REALISATION : Andrzej Zulawski
PRODUCTION : Alfama Films, Leopardo Filmes
AVEC : Jonathan Genet, Johan Libéreau, Jean-François Balmer, Sabine Azéma, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gillet, Ricardo Pereira
SCENARIO : Andrzej Zulawski
PHOTOGRAPHIE : André Szankowski
MONTAGE : Julia Gregory
BANDE ORIGINALE : Andrzej Korzynski
ORIGINE : France, Portugal
GENRE : Comédie, Drame, Policier
DATE DE SORTIE : 9 décembre 2015
DUREE : 1h42
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Witold a raté ses examens de droit et Fuchs vient de quitter son emploi dans une société de mode parisienne. Ils vont passer quelques jours dans une pension dite de famille où les accueille une série de présages inquiétants : un moineau pendu dans la forêt, puis un bout de bois dans le même état, et enfin des signes au plafond et dans le jardin. Dans cette pension, il y a aussi une bouche torve, celle de la servante, et une bouche parfaite, celle de la jeune femme de la maison dont Witold tombe éperdument amoureux. Malheureusement, elle est fraîchement mariée à un architecte des plus convenables. Mais cette jeune femme est-elle, elle aussi, également convenable ? La troisième pendaison, celle du chat, est l’œuvre de Witold. Pourquoi ? Et surtout… la quatrième sera-t-elle humaine ?
« Quelque chose commence à se former – Ah bon ? Mais quoi ? – L’embryon d’un tout ». Il faut attendre que le nouveau film d’Andrzej Zulawski ait embrayé dans son deuxième mouvement narratif pour entendre cette phrase, et c’est pourtant elle qui le décrit le mieux. Ou du moins, c’est elle qui permet de l’appréhender sans risquer d’en fausser la grille de lecture. Il y a clairement un temps de réflexion à prendre avant de rentrer dans Cosmos, et ce n’est d’ailleurs pas facile si l’on n’est pas habitué à la prose inhabituelle qui sous-tend un tel projet. Davantage que le film lui-même, il faut d’abord se rapprocher du roman éponyme, expérience de lecture pour le coup assez vertigineuse que l’on doit au romancier polonais Witold Gombrowicz. Malgré un point de départ équivoque (un moineau pendu) et un enjeu qui l’est tout autant (qui a fait ça ?), rien dans ce roman ne peut concrètement entretenir de lien avec une investigation d’ordre policier. A bien y regarder, c’est à une véritable traversée de la folie, sans boussole ni radar, que Gombrowicz conviait alors son lecteur. Fausse intrigue mais vrai antiroman où divers micro-événements sont crachés à son visage pour révéler la face cachée – pour ne pas dire métaphysique – d’une situation précise ou du monde en général, le livre allait même jusqu’à inclure assez rapidement sa propre autocritique : comment pouvait-on déceler une « histoire » dans un tel amas d’éléments éparpillés, et surtout, comment trouver une fin à tout ce bazar ?
La réponse à cette interrogation tenait dans cette idée d’un « cosmos » qui définirait l’étendue d’un récit sans pour autant en délimiter les contours. Structurer moins une intrigue qu’un ensemble de signes disparates obéissait chez Gombrowicz à une logique paradoxale : celle de l’illogisme. Un processus se met alors en marche : devant l’accumulation de choses obscures se dessine vite l’hypothèse d’un jeu de pistes verbeux et maladif, qui semble construire lui-même l’histoire en temps réel façon cadavre exquis. On en vient logiquement à oser l’analogie avec une constellation qui ne cesserait jamais de s’étendre, produisant ainsi de petits fragments eux-mêmes récursifs au fil d’une écriture-pensée de plus en plus bouillante. Le cosmos, un monde qui s’auto-génère et qui se réinvente sans cesse, donc ? Oui. Sauf qu’à force de grossir, ce rébus incompréhensible ne peut espérer trouver la solution qu’il semble exiger. Métaphysiquement, c’est l’histoire de l’univers, de nos vies, de ceci et de cela. Mais de solution(s), il n’y en a pas, ou alors il n’y a pas d’évidence et que des hypothèses – aussi farfelues puissent-elles être. Impossible, donc, de ne pas se sentir alors aussi paumé que le narrateur, visualisant le réel comme étant un puits inépuisable de signes, tenant mordicus à percevoir quelque chose de signifiant dans une quelconque affinité (exemple : qu’est-ce qui peut bien relier un moineau pendu et la lèvre déformée d’une soubrette ?) et étant incapable de s’extraire de cette logique à force de ne jamais voir le bout du tunnel.
