REALISATION : Michael Radford
PRODUCTION : Bergman Lustig Productions, Dragon Pictures, Gallery Motion PIctures, Metropolitan FilmExport
AVEC : Daryl Hannah, Sandra Oh, Jennifer Tilly, Sheila Kelley, Charlotte Ayanna, Robert Wisdom, W. Earl Brown, Elias Koteas, Vladimir Machkov, Chris Hogan, Kristin Bauer, Rodney Rowland
SCENARIO : Michael Radford, David Linter
PHOTOGRAPHIE : Ericson Core
MONTAGE : Roberto Perpignani
BANDE ORIGINALE : Tal Bergman, Renato Neto
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 3 juillet 2002
DUREE : 1h59
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Elles sont cinq. Cinq filles sublimes qui dansent tous les soirs au Blue Iguana, un club de strip-tease de Los Angeles. Dans ce temple du charme, les regards se frôlent, les destins se croisent, les rêves naissent et meurent, mais le spectacle ne s’arrête jamais. La semaine qui commence sera particulière et personne n’échappera aux bouleversements qui s’annoncent…
Sous l’apparence du mélo cassavetien, la chronique improvisée d’une sororité de strip-teaseuses dans un club de Los Angeles. Avec cinq actrices en état de grâce, surtout Sandra Oh et Daryl Hannah.
« Oui, je suis à Hollywood ». Est-ce une jeune aspirante actrice qui annonce la chouette nouvelle à sa famille ? Non, juste une jeune femme seule et paumée depuis cinq ans, désireuse de percer dans la musique mais qui n’a trouvé que le strip-tease comme audition concluante, et qui tente alors de renouer le contact téléphonique avec son oncle. La chambre de motel anonyme, la belle routarde déjà cernée (sous les yeux et par les galères), le décor américain aux couleurs ternes… Une scène-prologue, et paf, on a déjà le nom de John Cassavetes qui clignote en rouge vif. Ressortir ce nom à propos de Dancing at the Blue Iguana n’aura d’ailleurs rien d’une vue de l’esprit dans la mesure où tant de critiques, au moment de la sortie française du film en plein été 2002, se sont empressés de citer Meurtre d’un bookmaker chinois en guise de filiation plus ou moins avouée. Et il est vrai que les indices concordent d’autant plus que la chronique de strip-teaseuse a souvent fait mine d’être un exercice de style aux figures invariables. Rien ne manque à la liste : le club de seconde zone en guise de décor-microcosme (ici un coin quelconque de Los Angeles sans glamour aucun), les intérieurs sous-éclairés par des spotlights usés, l’innocence de jeunes putes innocentes qui se frotte à l’érotisme d’une quarantaine fatiguée (au mieux) ou bousillée (au pire), le gérant soumis aux aléas intimes et/ou économiques de sa condition, la dureté existentielle capturée sur scène autant qu’en coulisses, sans oublier l’imparable arrière-plan policier ou mafieux pour créer un solide contrepoint à ces destinées désenchantées. On connait la chanson. Reste que le surmoi cassavetien et le spectre du cinéma-bar à hôtesse ne sont ici qu’apparents, de même ceux qui s’attendraient à un néo-Showgirls peuvent plier bagage. Tout en délicatesse et en empathie, ce petit film injustement méconnu place le personnage au-dessus du décor et du contexte. Et suscite une vraie émotion.
Né d’un projet indépendant monté par le réalisateur Michael Radford (1984, Le Facteur) à partir d’un atelier d’improvisations dans un petit théâtre de Los Angeles, ce film ne doit le choix de son décor qu’à un long travail d’audition et de réflexion, centré sur l’acteur en tant qu’outil de création et sur ses facultés à improviser. Suggéré par les acteurs Robert Wisdom et Vladimir Mashkov au sein de cet atelier, le décor du strip-club s’imposait, de par sa nature, comme un prolongement optimal de ce travail créatif, poussant ses acteurs et actrices à un long travail sur leur corps, leur intimité, leur pudeur et l’intériorisation et l’expressivité de leur jeu. D’où un tournage soumis à un pur principe de work-in-progress, allant de la fréquentation de boîtes de strip-tease par son casting féminin (l’actrice Daryl Hannah ira jusqu’à coréaliser le documentaire Strip-notes – présent sur le DVD du film – pour accompagner la préparation de son rôle) jusqu’à l’écriture du script au jour le jour au gré des propositions. Heureusement, point de démarche expérimentale foireuse à conchier à l’horizon, ni même de fourre-tout narratif – du genre avec un faux scénario monté à la va-comme-je-te-pousse sans effet de transitions – à se farcir en bout de course. Pour tout dire, la simplicité du résultat, alliée à un refus frontal du déjà-vu et de la complaisance, réussit à nous prendre par surprise. Quand bien même Dancing at the Blue Iguana fait mine d’honorer cette longue tradition de films qui, de Cassavetes à Kechiche en passant par Pialat, explorent la condition humaine par un travail patient et transcendantal sur la durée et l’improvisation, il n’en dégage ni l’énergie ni la fièvre. Ce qui le fait se démarquer de la concurrence tient sur une vraie attention portée à des personnages qui donnent ici l’impression de se construire en temps réel, sans schématisme ni psychologisme.
