Un couteau dans le cœur

REALISATION : Yann Gonzalez
PRODUCTION : Arte France Cinéma, CG Cinéma, Garidi Films, Memento Films Distribution
AVEC : Vanessa Paradis, Nicolas Maury, Kate Moran, Jonathan Genet, Khaled Alouach, Félix Maritaud, Noé Hernandez, Thibault Servière, Bastien Waultier, Bertrand Mandico, Romane Bohringer, Elina Löwensohn, Yann Collette, Jacques Nolot, Julie Brémond
SCENARIO : Yann Gonzalez, Cristiano Mangione
PHOTOGRAPHIE : Simon Beaufils
MONTAGE : Raphaël Lefèvre
BANDE ORIGINALE : M83
ORIGINE : France
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 27 juin 2018
DUREE : 1h42
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Paris, été 1979. Anne est productrice de pornos gays au rabais. Lorsque Loïs, sa monteuse et compagne, la quitte, elle tente de la reconquérir en tournant un film plus ambitieux avec son complice de toujours, le flamboyant Archibald. Mais un de leurs acteurs est retrouvé sauvagement assassiné et Anne est entraînée dans une enquête étrange qui va bouleverser sa vie…

Un « couteau dans le cœur », donc ? Au sens propre, c’était tout ce que l’on pouvait attendre du nouveau film de Yann Gonzalez : c’est toujours lorsqu’il est remué et violenté que le cœur du cinéphile quitte sa zone de sécurité pour devenir plus sensible. Au sens figuré, c’était au contraire tout ce qu’il était permis d’en craindre, surtout après le choc dévastateur qu’avait représenté Les Rencontres d’après-minuit à sa sortie en salles en novembre 2013. Au-delà d’épuiser les dithyrambes sur un premier film dont on a pu tomber amoureux, il y avait le risque indéniable de ne pas tomber cette fois-ci sur un coup de foudre du même acabit. En cela, Un couteau dans le cœur risquait fort de rejoindre son titre : subir un violent revers, se sentir trahi par un manque de familiarité, se retrouver sans crier gare à la marge… Stop ! La marge, c’est bien là la zone interdite que Yann Gonzalez n’a de cesse de vouloir rendre plus accessible et tangible, surtout pour un public sclérosé par un cinéma béret-baguette qui est surtout trop benêt et pas assez braguette. La réception du film au dernier festival de Cannes aura suivi l’exemple : osez concourir pour la Palme d’Or en célébrant la marginalité au sens large à des fins d’hédonisme formel et de liberté sexuelle, sans propension à la philo socio-pompeuse ou à l’étalage de misérabilisme pesant, et il n’y aura bien que le point d’interrogation au-dessus de leur tête que les festivaliers auront envie d’astiquer. Tant pis pour eux. Le tapis de la Croisette n’a jamais mieux mérité son rouge sang qu’avec des œuvres ovniesques et aiguisées qui venaient l’asperger d’une audace stylistique tout sauf consensuelle. En voici une qui fera débat, qui divisera à coup sûr, qui invitera chacun à mettre son cœur et ses couilles en évidence sur la toile (et il en faudra), et qui, on n’en doute pas, ressortira une interrogation pas si vieille que ça : et si le cinéma était capable de tuer ?

Deux mouvements de récit, ici, entre fuite et poursuite. A ceci près que celle qui fuit est aussi celle qui poursuit : productrice de pornos gays au rabais, Anne Parèze (Vanessa Paradis) pourchasse sa monteuse et ex-compagne Lois (Kate Moran) alors même qu’elle se retrouve prise en chasse par un étrange tueur masqué qui décime ses acteurs les uns après les autres avec un usage très pénétrant de l’arme blanche. Un giallo, donc ? Oui, mais pas du genre à émoustiller les fans d’Argento ou à créer des émulsions intellectuelles chez les amateurs de cinoche arty. D’ailleurs, dès l’intro, on aurait tort de se sentir en terrain connu, quand bien même on sent venir le vrai/faux décalque de l’ouverture de Cruising de William Friedkin. Jugez plutôt : un plan bondage dans un club SM bleuté vire fissa à la pénétration charcutière de rectum, montée en parallèle avec des doigts féminins couverts de vernis rouge qui coupent et recoupent une pellicule de film porno, le tout shooté dans une esthétique fétichiste de giallo fluo-néon à la sauce Cattet/Forzani. Tiens donc, Yann Gonzalez serait-il lui aussi en train de fuir quelque chose qui le rattrape (un cinéma abstrait et onirique) afin de poursuivre autre chose qui semble lui résister (un cinéma d’exploitation plus linéaire et frontal) ? L’hypothèse déroute, la suite du programme encore plus, mais à vrai dire, fuck them all. Parce qu’une fois encore, le regard – donc le cœur – du cinéaste dérive vers autre chose. Parce que son cinéma, loin d’être réduit en miettes par le choix du genre codifié, déroule avant tout une intrigue bicéphale où des amants maudits courent après les miettes de leurs amours perdus. Du spleen sur celluloïd, lacéré au couteau par des mots qui font plus mal que les actions (« Tu m’as tuée », lit-on ici sur une pellicule abîmée par la pointe d’un cœur meurtri).

