REALISATION : Fabrice Du Welz
PRODUCTION : Mars Distribution, StudioCanal, Tarantula Luxembourg, The Film
AVEC : Laurent Lucas, Jackie Berroyer, Jean-Luc Couchard, Philippe Nahon, Jo Prestia, Philippe Grand’Henry, Brigitte Lahaie, Gigi Coursigni, Marc Lefebvre, Alfred David
SCENARIO : Fabrice Du Welz, Romain Protat
PHOTOGRAPHIE : Benoît Debie
MONTAGE : Sabine Hubeaux
BANDE ORIGINALE : Vincent Cahay
ORIGINE : Belgique, France, Luxembourg
GENRE : Drame, Horreur
DATE DE SORTIE : 16 mars 2005
DUREE : 1h30
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Marc Stevens est un chanteur itinérant. À l’hospice, le concert est terminé. Celui-ci reprend la route, mais il tombe en panne au milieu de nulle part. Bartel, un aubergiste psychologiquement fragile depuis que son épouse Gloria l’a quitté, le recueille. C’est alors que commence le cauchemar de Marc : Bartel voit en lui l’incarnation de son ex-femme et tout le village est persuadé que celle-ci est rentrée au pays…
Premier film, premier coup de maître pour Fabrice Du Welz qui transcende le survival par une mise en scène prodigieuse et un romantisme aussi fou que dégénéré. A redécouvrir impérativement en Blu-ray.
L’amour qui rend fou, ou tout au moins une « passion » au sens large qui pousse autrui à aller sinon jusqu’aux extrêmes, en tout cas jusqu’au point de non-retour… On pourrait décrire et résumer ainsi la moelle épinière du cinéma de Fabrice Du Welz, et là-dessus, de Vinyan à Alléluia en passant par une expérience américaine au léger goût d’inachevé (Message from the King), on pensait avoir déjà fait le tour de la question. Le tour, c’est même littéral, tant le récent Inexorable avait semble-t-il fait le choix de refermer une boucle entamée il y a déjà seize ans avec ce foudroyant premier film que fut Calvaire. Sa ressortie en Blu-ray, auréolée d’un splendide réétalonnage HD et d’une quote amicale de Guillermo Del Toro, aura permis de prendre le pouls d’un parcours en dents de scie, avec deux commandes douloureuses qui auront tapé l’incruste au milieu de propositions de cinéma viscérales où le tournage en pellicule allait de pair avec la résistance à l’uniformisation de notre art préféré. Du Welz, un authentique résistant au sein de ce calvaire ambiant où pullulent la bien-pensance critique et le rejet de la prise de risques ? C’est un peu fort de café comme assertion, mais osons partir de là. A l’image d’un Gaspar Noé ou d’un Jan Kounen, Du Welz aura profité de chaque nouveau film pour oser, tenter, proposer, expérimenter et finalement (se) chercher. Tout était déjà là dans Calvaire, mais aussi, avouons-le, dans Quand on est amoureux, c’est merveilleux, court-métrage très sombre et très singulier qui donnait le « la » de ce qu’allait propager son premier long en matière de tonalité, d’ambiance et de patine visuelle. Bien que distribué en catimini à sa sortie et taxé de monstruosité filmique par des pères-la-morale brosses à chiottes, Calvaire n’avait pas manqué de détonner de par sa quadruple nature : survival pur et dur, love-story dégénérée, peinture ténébreuse d’une humanité déliquescente et hommage à la puissance sensitive du 7ème Art. Ou comment le coup d’essai s’est transformé en coup de maître.
