REALISATION : Gaspar Noé
PRODUCTION : Arte France Cinéma, Artémis Productions, Les Cinémas de la Zone, Wild Bunch
AVEC : Sofia Boutella, Romain Guillermic, Souheila Yacoub, Kiddy Smile, Claude Gajan-Maull, Giselle Palmer, Taylor Kastle, Thea Carla Schott, Sharleen Temple, Lea Vlamos, Alaia Alsafir, Kendall Mugler, Lakdhar Dridi, Strauss Serpent
SCENARIO : Gaspar Noé
PHOTOGRAPHIE : Benoît Debie
MONTAGE : Denis Bedlow, Gaspar Noé
BANDE ORIGINALE : Thomas Bangalter
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 19 septembre 2018
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Une nuit d’hiver, un groupe de danseurs se retrouve dans un bâtiment isolé pour préparer un spectacle. Après leur dernière répétition, le chaos s’installe peu à peu : quelqu’un a injecté une puissante drogue dans la sangria que presque tout le monde a bue durant la soirée. Et soudain, tout vire au cauchemar hallucinatoire…
« L’existence n’est qu’une illusion fugitive que chacun emporte en mourant […] Les gens comme les animaux naissent, meurent et vivent sans laisser plus de traces que la plus petite marguerite au milieu d’un champ. Les joies et les douleurs, les accomplissements et les dérapages relèvent d’une perception virtuelle, d’un présent qui n’existe pas en dehors de la mémoire […] Les joies du présent, lorsqu’elles sont intenses, nous permettent d’oublier cette immense vacuité. Les extases, qu’elles soient constructives ou destructives, en sont des antidotes. L’amour, la guerre, l’art, le sport, la danse nous semblent des justifications à notre bref passage sur terre »
Gaspar Noé
Cette déclaration issue du dossier de presse est déjà, en soi, un parfait résumé du film et de son parti pris. Trop familier depuis longtemps de la fascination de Gaspar Noé pour les effets – plus ou moins tragiques – du destin et des signes prémonitoires, on se sent tout à coup un peu démuni face à un film qui se vit (et qui se vibre !) plus qu’il ne s’analyse. Pour autant, soyons honnêtes, Climax porte très bien son titre. Point culminant d’une filmographie marquée par une quête de sensations toujours plus fortes ? Apogée d’un désir de capter et de capturer, par une mise en scène extralucide, l’état variable d’une humanité revisitée en théâtre des pulsions et des pulsations ? Date-anniversaire d’une série de longs-métrages virtuoses – entamée par Seul contre tous il y a vingt ans déjà – qui nous auront fait vriller les neurones et les tripes ? Tout ça à la fois, et sans doute encore plus. Ce cinéaste si précieux n’a cependant pas changé son fusil d’épaule, toujours aussi prompt à mouiller la chemise et à cracher la purée sur un spectateur qu’il fait jouir autant que souffrir. Une fois monté dans l’arche (dansante) de Noé, il ne faut pas craindre les secousses et les aftershocks après avoir pris son pied à bouger son body dans tous les sens. Parce que, oui, il est ici question de danse. Plus précisément d’une troupe de jeunes danseurs lâchés sur un dancefloor en huis clos, où les notes de la tracklist du DJ s’écoulent aussi fluidement que les verres de sangria. Et comme quelqu’un a mis « quelque chose » dans la boisson alcoolisée, autant dire que la soirée va vite dérailler, avec le plus extrême des vertiges comme climax d’une euphorie qui, une fois libérée, ne se contrôle plus. D’où la sensation d’avoir fait la bise à un TGV en sortant de la salle ? Oui.
