena regarde mais son propre reflet dans la vitre qui protège les fresques : la religion est-elle un refuge illusoire pour elle ?
Un autre jeu de reflets semble porteur de sens : on la voit à plusieurs moments devant le miroir en trois parties de sa chambre : elle ne peut y voir qu’un seul de ses trois reflets à la fois, mais les deux miroirs latéraux renvoient d’autres images d’elle, comme pour figurer son dilemme intérieur, ou suggérer plusieurs visages du personnage. En effet, un élément non négligeable qui distingue Elena des premiers films du cinéaste, c’est que les personnages d’hommes durs et monolithiques, assez unidimensionnels en un sens, laissent ici place à une femme, à moins de rigidité et plus de sensibilité, mais aussi de complexité et d’ambiguïté… Le premier plan et le tout dernier se répondent l’un à l’autre : dans les deux cas, le point est fait sur la branche d’un arbre derrière laquelle on voit le grand appartement d’Elena. La fin, bien qu’ouverte, n’est pas vraiment prometteuse pour les personnages de Sergeï et des siens, qui conservent la même manière d’être d’un côté ou de l’autre d’une frontière sociale invisible. Pourtant, entre ces deux points, le monde de l’héroïne a tremblé. A quel point s’en est-il trouvé durablement bouleversé ? Libre à chacun de le déterminer. Libre à chacun de donner du sens ou non au fait que l’oiseau qui était présent dans le premier plan n’est plus sur la branche de l’arbre à la fin : le symbole d’une âme perdue ?
Réalisation : Andreï Zviaguintsev
Scénario : Andreï Zviaguintsev et Oleg Negin
Production : Alexander Rodnyansky et Sergey Melkumov
Bande originale : Vincenzo Bellini (Norma) et Philip Glass (Symphonie n°3, 3ème mouvement)
Photographie : Mikhail Krichman
Montage : Anna Mass
Origine : Russie
Date de sortie : 7 mars 2012
NOTE : 5/6
1 Comment
Belle analyse. Bien d’accord avec toi sur ces aspects de tragédie et de thriller psychologique…
L’orthodoxie a bien repris en Russie depuis la fin de l’URSS, mais on sent qu’Elena comme tant d’autre n’a pas été élevée là-dedans ( athéisme obligatoire des gens de sa génération ) et qu’elle a besoin de se faire conseiller pour savoir qui où et comment prier… et ce reflet d’elle comme un doute sur l’existence d’un Là-Haut, ce reflet qui ne la renvoie qu’à elle-même… à l’horizontal.
Par contre, ce qui ne s’est pas effacé de la mentalité Russe, même pendant la longue parenthèse sans culte religieux, c’est cette sorte de réflexe punitif… je ne sais pas bien comment le dire, mais on retrouve ça dans plein de films et de romans russes… l’oppression, la violence et le punitif exagéré sont si souvent présents qu’ils semblent être considérés par les gens comme normaux, allant de soi, mérités… et en fait, l’orthodoxie « à la russe », à travers les siècle a bien entretenu cela, cette tendance à la soumission, à la mortification et la valorisation de la souffrance, de l’expiation douloureuse…
Et Elena, même si on la sent gauche et débutante sur le plan des rituels religieux, a ce genre de mentalité.
Et après son « geste », on la sent dans cette spirale jusqu’à nous entraîner nous aussi dans ses peurs.
Juste après qu’on ait cru Sasha mort, au plan suivant, on voit le bébé sur le lit de Sergueï, tué par Elena, et on angoisse pour l’espérance de vie de ce petit, et Zviaguintsev en rajoute une couche pour le dernier plan, toujours le bébé sur ce lit du mort !
A moins que ce ne soit le lit du riche… ce qui serait plus prometteur…
« La Norma », ça passe très vite, Vladimir ne veut pas écouter ça et change de radio, mais oui, ça colle bien : ce lien dominant / dominé pour elle aussi, une du peuple des vaincus ( les Gaulois ), amoureuse d’un Romain vainqueur et trahi par lui. Elle aussi prise en otage par son amour de mère… et ses enfants qui frôlent de près le sacrifice…