Burn After Reading

REALISATION : Joel Coen, Ethan Coen
PRODUCTION : Focus Features, Mike Zoss Productions, Relativity Media, StudioCanal, Working Title Films
AVEC : John Malkovich, Frances McDormand, George Clooney, Brad Pitt, Tilda Swinton, Richard Jenkins, Elizabeth Marvel, David Rasche, J.K. Simmons, Olek Krupa, Jeffrey DeMunn, J.R. Horne
SCENARIO : Joel Coen, Ethan Coen
PHOTOGRAPHIE : Emmanuel Lubezki
MONTAGE : Joel Coen, Ethan Coen
BANDE ORIGINALE : Carter Burwell
ORIGINE : Etats-Unis, France, Royaume-Uni
GENRE : Comédie, Espionnage, Thriller
DATE DE SORTIE : 10 décembre 2008
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Osborne Cox est un analyste à la CIA en difficulté. Sa femme, Katie, s’adonne peu à la compassion. Harry Pfarrer est un marshal fédéral assez porté sur le sexe. Linda Litzke et Chad Feldheimer sont employés du club de remise en forme Hardbodies Fitness. Et ils vont découvrir un CD appartenant à Osborne Cox, ce qui ne rassure pas le directeur de la salle de sport, Ted Treffon, qui est amoureux de Linda. Tout ce petit monde va se trouver mêlé pour des aventures trépidantes au cœur de quelques maux de la société américaine…

Conclusion et apothéose de la « trilogie des idiots » des frères Coen, oui, mais beaucoup plus encore : la radioscopie loufoque d’un monde régi par la connerie et la paranoïa. Et c’est à hurler de rire.

« Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche », disait Michel Audiard. Voilà une phrase qui, chez les frères Coen, est tout sauf un trait d’esprit. Elle est d’autant plus à prendre au pied de la lettre que tout, dans le film qui nous intéresse ici, est affaire de vitesse, de lecture effrénée, de situations montées en cascade dans un crescendo qui va trop loin et qui ne semble jamais pouvoir prendre fin. C’est en quelque sorte le programme annoncé par son titre, en l’état assez trompeur. On a beau y percevoir une connexion directe avec les mémoires d’un ex-directeur de la CIA (Stansfield Turner), ça n’a rien à voir. On a beau déceler derrière l’anglais « burn » un double sens malin vis-à-vis des informations du récit (« graver » une information sur CD et la « brûler » sont ici les deux oppositions qui alimentent un très amusant MacGuffin), le schéma scénaristique du film ne saurait être résumé à cela. C’est surtout qu’un titre pareil exhibe d’entrée la nature d’objet de consommation express – rien de péjoratif là-dedans – qui caractérise Burn After Reading. Comme il y est question d’espionnage et que la saga Mission : Impossible a gravé depuis longtemps ses standards dans notre esprit comme des films en divx sur un vieux DVD-R, l’analogie avec la bande audio qui s’autodétruit cinq secondes après écoute s’impose déjà sans le moindre effort. Cela sous-entend aussi la notion de film « jetable », tout juste bon à jeter ou à brûler après première lecture, comme si une seconde vision n’allait rien pouvoir apporter de neuf. Cela suggère enfin – et c’est là que ça devient intéressant – l’idée d’une intrigue qui, à force d’être allée trop loin, se retrouve perdue d’avance pour ceux qui, plus ou moins tardivement, essaient d’en reconstituer la logique et d’en comprendre le fin mot. Rien à piger là-dedans, rien à tirer de qui (et de quoi) que ce soit, juste des cadavres à faire disparaître, une pantalonnade à oublier fissa et un dossier top secret à refermer. C’est précisément au travers de ce parti pris gonflé que les frères Coen démontrent à quel point ils ont un train d’avance sur tous les autres.