« J’ai toujours été fasciné par les situations où le chaos et l’anarchie se répandent soudainement, que ce soit lors des bagarres de rue, des séances de chamanisme avec psychotropes, ou des fêtes dans lesquelles les gens trop alcoolisés perdent tout contrôle en groupe. Il en va de même de mes tournages. Mon plus grand plaisir vient de ne rien préparer ou écrire à l’avance, et de laisser au maximum les situations se créer devant moi, comme dans un documentaire. Et quand le chaos s’y installe, je n’en suis que plus heureux, sachant que cela fera des images fortes, proches du réel et non pas du théâtre »
Gaspar Noé
Longtemps annoncé sous le nom de Psyché avant sa présentation triomphale à la Quinzaine des Réalisateurs en mai 2018, le projet Climax recense a priori tous les critères d’une expérimentation filmique telle que Noé les affectionne. Petit budget, absence de scénario, décors pour le moins minimalistes (ici une école désaffectée de Vitry transformée en hangar survolté), tournage en deux semaines avec des acteurs soumis à un principe d’improvisation… De la création à l’instinct, à l’arraché, au vécu, mais toujours avec une caméra folle et tripale qui fait ressentir tout ce que le stylo d’un scénariste n’aurait fait que dire. On évoquait plus haut Seul contre tous comme premier point d’un cercle parfait dont Climax serait censé finaliser le tracé, et c’est littéral : ce que Noé tente d’attraper avec ce nouveau long-métrage renvoie d’une certaine manière au principe immersif qui accompagnait la dérive solitaire et nauséabonde du boucher incestueux autrefois incarné par Philippe Nahon. Le film prend avant tout le pouls d’une génération et de tout ce qui la compose, le meilleur comme le pire, le vital comme le létal, tous deux capturés à leur climax et amplifiés jusqu’à plus soif. Par ailleurs, il n’y a pas à se sentir flatté ou outré de voir Noé annoncer dès le générique la projection d’un film « français et fier de l’être » : on a su se montrer familier et client des provocations rigolotes de l’ami Gaspar – lequel a toujours profité de la création de ses films pour jouer les taquins – mais cette tagline affichée sur fond de drapeau bleu-blanc-rouge couvert de paillettes ne relève ici ni de la ferveur patriotique ni du doigt d’honneur ironique. C’est l’idée même d’une France en tant que « possibilité collective » que Noé place ici dans son viseur, alléché à l’idée d’en délivrer la thèse et l’antithèse sur format HD, à l’échelle d’une troupe sous acide qui perd la boule.
Rythmé par une bande originale sensationnelle qui puise autant aux standards des glorieuses 70’s qu’au vivier underground post-90’s (Daft Punk, Giorgio Moroder, Cerrone, Chris Carter, Patrick Hernandez, Soft Cell, M/A/R/R/S, Aphex Twin…), Climax peut facilement se définir lui-même comme un disque, voire comme un vinyle à double face si l’on en juge par son parti pris narratif. Le collectif avant l’anarchie, le bonheur avant l’horreur, la montée avant la descente, Face A contre Face B, avec un générique de début malicieusement collé entre les deux pour faire les crédits d’usage. En même temps, les crédits, on les avait déjà eus en partie dès la scène d’introduction, à la fois astrale et alerte, où la marche difficile d’une jeune femme ensanglantée dans la neige – allait-on assister à un pur film d’horreur ? – se voyait tout à coup suivie d’un générique de fin zébré de noms couleur rouge sang et d’un carton laissant déjà poindre de quoi il allait être question – grosso modo l’adaptation très libre d’un fait divers qui se serait déroulé en 1996. De ce fait, s’il semble à nouveau désireux ici de s’amuser avec la ligne du temps, Noé s’en tient toutefois à une linéarité optimale du récit, par ailleurs dépourvue du moindre point de vue subjectif – on privilégie ici une lecture à la troisième personne qui n’exclut toutefois pas les effets de décadrage. Le but n’est pas de jouer sur les allers-retours temporels, mais de mettre en évidence à quel point ces deux mondes juxtaposés (l’un étant le négatif de l’autre) obéissent de bout en bout à la même logique : celle de la pulsion. Celle-là même qui, dans le pire des cas, n’aura eu de cesse que de pousser le jeune corps (anti-)social à s’auto-dévorer dans sa quête du plaisir immédiat.