De par le choix d’un récit où la prédominance des affects traverse la fibre du celluloïd jusqu’à y réinjecter du sentiment et du romanesque, Yann Gonzalez s’en tient à une narration tout ce qu’il y a de plus cohérente sur la façon dont la réalité et le fantasme ne cessent de s’interpénétrer. Ainsi donc, à la force concrète des échanges réels se superpose à loisir leur relecture parodique sous la forme de films pornos gays qui semblent parfois prendre le dessus en raison de leur trop-plein farfelu. A titre d’exemple, au-delà de dialogues puissamment explicites et de l’impayable Nicolas Maury jamais avare en punchlines mémorables (« Dans deux minutes, je vous veux tous à poil et au garde-à-vous plus raide que Giscard ! »), ce sera bien là la seule fois que vous aurez l’occasion de voir un acteur porno déguisé en flic casse-burnes qui baise une machine à écrire ! Or, ce sens de la dérision et de la fantaisie n’est pas simplement qu’un effet revigorant, voué à contrer la supposée glauquerie de la galaxie des tournages porno de l’époque par un humour déglingué et une folie sexuelle tous azimuts. C’est avant tout un jeu cinétique, une propension assumée à (ab)user de la « représentation » pour en extraire une vérité secrète.

Ce jeu des identités sexuelles qui s’échangent et se brouillent, cet effet de miroir entre la romance fanée d’Anne et le drame sentimental dont elle va remonter le fil (celle-ci faisant écho à son échec amoureux), ce Paris underground où l’interlope (club lesbien The Future, cinéma porno Le Far West) côtoie l’improbable (une oisellerie de Paris située « rue des Charmes » est ici un bâtiment pyramidal à la Jess Franco situé en pleine forêt !), ces réminiscences du passé qui reviennent investir des territoires qui ne sont pas les leurs (les très urbains Jacques Nolot et Romane Bohringer se délocalisent à la campagne), ces errances dans des cimetières hantés ou des forêts de légende, ce corbeau qui précède le meurtre : tout concorde à un univers où l’idée même de représentation a tout contaminé, où la marge a tout mélangé et tout revisité. Que reste-t-il ? Ni plus ni moins qu’un grand geste de cinéma, cimenté dans un univers fantasmagorique où la matière de la pellicule argentique – celle du cinéma de l’époque et celle du film lui-même – porte en elle la matière première des âmes maudites. Comme chez De Palma (cinéaste cité par Gonzalez lui-même comme source d’influence), la vérité ne découle ici de rien d’autre que du simulacre. Et la clé de l’énigme est ainsi à dénicher au cœur même de la pellicule, de cette matière libre et flottante qui imprime les chagrins, qui charpente les rêves et qui cristallise les fantasmes – y compris les plus sombres.

Si une image existe, c’est parce qu’elle a été détruite par une autre – le psychopathe au look de David Hess masqué est ici un « cœur brûlé » hanté par le souvenir d’une tragédie passée teintée d’homophobie. Si un genre paraît bien plus incarné, c’est uniquement lorsqu’il a été transpercé par un autre – ici, en vrac, le giallo made by Dario Argento lacère le porno gay étiqueté Bruce LaBruce, la poésie bricolée de Jean Rollin brise la rigueur théorique d’un Brian De Palma, l’expérimental proto-Mandico vérole de l’intérieur le conte fantastique à la Franju. Et si le lyrisme de Gonzalez semble ici plus sec et moins subtilement sensoriel que dans son précédent film, c’est parce qu’il est lui-même dans un état de lacération, comme un citron qu’on aurait coupé puis pressé jusqu’à en extraire l’essence. Saturé par l’artificiel (néons, couleurs, déguisements) et par le mental (flashs, cassures, stroboscopes, images en négatif), Un couteau dans le cœur n’en devient que plus radical à force de paraître plus accessible. Chacun de ses plans a ici le tranchant d’une lame de guillotine. Tout ce qui compte, c’est d’espérer qu’une matière neuve puisse gicler, que l’émotion puisse vibrer et virer à l’humide au lieu de rester asséchée, que l’amour de la marge (société, sexualité, cinéma) et l’amour tout court révèlent in fine leur nature commune de couteau aiguisé qui taille dans le vif. Droit au cœur, en beauté, en jouissance pure, ce cinéma pointu nous poignarde. Il ne reste plus qu’à recoudre.

Photos : © Ella Herme – Memento Films. Tous droits réservés

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