REALISATION : Quentin Tarantino
PRODUCTION : Sony Pictures, The Weinstein Company
AVEC : Jamie Foxx, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson, Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Kerry Washington…
SCENARIO : Quentin Tarantino
PHOTOGRAPHIE : Robert Richardson
MONTAGE : Fred Raskin
BANDE ORIGINALE : Ennio Morricone, Luis Bacalov…
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Western
DATE DE SORTIE : 16 janvier 2013
DUREE : 2h44
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans le sud des États-Unis, deux ans avant la guerre de Sécession, le Dr King Schultz, un chasseur de primes allemand, fait l’acquisition de Django, un esclave qui peut l’aider à traquer les frères Brittle, les meurtriers qu’il recherche. Schultz promet à Django de lui rendre sa liberté lorsqu’il aura capturé les Brittle – morts ou vifs. Alors que les deux hommes pistent les dangereux criminels, Django n’oublie pas que son seul but est de retrouver Broomhilda, sa femme, dont il fut séparé à cause du commerce des esclaves…
D’entrée, on peut hurler de joie et lancer les paris sur le fait que Django Unchained risque de clouer le bec à tous les détracteurs de Quentin Tarantino, voire même à ceux qui s’imaginaient voir depuis deux ou trois films un cinéaste postmoderne qui s’essouffle. Alors stop : à presque 50 ans, non seulement le cinéaste palmé de Pulp Fiction continue d’explorer son amour du cinéma dans des œuvres toujours aussi riches, mais il ne cesse toujours pas de nous surprendre, de se perfectionner à tous les niveaux, d’aller toujours de l’avant et d’éviter à tout prix de se répéter. Qu’il enchaîne sur une histoire d’arnaque romantique après deux films de gangsters portés au triomphe, ou qu’il ose s’aventurer humblement sur le cinéma grindhouse après avoir signé une anthologie magistrale de tout ce que le cinéma asiatique a pu pondre depuis cinquante ans, Tarantino est de cette race de cinéastes qui brouillent sans cesse les pistes par du jamais-vu sans rien perdre de leur sensibilité. Aujourd’hui, vingt ans se sont écoulés depuis le succès de Reservoir Dogs, et le chef-d’œuvre magistral que constitue Django Unchained pose une nouvelle pierre sur une filmographie pyramidale et exemplaire, où toutes les sensibilités cinéphiles furent revisitées du bas vers le haut par un vrai amoureux du 7ème Art, et dont chaque jalon de création s’était jusque-là traduit par la sortie d’un nouveau film qui, à chaque fois (si l’on excepte l’excellent Boulevard de la mort, son film « mineur »), donnait l’impression de surpasser le précédent.
Il est certes un peu trop tôt pour clamer haut et fort que le cinéaste a fait ici encore mieux qu’avant (pour l’instant, on y réfléchit encore), mais on peut d’ores et déjà inscrire le film dans la même continuité qu’Inglourious Basterds, dont il conserve l’approche et la recette tout en les transcendant : une immersion dans un passé ravagé par un conflit aux proportions insensées, une cohabitation magistrale entre tragédie historique et farce déjantée, un désir de venger les opprimés à grands coups de shotgun dans la tronche ou dans les couilles, et plus que tout, une croyance si infinie dans le pouvoir de la fiction que celle-ci se permet alors d’orchestrer une revanche sur les horreurs de l’Histoire. Là où le précédent film de Tarantino faisait de la matière même du cinéma (la pellicule nitrate, hautement inflammable) une arme de destruction massive contre le nazisme, le cinéaste investit ici le sud des Etats-Unis, peu avant la guerre de Sécession, avec la volonté claire et nette d’expédier un violent coup dans les valseuses de l’Amérique esclavagiste. Deux surprises (de taille) font aussi leur apparition : d’abord, peut-être pour la première fois, chaque séquence ne donne pas l’impression de voir un amas de clins d’œil appuyés et de citations surlignées, et enfin, la persistance du cinéaste à revisiter le passé selon ses propres règles reflète autant son amour d’un cinéma plus ou moins révolu que le désir de gagner une maturité encore insoupçonnée jusqu’ici. De quoi nous conforter dans notre impression globale de voir un film qui, à ses yeux, semblait peut-être plus important à réaliser que n’importe quel autre.
