REALISATION : Joann Sfar
PRODUCTION : Alicéleo, Versus Production, Wainting for Cinéma, Wild Bunch
AVEC : Freya Mavor, Benjamin Biolay, Stacy Martin, Elio Germano, Thierry Hancisse, Sandrine Laroche, Alexandre von Sivers, Christophe Blain
SCENARIO : Gilles Marchand, Patrick Godeau
PHOTOGRAPHIE : Manuel Dacosse
MONTAGE : Christophe Pinel
BANDE ORIGINALE : Agnès Olier
ORIGINE : Belgique, France
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 5 août 2015
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dany, une jeune rousse flamboyante qui manque de confiance en elle, est dactylographe dans une agence de publicité. Son directeur lui confie un jour un travail de rédaction pour le lendemain, où il doit se rendre en Suisse. Pour gagner du temps, il lui propose de le rédiger à son domicile. Au petit matin, le directeur demande à Dany de le conduire lui et sa famille à l’aéroport, puis de ramener la voiture, une splendide Ford Thunderbird, à son domicile. Mais Dany décide, sur un coup de tête, d’aller voir la mer. La voici en route vers la Côte d’Azur. Elle ne se doute alors pas qu’elle vient de mettre le pied dans un engrenage infernal…
Deuxième tentative d’adaptation du thriller littéraire taré de Sébastien Japrisot, par un Joann Sfar plus fétichiste que jamais. Pour certains, juste un objet pop et décoratif. Mais pas pour nous.
Ce film, c’est quoi ? Un thriller ? Un polar ? Un film mental ? Un objet pop ? Chacun se fera sa propre opinion. En tout cas, comme adaptation casse-gueule d’un livre-phare de la culture polar hexagonale, il a déjà sa propre identité, sa propre façon de travailler un matériau pour en faire quelque chose d’inédit. Pour un artiste multi-supports tel que Joann Sfar, cela surprend à peine : passer d’un (faux) biopic sur Gainsbourg à l’adaptation d’un (faux) thriller littéraire de Sébastien Japrisot, cela revient d’une certaine façon à fouiller la question même de l’icône après avoir su pénétrer l’univers créatif et métissé d’une icône musicale. Une suite logique où la profondeur allait laisser logiquement la place à un jeu sur la surface – celle d’un genre, d’un personnage, d’un style. Après tout, ce long titre commun au livre et au film n’était-il pas déjà une façon très simple de décrire moins un personnage qu’une silhouette, voire une entité sur laquelle des hypothèses pouvaient être lancées et des fantasmes projetés ? Le roman de Japrisot réclamait en tout cas un regard qui ne soit pas celui d’un illustrateur de bas étage. Polar qui n’en était pas un, film noir qui ne s’assumait pas totalement, le matériau de base tenait surtout de l’existentialisme tordu, d’un curieux espace de flottement où la réalité se révélait en matière potentiellement malléable pour sa jeune héroïne – une dactylo timide qui plonge en plein cauchemar mental durant un voyage improvisé entre Paris et la Côte d’Azur. Tout ce qu’une première tentative d’adaptation en 1970 n’avait pas su insuffler, le réalisateur américain Anatole Litvak s’étant contenté d’illustrer mollement la mécanique manipulatrice du récit, et ce malgré la présence au casting des excellents Oliver Reed et Samantha Eggar (futur duo vedette du traumatisant Chromosome 3 de David Cronenberg). Le goût prononcé de Sfar pour l’esthétisme et les arabesques narratives, la présence d’un coscénariste royal en la personne de Gilles Marchand (grand amateur de structures mentales et proto-lynchiennes, de Qui a tué Bambi à L’autre monde), un casting singulier où les visages « clin d’œil » tourbillonnent autour d’une silhouette tape-à l’œil… L’équation semblait idéale. Elle l’est. Mais elle mérite nuance.