Pour autant, si l’on part du principe qu’adapter Gombrowicz au cinéma tient d’une mission-suicide (ce qui est en partie vrai – Jerzy Skolimowski avait quand même signé son pire film avec Ferdydurke), il ne fait aucun doute que Zulawski avait réfléchi en amont à la question. L’objectif consistait pour lui à trouver un point de jonction entre l’agitation obsessionnelle du livre et son propre style cinématographique. Un style qui, jusqu’ici, se faisait si rare qu’on le pensait rattaché à une époque désormais révolue, et pour cause : il aura fallu pas moins de quinze ans au cinéaste de Possession pour revenir enfin à l’art qui fit sa renommée d’artiste torturé et controversé. Quinze ans de son côté à s’être de nouveau épanoui dans sa Pologne natale, histoire de digérer divers aléas personnels (dont un divorce ultra-médiatisé avec Sophie Marceau) et revers professionnels (pas mal de projets avortés). Quinze ans de notre côté à disséquer une filmographie on ne peut plus singulière, titillant à n’en plus finir les frontières de l’hystérie et du grotesque dans le simple but d’y guetter le lyrisme, de tutoyer la mystique et d’en capturer la beauté.
Le cinéma de Zulawski – « Zuzu » pour les intimes – est à double tranchant : on y adhère ou on le rejette, mais impossible d’y rester insensible. Même lorsque le cinéaste exacerbait sa propension à l’hystérie dans des films hautement fracassés du bulbe (ceux qui ont vu L’amour braque, suivez mon regard…), il y avait une matière en action, sèche et radicale, directe et brutale, que l’on attrapait au vol autant qu’elle nous accrochait les tripes. D’où l’erreur principale qui n’a pas manqué de fausser le jugement de certains – dont l’auteur de ces lignes – au moment de sa sortie en salles : découvrir Cosmos en espérant y plaquer dessus une grille de lecture propre aux précédents films de Zulawski ne peut que créer la déception ou l’effroi. Rupture autant qu’anomalie, ce come-back fait mine de renouer avec la théâtralité sauvage de son auteur pour embrayer vite dans un processus inhabituel chez lui : le débordement obsessionnel est bien là, mais il est apprivoisé au lieu de créer un vertige qui nous absorberait. On peut imaginer que le cinéaste s’est apaisé – voire assagi – avec le temps, mais c’est faux : la forme est aussi sage que le fond reste des plus effervescents. Zulawski s’est juste fait l’égal de Gombrowicz : la fièvre épuisée de l’un sert la prose épuisante de l’autre. Faire naître la construction de la déconstruction. Réinventer le « tout » à partir du « rien ».
S’il maîtrise tous les débordements qu’il s’amuse à mettre en place dans son scénario totalement inracontable, Zulawski reste néanmoins de ces cinéastes où l’énergie de la caméra fait plus que jamais force de loi. La première scène l’illustre remarquablement bien : on y voit un étudiant lettré, Witold (Jonathan Genet), sorte de longue asperge dadaïste-rimbaldienne qui traverse les bois de façon frondeuse tout en débitant avec fièvre un jargon lyrique aussi théâtral qu’incompréhensible. La narration s’emballe déjà, et ce n’est pas la découverte soudaine d’un moineau pendu qui va la freiner. Bien au contraire : le temps que Witold fasse la connaissance éclair du jeune étudiant Fuchs (Johan Libéreau) et loue comme lui une chambre dans une maison tenue par une curieuse galaxie de personnages bien zinzins, le film semble en roue libre, lâché dans un univers aussi obscur qu’intérieur, où chaque parole donnée – évidemment sur un ton enfiévré – épouse les secousses et les collisions répétées d’une mise en scène qui s’attache à des détails pour essayer – on insiste sur ce verbe ! – de dessiner une cohérence générale.