A l’origine de ce film démesuré, il y a bien sûr un autre film éponyme, Django, western spaghetti d’une violence inouïe que le talentueux Sergio Corbucci réalisa en 1966. Un incroyable défouloir de brutalité et d’inventivité auquel Tarantino voue un culte si absolu qu’il s’est logiquement appliqué à lui rendre ici un magnifique hommage, d’une part en plaçant la célèbre ballade de Luis Bacalov sur le générique de début, d’autre part en offrant un petit rôle à l’acteur Franco Nero le temps d’un caméo irrésistible. Pour autant, le pur cadre référentiel s’arrête là, d’autant que les innombrables films qui ont exploité le nom de Django longtemps après le film de 1966 forment un sacré patchwork sur lequel même les historiens de cinéma doivent sûrement s’emmêler les neurones : en effet, à ce jour, on dénombre plus d’une cinquantaine de films où, à de rares exceptions près (dont la version décalée et jouissive que Takashi Miike aura réalisée en 2007), le nom de Django servait en général moins de lien direct avec le film de Corbucci que de pure accroche plus ou moins iconique, libérée de tout port d’attache.
Cela tombe extrêmement bien, puisque c’est à ce petit jeu de diversion que Tarantino s’est amusé à jouer : son Django n’est plus ce vagabond solitaire traînant un cercueil derrière lui et débarquant au beau milieu d’un conflit entre deux bandes rivales, et son film n’est pas non plus un énième western spaghetti où un justicier à la Eastwood déchaîne sa colère contre une horde de truands cruels. Ici, tout change, du contexte à la trame narrative : nous voilà donc en plein 19ème siècle, dans une Amérique raciste où Django (Jamie Foxx) incarnera la révolte d’une population noire opprimée et réduite en esclavage. D’abord esclave acheté par le docteur King Schultz, impayable chasseur de primes allemand joué par Christoph Waltz, le personnage se mue très vite en associé aguerri puis en tireur redoutable, plus que jamais déterminé à délivrer sa femme Broomhilda (Kerry Washington) des griffes du puissant Calvin Candie. Ce dernier, qui règne en maître sur une immense plantation du sud des Etats-Unis, se révèle d’ailleurs si ignoble et si cruel que l’on se pince constamment de voir l’inattendu Leonardo DiCaprio s’éclater comme un petit fou à jouer une ordure aussi répugnante et raffinée, du genre que l’on prend un malin plaisir à haïr tout au long du film.
Rien qu’avec un tel pitch, on sentait déjà venir la lente mise en place de différents enjeux qui pouvait aboutir à une déflagration finale de premier choix, et que l’on se rassure, c’est réellement le cas : sur 2h44 où pas une seule séquence n’est à enlever (seuls deux ou trois ralentis un peu artificiels ne présentent pas grand intérêt), Tarantino prend son temps, développe chaque enjeu narratif avec une précision rarissime, confère à chaque personnage une réelle présence dans le cadre, histoire que la dernière demi-heure passe à la vitesse supérieure afin de nous laisser définitivement sur les rotules. A titre d’exemple, l’hallucinant carnage final renoue avec la violence exutoire et volontiers bisseuse des westerns des années 70. A ceci près que cette violence à la Peckinpah, loin de se contenter de déchiqueter les corps et de faire gicler l’hémoglobine au moindre coup de feu tiré, s’inscrit dans un film au sujet grave, sur lequel Tarantino ne cherche pas à faire le malin et où le parcours revanchard d’un ancien esclave libéré de ses chaînes s’étoffe en permanence d’un réquisitoire violent contre le contexte de l’époque.