Tout repose ici sur une vraie sororité d’effeuilleuses qui, par-delà leurs numéros à cheval entre la sensualité et la grâce, se démènent avec des rêves en coton et des frustrations en béton. Il y a d’abord Angel (Daryl Hannah dans son plus beau rôle), brave poupée blonde qui rêve autant du grand amour que d’adopter un enfant, mais dont la naïveté et le caractère distrait lui valent souvent de tragiques revers. Il y a ensuite Jasmine (Sandra Oh), dont le talent et la passion pour l’écriture de poèmes lui font rencontrer une possible porte de sortie lors d’une lecture. Il y a aussi Jo (Jennifer Tilly), dure et bagarreuse, qui mène une vie chaotique entre le trafic de drogue, les séances de fétichisme SM et l’annonce d’une grossesse qui la dévaste. Il y a également Jessie (Charlotte Ayanna), jeune recrue d’abord ignorée par les autres danseuses, qui noie ses déceptions dans l’alcool et les rencontres amoureuses aléatoires. Il y a enfin Stormy (Sheila Kelley), la plus âgée et la plus discrète du groupe, qui voit ressurgir le souvenir d’une passion incestueuse avec son frère lorsque celui-ci refait tout à coup surface dans sa vie. Autour d’elles gravitent des hommes volontiers assimilables à des « requins », sauf que ceux-ci, à défaut de mordre les femmes, se bornent à nager dans leur océan, tels des rôles périphériques qui observent et tentent d’influer sur leurs destins. Ici un gérant strict (Michael Wisdom) qui réfléchit sur son rôle au sein du club après l’écoute d’une violente crise de larmes ; là un énigmatique tueur à gages russe (Vladimir Mashkov) que la seule présence d’Angel, alors épiée depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel, suffit à envoûter et à fragiliser au point de remettre en cause son contrat d’exécution initial. Que des individus perpétuellement travaillés par cette question si chère à Peter Brook (« Comment vais-je vivre le jour d’après ? »), et dont la caméra de Radford sait creuser les caractères et les interactions avec patience, empathie et respect, en majorité dans des espaces clos qui en renforcent l’effet de proximité.
La fibre moralisatrice et l’excès mélodramatique n’ont pas lieu d’être là-dedans. L’univers du strip-tease a beau avoir parfois servi la soupe à toutes sortes de considérations puritaines ou sordides, la sensualité moite du film n’a strictement rien de chiqué et ne chuchote aucun point de vue moral sur quoi que ce soit – l’objectivité de la mise en scène constitue un bouclier à toute épreuve. Les itinéraires respectifs des héroïnes comportent certes une dose non négligeable de rudesse, mais Radford réduit sans cesse à néant toute menace de misérabilisme. C’est que le cinéaste se contente ici de filmer vrai et juste, à la distance la plus adéquate, laissant le voyeurisme s’isoler de lui-même dans la zone grise et tablant de facto sur une fenêtre grande ouverte sur l’essence de l’âme de ses personnages. Chaque scène est en soi une magnifique invitation à prendre acte de ce parti pris, et sur ce point-là, certaines déploient un alliage image/musique qui a de quoi bouleverser. Ce déchirant strip-tease de Jasmine sur fond du Porcelain de Moby, face à un grand amour qu’elle sent d’ores et déjà perdu à tout jamais, et où l’extraordinaire Sandra Oh réussit à faire passer toutes les émotions contradictoire de son personnage par les milles nuances du visage et de la gestuelle. Cette romance impossible d’Angel avec ce faux idéal amoureux sur lequel les péripéties antérieures n’ont eu de cesse de l’aveugler, et ce tandis que le déchirant River of Tears d’Eric Clapton retentit dans la bande-son. Ces deux femmes à la dérive qui se réconfortent l’une contre l’autre en pleine nuit après s’être longtemps opposées. Et surtout ce long plan-séquence fixe qui compte sur le silence pour accompagner l’expression d’un dilemme cornélien : dois-je dévoiler à autrui, par le biais d’une forme d’art, le désespoir et la tristesse intérieure que je ressens alors et qui disent tout de ma difficulté à transcender ma propre condition ? Nul doute que cette scène synthétise à elle seule l’esprit du film tout entier, travail de création autant que de libération pour ses propres créateurs soumis au dépassement d’eux-mêmes. Au bout du compte, parce que ce fort degré d’authenticité lui permet de toucher du doigt la vérité nue des émotions, Dancing at the Blue Iguana s’impose assurément comme un très beau film.