Il est désormais acté que Joann Sfar n’a pas bénéficié d’une totale liberté créatrice sur ce qui était à la base un projet de commande. Reste que le résultat final valide en tous points son aveu d’une contrainte contre laquelle il a su mener bataille afin d’imposer sa propre vision. Quelle contrainte ? Celle d’un scénario jugé à la base trop froid et trop explicite, comme si l’intérêt majeur de la chose se résumait moins à épouser un état d’esprit désorienté qu’à décrypter à tout prix un mystère policier. Ayant décelé dans le livre de Japrisot un vertige narratif bien plus proche de Kafka que de Hitchcock, Sfar avait même gardé au chaud une idée massue. En effet, plutôt que d’appuyer la schizophrénie progressive d’une femme qui se parle à elle-même, et afin de rejoindre le dialogue intérieur qui donnait tout son sel au livre, le cinéaste avait été jusqu’à envisager de transcrire le fameux dialogue décalé entre elle et son « passager fantôme » en représentant ce dernier par une marionnette, un peu à l’image de la fameuse « gueule » Gainsbarre qui intervenait dans les meilleurs moments de Gainsbourg vie héroïque. Idée hélas refusée par les impératifs de la commande, limitant de ce fait ce vertige onirique voulu par Sfar. Or, ce n’est finalement pas plus mal : notre connaissance préalable du livre et de son dénouement final aurait de toute façon suffi à griller toute tentative d’ambiguïté narrative ou de brouillage réalité/fantasme, et le film lui-même échoue surtout à entretenir le mystère jusqu’au bout – on ne donne pas plus de trois quarts d’heure aux néophytes pour deviner le pot aux roses. C’est donc en tâchant de creuser la psyché de sa poupée désarticulée et fantasmatique que Sfar va trouver l’esquive parfaite et marquer de sacrés points.
Comme pour aller à l’encontre de la facilité de l’adaptation qu’on lui impose de réaliser, le cinéaste choisit lui-même de sabrer dans le vif. Déjà, la résonance politico-historique du roman a complètement disparu (zéro mention du passé des parents de Dany, signe tangible d’une France d’après-guerre rongée par la culpabilité), de même que la structure d’un « récit de classes sociales » ne prend ici racine qu’à travers cette relation d’obéissance aveugle qui lie une employée de bureau à son patron. Ainsi, en faisant mine de réduire son film à un mystère policier dépourvu d’enjeux sous-jacents, Sfar obtient déjà une structure minimale qu’il va pouvoir tordre et nouer à sa guise. Sans surprise, sa principale arme est celle que tant de critiques n’ont pas manqué de conchier bêtement au moment de la sortie du film. Split-screen, perspectives astrales, zooms, décadrages : la stylisation est ici de rigueur dans chaque plan. N’en déplaise à tous les aigris qui persistent à réduire la construction d’une image à de l’effet de style auto-suffisant, Sfar assume à fond sa passion pour l’esthétisme. Il est surtout de ceux qui décèlent les passerelles entre l’objectif du cinéaste et celui du peintre (en gros, mettre toute son âme dans la forme), qui assument de considérer l’histoire comme un prétexte, et qui mettent leurs goûts personnels au-dessus du respect stricto sensu de l’œuvre d’origine. En outre, la force évocatrice de ses images tient ici autant au talent fou du chef opérateur Manuel Dacosse qu’au désir de se connecter à la tonalité expressionniste d’un certain cinéma de genre européen, quelque part entre Fritz Lang et Mario Bava. Presque un « cinéma dessiné », certes pas de la même nature que le travail de Sfar dans le domaine de la BD, mais qui explore des architectures visuelles et colorimétriques assez proches des codes du giallo. A titre d’exemple, un plan tout simple où deux femmes montent ensemble un escalier a tôt fait de basculer fissa dans l’étrange. Il suffit alors d’un intérieur baroque, d’un cadrage discret dans l’embrasure d’une porte, et d’un split-screen qui injecte un filtre rouge sur le côté droit de l’écran. Pour le coup, on n’est pas loin des expérimentations récentes du tandem Cattet/Forzani, là où l’image se veut objet fétichiste, travaillé et malaxé autant que possible.