Du coup, l’énergie vengeresse propre au réalisateur de Kill Bill fait très souvent passer la gravité avant la décontraction à force d’être aussi déterminée, et le film lui-même, avant tout œuvre témoin de la barbarie par le biais de la fiction, ose torpiller les valeurs de l’Amérique triomphante par un mélange de cruauté et de décalage qui fait toujours mouche. Rien qu’avec le segment (absolument grandiose) où l’on voit Don Johnson en propriétaire d’une plantation de coton, on pense avoir touché le gros lot : juste après un dialogue hallucinant sur la façon de traiter un invité noir sans le faire passer pour un esclave, voilà qu’une autre séquence nous montre une armée de zinzins coiffés comme les illuminés du Ku Klux Klan, défilant à l’aveuglette sur une plaine après s’être engueulés à propos de leurs cagoules (une scène hilarante qui risque fort de rester dans les annales). Le genre de séquence supra-culottée qui, à l’aide d’une situation décalée et de dialogues bien élaborés, réussit sans pitié à stigmatiser le racisme et l’esclavagisme plus efficacement encore que ne le ferait Spike Lee dans l’un de ses films politiques au discours dénonciateur poids lourd.
Ainsi, là où certaines mauvaises langues pourraient ne voir là-dedans qu’une parodie d’Histoire insultante pour la mémoire des populations africaines réduites en esclavage, Tarantino évacue tout didactisme par le biais de la fiction, déchaîne sa férocité dans des séquences où la comédie joue au yoyo avec la tragédie, révèle ainsi l’absurdité grotesque (et donc flippante) d’un tel contexte historique, utilise à nouveau le dialogue polyglotte comme outil de diversion (sur ce point, dans son rôle de dialecticien au phrasé irrésistible, Christoph Waltz reste un champion indétrônable), sublime le pouvoir de la fiction au détour d’un dialogue autour du feu qui renvoie à Kill Bill 2 (une histoire mimée et racontée à Django par Schultz, où des gestes se reflètent en ombre sur un vaste rocher blanc qui évoque instantanément une toile de cinéma) et prend même le risque de jouer avec les stéréotypes du genre (la bande de subalternes de Candie évoque les bad guys ricanants et mal rasés des vieux westerns d’antan) comme avec ceux de l’époque (voir la composition savoureuse de Samuel L. Jackson en caricature d’Oncle Tom au service des Blancs racistes). Seul le personnage central, autant habité de douleur et de colère renfermée que ne l’était déjà le personnage de Shoshanna Dreyfus dans Inglourious Basterds, laisse la comédie aux seconds couteaux pour concentrer en lui toute la dimension sérieuse du film : concentré sur une quête de vengeance entièrement guidée par l’amour (dont le spectre de sa femme se rappelle sans cesse à lui, comme une présence rassurante), Django devient ici un incroyable héros moderne assumant pleinement son statut iconique de justicier, chevauchant à travers les plaines le fusil à la main, quittant ainsi son enveloppe d’esclave (ou de comédien qui joue un double rôle) pour celle de figure mythologique à laquelle Jamie Foxx confère une classe ravageuse.
Tous ces ingrédients, alléchants et revigorants jusqu’à l’excès, passent alors dans un écrin absolument sublime qui évapore pour de bon le moindre dialogue référentiel (seule une citation malicieuse à Dumas inscrit la seconde partie du film dans un certain cinéma européen) et qui orchestre une bousculade des genres comme le cinéma ne nous en propose que trop rarement : de la fresque historique au pur buddy-movie, en passant par le suspense hitchcockien, la comédie loufoque et le pamphlet politique, tout y passe, pris dans un énorme shaker que Tarantino nous fait ingurgiter avec gourmandise. Sa mise en scène, elle, continue de se perfectionner à force d’enchaîner des plans confondants de beauté et de perfection esthétique, gorgés d’une émotion à fleur de peau, avec un découpage séquentiel qui touche au sublime et quelques petits effets de style à la sauce grindhouse au détour d’un plan (le défilement du texte à l’écran) qui font encore un effet bœuf. Quant à la bande-son, elle se révèle aussi épicée que tonitruante à force de mixer la musique lancinante des westerns ritals des années 70 avec du rap contemporain qui dépote sec. C’est aussi ça, Django Unchained : plein les yeux, plein les oreilles. Littéralement.