A bien des égards, Cosmos est une proposition de cinéma assimilable à une synecdoque : Zulawski fait mine d’utiliser diverses parties d’une chose pour désigner l’ensemble de la chose. Sauf qu’il se refuse à ordonner le chaos qu’il a lui-même créé. Au contraire : il adopte un état d’épuisement face à l’amas de signes qui se mettent à pulluler (un moineau, deux bouts de bois suspendus, un chat zigouillé, des traces d’humidité, une hache, une fenêtre, une boite de conserve, un volume de Blake & Mortimer, etc…), laissant ainsi l’imagination maladive de ses protagonistes prendre les commandes du truc et sollicitant aussi celle du spectateur pour équilibrer la balance. Si Zulawski semble pour une fois s’amuser, c’est parce que le film entier est un jeu. L’humour nait ici de la subjectivité de tout un chacun, confronté à des affinités difficiles à justifier autrement qu’en optant pour l’hypothèse d’une malédiction (plus le film avance, plus les personnages semblent possédés). De cela ne peut alors découler qu’une écriture-pensée qui s’épuise, qui perd le fil d’un raisonnement bien trop instable, qui déraille à force de voir les langues se mélanger (voilà qu’on parle soudainement anglais, allemand ou latin) et les mots faire de la gymnastique (« Ce n’est que les sens même quand ils n’ont pas de sens », « J’y vois là un des ordres des choses… – Quel désordre ? », « Shakespeare ? – Il y a pire »), et qui ne fait plus le poids face à un réel constellé qui ne cesse lui-même de se diviser en d’autres réseaux potentiellement signifiants.
Ce vaste Kamoulox kinésique laisse évidemment bon nombre d’étoiles filantes s’agiter au sein de la constellation : un couple de retraités hurluberlus (Sabine Azéma et Jean-François Balmer, à fond dans le cabotinage grand luxe), la belle Lena (Victoria Guerra), le mari élégant de celle-ci (Andy Gillet, tiré à quatre épingles comme le professeur Mortimer) et la femme de chambre Catherette (Clémentine Pons) pourvue d’une étrange lèvre-escargot. Ces personnages sont eux aussi des signes entre lesquels se tissent petit à petit des connexions : étant donné que toute hypothèse – aussi absurde soit-elle – mène ici maladivement à sa preuve et que cette fausse logique contribue à détraquer l’enquête autant que le monde extérieur, la contamination se répercute fatalement sur le facteur humain. Comme on est chez Zulawski, c’est le désir qui lance la machine en corrélant les bouches des deux jeunes femmes de la maison (l’une est normale, l’autre est déformée), hypothèse de laquelle naît un autre soupçon (l’une serait-elle la maîtresse de l’autre ?), et ainsi de suite. Le désir se contente donc de circuler sans pour autant être affirmé : Witold est maladivement amoureux de Lena (il faut le voir pris d’une extase convulsive en l’observant ramasser à quatre pattes des petits pois éparpillés sur le lino !), laquelle est peut-être amoureuse de Catherette (voir ce face-à-face répété entre les deux bouches, casé en image mentale dans le montage), laquelle cache peut-être elle aussi quelque chose, et ainsi de suite…
Si tout ce petit monde en fait toujours des caisses, Zulawski ne fait pas pour autant de cette agitation un simple motif théorique. Certes, les discussions partent ici dans tous les sens, la plupart allant même jusqu’à se chevaucher quand elles ne juxtaposent pas des sujets dépourvus de lien commun (quel rapport entre le tricycle, la crise économique et la météo ?!?). Mais si la cohérence est aux abonnés absents, ce n’est pas le cas de l’incarnation, laquelle découle d’un 7ème Art sans cesse sollicité et jamais réduit à une inconnue dans cette équation bordélique. On cite beaucoup dans Cosmos, côté littérature ou cinéma, évoquant pêle-mêle Sartre, Tolstoï, Stendhal, Shakespeare, Ophuls, Chaplin, Spielberg, Bergman ou même Pasolini. Ce dernier est d’ailleurs plus cité que les autres, de façon évidente par le tableau d’une petite bourgeoisie condamnée à pourrir (et on sent que Zulawski s’en amuse en ricanant derrière sa barbe), de façon plus discrète par le personnage de Fuchs (ici décrit comme un homosexuel prolétaire au tempérament fougueux). Mais c’est au cinéma de David Lynch que l’on serait tenté de raccorder Cosmos : on y retrouve le même obscurcissement du réel, le même ange du bizarre, les mêmes personnages réalistes soudain figés dans d’étranges grimaces (l’immobilité brutale d’Azéma pendant le repas nous renvoie au dîner zarbi d’Eraserhead), la même sensation de voir un récit se déconstruire de lui-même. Sans parler de la musique d’Andrzej Korzynski, très Angelo Badalamenti dans l’âme, qui associerait presque ce fourre-tout lyrique et cryptique à un ersatz de Twin Peaks. On exagère ? Pas sûr : les décors brumeux de la seconde partie du film (montagnes, falaises, forêt nocturne) tendent à égaler bon nombre de territoires lynchiens.