Sur la face A, le bonheur est lui-même en deux temps. Les festivités démarrent ici par un fulgurant plan-séquence d’une durée extrêmement longue, dans lequel, sur fond d’une reprise musicale du Supernature de Cerrone, notre troupe de danseurs enchaîne à peu près toutes les danses susceptibles de refléter un corps soumis à l’épuisement et à la mutation (voguing, waacking, krump et hip-hop sont ici conviés pour un spectacle qui nous laisse sur les rotules). Noé tient lui-même la caméra, la fait voler jusqu’au plancher pour finalement la faire redescendre en piqué, use à loisir des perspectives zénithales pour magnifier le désir des danseurs de tutoyer eux-mêmes le zénith, avant que la fin de la danse ne prolonge le plan-séquence sur une illustration rotative des relations au sein du groupe, qu’elles soient amicales ou amoureuses. La durée réelle sera finalement stoppée d’un coup sec, via une discussion qui abandonne quelque peu l’esprit de fête au profit des préoccupations réelles (« T’as déjà avorté, toi ? – C’est bien d’avoir le choix. Tu ne trouves pas ? »). La musique joyeuse du disque se prolongera alors par le tableau cru d’une génération sans filtre, nourrie à l’instant présent comme à la sensation immédiate : Noé fait alors se succéder des discussions « en tandem », côte-à-côte, où chacun déballe ses tensions et ses obsessions – souvent sexuelles – tout en buvant la fameuse sangria. Cette même sangria qui, en guise de clôture de ce vivier sous adrénaline, finira étalée sur le sol du dancefloor pour ainsi évoquer une flaque de sang – signe prémonitoire évident de l’horreur à suivre.
Sur la face B, tout ce que l’on avait assimilé jusqu’ici, entre transe collective et pulsation au seuil maximal, révèle son versant sombre et dégénéré. Tout renvoie dès lors à la narration ascendante d’Irréversible : l’énergie que l’on pensait alors vectrice de joie et de partage ne peut plus cacher sa réversibilité après avoir basculé de l’autre côté du miroir. La danse se confond alors peu à peu avec un état de possession qui fait déborder le vase de la raison. L’agitation fait passer l’individu de l’état de corps animé à celui de zombie désarticulé : on le ressent ici à la puissance mille lors d’un décadrage oblique qui fait apparaître la silhouette flippante du contorsionniste Strauss Serpent en arrière-plan. La notion de « festivité » n’est plus qu’une vue de l’esprit chez des individus ayant perdu leur self-control. Dès lors, le film entier s’embrase de toutes parts : Noé réitère l’idée d’un plan-séquence étiré à n’en plus finir – on sent d’ailleurs que celui-ci ne va jamais s’arrêter – pour nous immerger dans un espace de plus en plus chaotique, avec des couloirs noyés sous des couleurs à la Argento (rouge, violet, bleu, vert : du Suspiria à tous les étages !), où l’effet de groupe se désintègre. L’instinct et l’animalité sont dès lors définis comme étant l’alpha et l’oméga de la soirée, mettant à l’épreuve la résistance du collectif face aux substances interdites ingurgitées, et ne livrant qu’une réponse faussée et irrationnelle à chaque problème soulevé. Trouver le coupable d’un empoisonnement, avouer sa grossesse à l’autre, sécuriser son prochain face à un péril en marche : des actions qui, sous l’effet retors de l’état second, ne sont plus que réactions impulsives, dérives abjectes et excès irrationnels.