Et le corps, alors ? Une présence perdue et malmenée dans un décor purement mental, et pour cause : il est tout de même question d’une jeune femme menacée de mort par son obéissance, et qui libère sa puissance cachée – notamment une sexualité à fleur de peau – par la désobéissance, même si cela la contraint à ne plus rien comprendre à ce qui lui arrive, qui plus est avec un cadavre dans le coffre de la voiture qu’elle a volée. Pourquoi chaque personne qu’elle croise sur sa route déclare la reconnaître ? Qui donc essaie soudain de la tuer dans les toilettes d’une station-service, et pourquoi ? Cherche-t-on à la faire passer pour folle ? Est-elle une criminelle qui ne se reconnait pas comme telle ? Pourquoi n’arrête-t-elle pas de se répéter à elle-même qu’elle veut juste « voir la mer » ? Les réponses ont ici moins d’intérêt que la traduction cinématographique de cet effet de désorientation et d’irréalité qui assaille Dany. La présence d’éclairages et de perspectives symétriques sur l’asphalte tisse la topographie d’un territoire de plus en plus abstrait, l’immixtion du glamour le plus total dans des décors provinciaux on ne peut plus banals (maison, aéroport, hôtel, décharge, relais routier, etc…) fait l’effet d’une fulgurance hallucinée, une scène de tension au bord d’une rivière agitée par des rochers a tout à coup des relents de dialogue intérieur (Sfar met alors en parallèle le bruit sourd de l’eau avec un échange de plus en plus menaçant), et l’absence totale de figurants dans chaque scène met fin à toute contestation de l’étrangeté de l’espace visité. Les divers visages que croisent Dany (divine Freya Mavor) obéissent à la même logique, mais via un « jeu à l’ancienne » qui les rend naïfs et/ou décalés dans leurs échanges, à l’image d’un Benjamin Biolay fidèle à son principe d’incarnation éteinte (ce qui le rend idéal pour un personnage très « surface lisse » !) ou d’un Elio Germano en dragueur spaghetti qui se croit dans un film de Lelouch. Tous sont là moins pour aiguiller Dany que pour la dérégler (in)consciemment, donnant ainsi lieu à une étonnante suite de paradoxes dont le tout dernier fait figure d’apothéose : une femme qui cesse de se croire folle lorsqu’elle embrasse ce rôle de coupable qu’on a voulu lui inculquer. Kafkaïen jusqu’au bout, on vous dit.
Bien plus que la perte de repères façon Lost highway à laquelle il aspirait peut-être, la puissance fétichiste déployée jusqu’au bout par Joann Sfar devient ici une seule et unique machine à mouliner du trouble et de l’ambiguïté, quand bien même la révélation du pot aux roses reste une évidence. Toute la matière de La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil repose ici sur un corps embrouillé qui avance péniblement dans un univers brouillé. Que le film emprunte in fine les mêmes portes d’entrée et de sortie que le livre tombe d’ailleurs sous le sens : on l’ouvre avec l’héroïne face à l’eau, on le referme avec l’héroïne sous l’eau. Entre les deux extrémités, il y a une surface mouvante sur laquelle tout glisse, à commencer par nous. Érotisation permanente de tout ce qui rentre dans le champ, fétichisme fou de toutes les parties du corps féminin, comme s’il fallait éparpiller le corps façon puzzle pour le reconfigurer en structure composite, comme si le fait de l’épier sous tous les axes possibles pouvait permettre de creuser un état d’esprit mieux que les mots ne sauraient le faire. Les adeptes du verbiage illustratif auront beau glousser devant ce qu’ils jugeront être de la frime gratuite, le pari est relevé haut la main par Sfar. Parce que la finalité de la machination rejoint cette idée d’un corps fétichisé : si l’on se souvient d’untel à un moment donné, c’est parce qu’il ou elle portait un certain vêtement, avait telle ou telle caractéristique sur le corps, avait un objet précis dans telle ou telle main, etc… On pourrait en dire autant de cette playlist vintage qui fait passer des pépites soul (dont le superbe After Laughter de Wendy Rene) et de pures réminiscences cinéphiles (on y croise soudain le score des frères Reverberi pour Django, prépare ton cercueil) pour de simples fétiches en fond sonore, parfaitement noyés dans le bain des images. On en revient donc à ce titre ni trop long ni trop explicite : les noms et les identités importent moins que les détails sur lesquels Sfar concentre son regard. Et ce qu’il a su filmer n’obéit qu’à un seul objectif : pénétrer un espace intérieur où l’apparence définit – et brouille – la substance. Parfois, on n’en demande pas plus à un film.