Ce second mouvement du récit, quittant le huis clos de la pension pour s’aérer à la campagne et au bord de la mer, est celui qui va tout bouleverser, permettant alors au récit de larguer les amarres et au lyrisme recherché d’habiter toutes les destinées précédemment introduites, quitte à les vriller de l’intérieur. Lors d’un dîner agité, l’apparition d’un jeune personnage fringué comme Tintin (mais sans la houpe !) sert de catalyseur qui, d’un coup sec, fait ressurgir au sein du récit les grands thèmes chers à Zulawski, en particulier l’omniprésence de la mort (on ne sait jamais où elle peut roder), le miroitement des identités (comme dans Possession, un personnage réapparaît ici à travers un double joué par la même actrice) et la grandeur de l’amour (« A la méchanceté humaine n’ai-je pas le droit d’opposer la pureté de mon amour ? Vous ne pouvez pas me l’interdire. Rien ne remplace l’amour »). Le rire que l’on prenait jusque-là pour un réflexe évident s’efface au profit d’un lyrisme pour le coup assez inquiétant, égarant les personnages dans une épaisse forêt, tantôt brumeuse tantôt nocturne, où chacun, rendu à son mystère et à sa logique, n’est plus qu’un grain de poussière dans le cosmos. Isolé à jamais dans sa quête du signifiant, Witold voit ainsi dans la pendaison d’un des personnages l’occasion de fuir les coïncidences et de mettre ainsi Lena le dos au mur. Celle-ci semble alors sur le point de hurler son effroi, mais aucun son ne sort de sa bouche. Il n’y a pas de révélation à tirer de tout cela, seulement l’illusion d’une révélation qui ne peut se dire ainsi. La vie reste un mystère.
On peut certes considérer qu’avec cet ultime film, Zulawski a pu s’amuser comme jamais il ne l’avait fait, quittant ses visions tragiques de la société (ici limitées à des images de guerre visibles à travers une télévision) au profit d’une sorte d’apocalypse bidonnante et absurde. Mais au vu de son récent et inattendu décès, le cinéaste n’avait-il pas conscience de livrer ici sa dernière création ? Cette question est celle qui, désormais, nous brûle les lèvres. Pas seulement parce que Cosmos pue le film-somme à plein nez (c’est tout de même ici que Zulawski synthétise le mieux son approche du chaos des êtres et du monde), mais aussi en raison d’une idée insensée qui clôture le film sur une double pirouette édifiante. Le voir soudain révéler l’artifice de mise en scène en faisant apparaître à l’écran le rail de travelling et les projecteurs de lumière n’est pas surprenant (il l’avait déjà fait dans Boris Godounov), mais qu’il achève son récit par une scène gigogne qui superpose plusieurs conclusions possibles a quelque chose de terminal, comme un adieu laissé ouvert au public. Vous croyez à une farce ? C’est tout sauf ça. Qu’il s’agisse du roman ou du film, Cosmos n’a pas de fin. Tout juste pourra-t-on savourer une citation de Gombrowicz en guise de cerise sur le gâteau : « A dîner, on a eu du poulet au riz, sauce blanche ». Une façon décalée de résumer l’expérience du film, qu’on l’ait aimé ou pas ? Allez, faisons comme si. Salut l’artiste.