D’entrée, on se permettra de contredire l’intéressé sur un point précis : l’assimilation de son film à une sorte de comédie noire, trash, déviante et bien plus drôle qu’elle n’en a l’air. Désolé Fabrice, mais là, pour nous, c’est limite impossible. Même en gardant en tête bon nombre de péloches belges où la monstruosité se parallélisait avec l’hilarité (de C’est arrivé près de chez vous à Ex Drummer, la liste est longue), la misère intime et sous-jacente des personnages, l’ambiance pesante soulignée par les décors et le nihilisme tracé en exponentielle par le récit ont le chic pour mettre nos zygomatiques en état d’hibernation. Ce à quoi on peut en revanche adhérer à 100%, et peut-être plus encore aujourd’hui, tient dans la combinaison d’émotions fortes et contradictoires dont le cinéaste usera sur ses films ultérieurs. Un détail-clé qui, à lui seul, suffit à différencier Du Welz de nos autres cinéastes de genre francophones. Quand on y repense, bon nombre de ces derniers ont démarré leur carrière par une sorte de « carte de visite » de leur propre cinéphilie : Christophe Gans avec Crying Freeman, Pascal Laugier avec Saint-Ange, Antoine de Caunes avec Les Morsures de l’aube… Et à première vue, tout laisserait à penser que Du Welz serait l’énième mouton qui suit le troupeau, tant Calvaire exhale les goûts cinéphiles qu’il s’est échiné à mettre en avant dans ses interviews. S’y croisent ainsi des réminiscences de Psychose (le long champ/contrechamp sur le trajet du héros en voiture, le dîner en face-à-face chez l’aubergiste), de Massacre à la tronçonneuse (l’hystérie du repas final, le très gros close-up sur l’œil exorbité), de Délivrance (les bouseux craignos, le viol avec des cris de cochon), de Ne vous retournez pas (le groupe d’enfants en ciré rouge), des Chiens de paille (un « couple » non violent malmené par des villageois brutaux), de La Traque (la poursuite finale à travers les bois) et d’Un soir, un train (la danse ubuesque dans le bar). Sans parler de la présence de Brigitte Lahaie, véritable fantasme d’ado ici mis à contribution au travers d’une poignée de Polaroïds coquins. Quand aux passages obligés du survival, c’est peu dire que le synopsis très Tobe Hooper dans l’âme fait mine de les enfiler comme des perles : la voiture en panne sous la pluie, l’inquiétude qui s’installe, les autochtones tout sauf rassurants, le téléphone qui ne marche pas, le choc inattendu, le calvaire viscéral, la folie chaotique qui prend le dessus, la fuite pénible du corps abîmé et violenté, etc…
Bref, du déjà vu que Du Welz s’acharne pourtant à subvertir par un regard qui lui est propre, très éloigné de celui du bon élève appliqué qui récite sa leçon sur le bout des doigts pour montrer qu’il la masterise comme personne. La pérennité dont bénéficie toujours Calvaire dans le tout-venant du survival – un genre désormais aussi vidé que les carcasses de hippies tronçonnées par ce cher Leatherface – doit tout à un art du contre-pied qui transcende le cadre référentiel à force de le déformer. Il y a déjà le thème que l’on évoquait plus haut, bien sûr, où la folie naissant de la passion et le mal-être hurlé en permanence par le non-dit suffisent à tracer les contours inédits d’une parabole (mieux, d’une méditation) sur l’abandon, la solitude, la possession et l’identité au sens large. Il y a aussi cette façon de redéfinir un ton en le couplant avec son exact opposé, et ce dans le seul objectif de laisser couler de source leur incapacité à s’accorder et d’en capturer ainsi toute l’électricité a posteriori. Ainsi donc, ici, le romantisme le plus tordu prend racine là où l’ultraviolence la plus sauvage paraît dicter sa loi, le grotesque le plus grinçant se mange la plus grosse part du gâteau dès lors que le malaise prend de la brioche, etc… Même notre rapport d’empathie vis-à-vis de la victime et de son bourreau se fait retourner comme une crêpe. D’un côté, Marc Stevens (formidable Laurent Lucas) a beau singer le chanteur itinérant qui chante des niaiseries pour émission de Pascal Sevran à de vieilles pensionnaires d’hospice, il s’impose surtout comme une « coquille vide » sur laquelle tout est à clarifier et surtout à projeter. De l’autre, fort d’une tristesse qu’un Jackie Berroyer au-delà des superlatifs réussit à rendre constamment tangible, l’aubergiste Bartel inspire assez d’empathie et de compassion pour que l’hôte sympathique ne se résume pas in fine à un bourreau cruel. C’est que Du Welz fait tout ce qu’il peut – à raison et avec succès – pour bloquer son spectateur dans une zone de quarantaine où l’horreur, l’émotion et la grimace sont toutes logées à la même enseigne, mises sur un pied d’égalité et forcées d’entamer un triolisme des plus cintrés. Et de ce fait, à l’image des huis clos les plus tordus de Roman Polanski (ceux qui raffolent du Locataire, suivez mon regard…), l’ambiguïté drive chaque strate du récit, chaque intention de montage, chaque effet de style (qui a d’ailleurs le bon goût de ne jamais surgir sous cette étiquette-là).