Tout ce que le film va alors dévoiler ne répondra qu’à une seule logique : l’absence de logique. La blonde Selva (Sofia Boutella) redouble d’hystérie zulawskienne dans un couloir verdâtre et hanté par des silhouettes aussi erratiques qu’elles – on se croirait presque dans un pur cauchemar mental revisité par George A. Romero. Une danseuse frappe à plusieurs reprises le ventre de son amie enceinte sans raison apparente, mais avec le sourire et des sarcasmes plein la bouche. Des couteaux sont utilisés pour se défendre face à la suspicion quand des ongles servent ici à s’automutiler (parce qu’on croit avoir des bugs qui grouillent sous la peau ?). Une femme flippée va jusqu’à enfermer son fils – le seul enfant présent sur les lieux ! – dans un local électrique afin de le protéger de tout ce chaos (et on vous laisse imaginer la suite…). Ici et là, on croise des amoureux qui s’enlacent tendrement, loin du bordel ambiant. Et en guise de climax, tout se résumera à des corps soumis à une transe rituelle, rampant à même le sol dans une pièce éclairée par des flashs de lumière rougeoyante, le tout shooté par une caméra nauséeuse qui se renverse alors à la verticale. On pensait avoir tout vu avec le Rectum d’Irréversible et le Love Hotel d’Enter the Void, mais il faut croire que Noé en avait encore sous le capot pour nous injecter le plus hallucinant des vertiges avec ses seringues visuelles et sonores. Tel un shoot d’ayahuasca au format cinéma, Climax monte alors très haut – sans doute trop haut pour certains – et ne redescendra plus. Y compris au petit matin, une fois que la lumière ressurgira enfin pour aérer l’espace et nous inviter à s’extraire de l’enfer, à peu près aussi groggy et défragmenté que les quelques survivants de cette nuit infernale. Digérer l’effet de sidération sera impossible, tant il persistera dans un coin de la tête. Recréer la chronologie de l’horreur ne servira à rien, vu que le réveil brutal ne nous aura pas permis de redescendre après une escalade aussi forte. Un climax pur et simple, donc, chute irréversible d’un tsunami d’images fortes et de sensations en roue libre. Et soudain, le vide…
La première question que l’on se pose en sortant de la salle concerne moins le film lui-même que son réalisateur : au-delà d’un pur trip sensoriel et pulsatif qui nous colle au fauteuil sans ceinture de sécurité, le vrai sujet de Climax ne serait-il pas Gaspar Noé lui-même ? On sait ce dernier toujours apte à miser sur le souvenir intime et la réminiscence cinéphile pour enrichir la portée visuelle et évocatrice de ses propres films – ce que Love avait prouvé au centuple. D’où l’envie immédiate de revenir sur la scène qui aura précédé ce récit en deux temps, et qui, à bien des égards, installe un point de vue très singulier dans le cinéma de Gaspar Noé. Par un plan fixe, le cinéaste cadre alors un écran de télévision sur lequel de jeunes danseurs – les futurs acteurs de cette « demon dance » – passent un casting en vue d’intégrer le fameux groupe pour un spectacle qui ne sera ni montré ni défini. Les confessions fusent sur tous les sujets : mœurs, sexualité, espoirs, rapports à la danse ou à la drogue, etc… Mais ce qui intrigue le plus, c’est ce qui entoure la petite lucarne : des livres à gauche et des VHS à droite, dont les références reflètent bien sûr les goûts culturels de Noé. S’y croisent en vrac Fassbinder, Bataille, Argento, Kafka, Pasolini, Despentes, Anger, Zweig, Murnau, sans oublier le mythique Schizophrenia de Gerald Kargl – peut-être LE film qui irrigue toute sa filmo. Le doute initial revient alors : Climax avait-il pour Noé valeur de point d’orgue, d’apogée artistique censée concentrer mille idées et principes sous une forme à la fois modeste et épurée, donc libérée de ses influences ? On y songe d’autant plus fort que la vérité de ce qu’il essaie d’imposer comme lecture reste discutable. Gaspar aura beau nous dire que « vivre est une impossibilité collective » et que « mourir est une expérience extraordinaire », tout ce qu’il nous aura fait vivre et partager durant 1h35 nous donne très envie d’inverser la place des deux verbes. Une fois de plus, son cinéma nous met à terre à mesure qu’il nous catapulte très haut. Et on en sort moins entier qu’en morceaux. Terrible.