Que le cinéaste en arrive aujourd’hui à juger ce premier film bourré de scories diverses et variées ne doit ainsi pas être interprété comme un relatif acte de contrition. C’est précisément l’anormalité tous azimuts de la chose qui fait le sel d’une proposition de cinéma aussi radicale et barrée. Sans doute aussi parce que le film, loin de se limiter au seul déroulé de sa trame narrative, puise dans chaque nouvelle scène le moyen de capter un malaise généralisé, du genre à biaiser le regard de celui qui habite le cadre (et, par ricochet, de celui qui le contemple). Sans surprise, c’est en fouillant l’expression des sentiments (surtout amoureux) que la confusion fait ici son nid, Calvaire ne cessant jamais de s’incarner scène après scène comme une machine à se faire des films et/ou des fantasmes. On espère tellement le retour de l’être aimé (disparu ou mort, on ne sait pas bien) qu’on le projette illico sur celui qui joue sérieusement son « rôle » – voir comment Bartel a l’air de prendre au pied de la lettre les paroles des chansons cucul de Marc. On recherche désespérément son animal perdu en ayant l’air moins rongé par la pathologie que les autres (Jean-Luc Couchard dans un rôle de paysan arriéré), mais on finit fatalement par « rejoindre le troupeau » à force de s’aveugler soi-même sur son propre objet d’affection (la chienne perdue s’avère être un veau !). On réclame de l’être aimé une déclaration de flamme en le traquant en pleine nature avec des chiens de chasse ou en lui pointant le canon d’un fusil de chasse à bout portant sur la joue. De l’autre côté de l’écran, le spectateur se fait lui aussi des films avec ce qu’il voit et ce qu’il croit. Faut-il vraiment se croire revenu à la case Vase de noces (autre ovni belge sacrément dérangé) au détour de cet acte de zoophilie rurale dans une porcherie ? Faut-il vraiment se la jouer freudien à la seule vue de ce gros trou sur un mur derrière un Bartel en train d’exprimer son désarroi sentimental ? Et plus généralement, faut-il vraiment crier au naturalisme ultra-glauque là où Calvaire tend davantage vers l’exploration de frontières successives, un peu à la manière d’une sorte de western dégénéré ? Du basculement inaugural du réel sociétal vers une fiction symbolique et surchargée en bestialité hardcore, et ce avant un dernier acte où la nature reprend ses droits et où les enjeux de l’humanité valent peanuts, le calvaire du protagoniste passe ainsi par un double effet de bascule, comme pour malmener le rapport émotionnel que la mise en scène entretient avec le spectateur. Après tout, ce plan ahurissant à travers un pare-brise décoré par un attrape-rêves ne suggérait-il pas que l’on était en train de traverser un miroir, de laisser les mauvais rêves surgir ici et là pour susciter l’égarement et la folie ?
Sur le terrain de la mise en scène, il est rare de voir un premier film à ce point réfléchi dans la construction de ses cadres, dans l’emplacement de ses coupes et dans la dissémination de ses éléments référentiels. Désireux d’opter pour un filmage hyper dépouillé qui irait droit à l’essentiel et se délesterait de toute ébauche d’artifice, Du Welz agit ici comme Bruno Dumont, soustrayant dans le cadre au lieu d’ajouter, y compris dans sa peinture rude et primitive de la campagne wallonne. En opposition à des extérieurs capturés par la pellicule 16mm comme des territoires apurés et minéraux (on en arrive souvent à « sentir » les matières naturelles et telluriques qui apparaissent dans le décor), les intérieurs se résument à un travail bluffant sur la lumière naturelle que l’on doit au prodigieux chef opérateur Benoît Debie. Que ce soit pour isoler un petit espace éclairé dans une obscurité croissante (superbe plongée sur un escalier où Bartel porte péniblement le corps inanimé de Marc) ou pour privilégier la réflexion de l’action par la simple force de la basse lumière (dans une vitre ou dans un carrelage mural), la mise en scène demeure guidée par une recherche du regard différent, réfléchi, en décalage, pour ne pas dire quasi cubiste. Quant à la supposée violence graphique du film, elle n’est au fond qu’une vue de l’esprit résultant des causes et des conséquences qui lui sont propres et que le film explore en profondeur. Les partis pris scénographiques de Du Welz disent ici tout de la psychologie trouble des personnages : danse hallucinée dans un bar (des rednecks singent la valse des pingouins sur fond d’un piano incantatoire), travelling circulaire signant le point de non-retour dans la folie (Tobe Hooper serait fier), viol cadré en plan astral à la Louma dans une pièce revisitée en « ventre de l’enfer pulsionnel » (à mi-chemin entre la scène-pivot d’Irréversible et le style pictural de Jérôme Bosch). Avec, en bout de course, une traque silencieuse en pleine forêt où le martyrisé éprouve tous les éléments (eau, boue, forêt, brume, neige) d’une nature qui reprend petit à petit ses droits. Au fond, Calvaire ne tendait que vers cet « au-delà d’ici-bas » : un territoire nihiliste à mi-chemin entre Peckinpah et Tarkovski (la réserve naturelle des Hautes Fagnes est à deux doigts d’évoquer les espaces sibériens !), une croyance réduite à l’état de ruine, une humanité philosophiquement piégée dans les sables mouvants de sa quête d’absolu, une nature éternelle qui balaye symboliquement la terre des hommes – usage brillantissime du travelling latéral et du violon lancinant dans le tout dernier plan, impossible à oublier.
Que tirer in fine de cette profondeur insoupçonnée sur le devenir primitif et déliquescent de l’Homme ? Que la poésie peut surgir comme le plus parfait contrepoint qui soit dès lors que le point de vue du cinéaste ne se limite pas à la seule illustration de la pulsion comme unique moteur des gestes et des actions. Ce n’est pas une leçon à intégrer mais une approche à assimiler et à digérer après coup, l’expérience d’un tel film étant trop viscérale pour que l’on ait les idées claires le temps de sa projection. Se faire emboutir le pare-chocs cinéphage par une telle claque fait en tout cas partie de ses sensations rares qui enrichissent une vie de cinéphile, et se laisser surprendre par l’évolution du parcours de son auteur (qui déclinera en boucle le même thème dans des genres et des contextes différents) est une chose tout aussi précieuse. De quoi se réjouir d’avoir su Du Welz désireux de ne pas chercher à se reposer sur ses lauriers suite à ce premier coup d’éclat, osant ainsi dès son second film Vinyan (un chef-d’œuvre absolu sur lequel l’auteur de ces lignes ne cesse de multiplier les dithyrambes à chaque prononciation de son titre) marcher à rebours de cet art du surréalisme grotesque, quitte à laisser sur le bord de la route tous ceux qui s’attendaient mordicus à « mon Calvaire chez les Thaïlandaises ». Le plaisir de créer, le désir d’oser, l’obstination à quêter, à expérimenter et à proposer l’absolu : de Calvaire à Inexorable, l’amour (pour un cinéma) qui rend fou.
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Un bien bel article que j’attendais ! Un film conseillé et vu il y a quelques années et qui m’a laissé une très forte impression, certes de par sa violence mais surtout par ses aspects bouleversants. C’est comme un conte, mais très sombre, quasi surréaliste mais profondément désespéré malgré des scènes qui peuvent être drôles avec un humour très noir. C’est un film sur la solitude et la perte d’humanité dans un monde qui voit s’étioler son lien social…. Ce n’est pas tant l’histoire que j’ai trouvé surréaliste que certaines séquences, des images notamment qui baignent dans une atmosphère poétique, une poésie complétement onirique, côtoyant l’horreur et la folie …A ce « point de non-retour » .