D’aucuns – nous y compris – auront beau réfléchir sur le « before » (c’est-à-dire le pourquoi du comment), la connerie que les Coen exhibent plein cadre – et dont ils font aussi génialement usage – est le seul moyen de prendre le pouls de cet « after » qui voue à l’échec toute (re)lecture des enjeux. De quoi s’entêter encore plus à refuser de les croire sur parole lorsqu’ils prétendent en interview avoir fait ce film dans le seul but d’explorer l’univers du cinéma d’espionnage et d’écrire des rôles différents pour des acteurs qu’ils connaissaient bien – ce double truisme vaut peanuts. On a beau savoir à quel point l’exercice de l’interview ne sied guère aux Coen (ça les emmerde profondément et ça se voit), ils ne trompent personne sur ce qui les travaille réellement. D’autant que le « film d’avant » répond déjà très bien à leur place : en effet, Burn After Reading se veut moins la fin de l’officieuse « trilogie des idiots » avec George Clooney (entamée avec O’Brother et poursuivie avec Intolérable cruauté) que le contrepoint familier et décomplexé de No Country for old men – les deux scénarios ont même été rédigés en parallèle. A la noirceur suprême de leur adaptation de Cormac McCarthy succède ainsi un précis d’espionnite loufoque qui, si l’on regarde bien, obéit aux mêmes principes. D’abord le choix d’un récit retors et sans mobile réel, dont le MacGuffin central (une valise de dollars ou un CD de données confidentielles) active un crescendo insensé qui mènera plusieurs personnages au drame. Ensuite une vraie démarche postmoderne qui se réapproprie intelligemment les mythes d’un certain cinéma de genre (le western ou l’espionnage), et ce pour mieux ausculter, à des fins de décalage et/ou d’ironie situationnelle, la façon dont ces mythes persistent ou agonisent dans la société américaine. Enfin la radioscopie d’individus cloisonnés, conditionnés par les canons sociétaux ou culturels, incapables de se hisser à la hauteur de l’intrigue sérieuse dans laquelle ils se retrouvent et des enjeux graves auxquels ils se confrontent. Un abécédaire en trois temps de la mécanique narrative sauce Coen qui imprègne de bout en bout Burn After Reading, faux film mineur dans la carrière des frangins.

Parler d’un « film best-of » n’est déjà pas faux en soi, ne serait-ce qu’au vu d’un casting vertigineux qui réunit les habitués et les nouveaux venus de la filmo coenienne, mais aussi à l’aune d’un scénario magistralement construit qui croise les destins d’une bande de zigotos portant sur eux des tares mentales encore plus gratinées que tous les personnages autrefois imaginés par les Coen. Résumer tout le bazar en quelques phrases est ardu, mais essayons quand même. En vrac : une vieille fille narcissique jusqu’à l’absurde (Frances McDormand) récupère par accident dans le club de gym où elle travaille un CD rempli de données appartenant à un analyste de la CIA (John Malkovich) récemment viré pour son alcoolisme, et décide de soumettre ce dernier à un odieux chantage, avec l’aide de son collègue au QI d’oursin (Brad Pitt), histoire de se payer les opérations de chirurgie esthétique dont elle rêve. Vont ensuite se joindre à ce fabuleux défilé d’andouilles la femme égoïste et acariâtre de l’analyste (Tilda Swinton) qui lance secrètement une procédure de divorce, ainsi que le flic amant de celle-ci (George Clooney), obsédé sexuel accro aux rencontres sur Internet et sujet à une paranoïa carabinée. Tant de crétinerie en ébullition permet aux Coen de s’en donner à cœur joie dans l’explosion des standards du genre, jouant à loisir avec les rebondissements inattendus tout au long d’une savante étude sur la figure narrative du quiproquo et ses mécanismes. Leur détermination à ne jamais tenter de dégonfler l’énormité des situations offre d’ailleurs un joli supplément à la dynamique des caractères qu’ils avaient coutume de filmer (revoir Fargo ou The Barber). Plutôt que de se casser simplement les dents sur une réalité qui les dépassent et qu’ils s’entêtent à lire sous un angle mythologique qui les bercent d’illusions, les zigotos de Burn After Reading s’incarnent en pions d’une inexorable mécanique de cause à effet. Qu’il s’agisse d’un geste désintéressé, d’une confrontation violente ou d’un simple objet trouvé, chaque événement concret passe ici à la moulinette d’une surinterprétation barrée, comme un tiroir à double fond qui cacherait forcément des secrets ou des non-dits.

Qui a dit « complotisme » ? Aïe, ça y est, le mot est lâché… Dans la mesure où ce mot a fini plus ou moins par devenir aujourd’hui l’alpha et l’oméga de tout échantillon de relation sociale (au point de remettre sans cesse en cause la véracité de la moindre micro-information), Burn After Reading passe à son corps défendant pour le film le plus contemporain des frères Coen. Inutile de se torturer les méninges à savoir pourquoi le monde part en sucette, tout ne tient que sur cet état d’esprit impulsif visant à rendre chaque information au mieux sujette à caution, au pire déclencheuse du plus absurde angle de lecture qui soit. Les Coen frappent d’ailleurs ici très fort avec ce CD qui leur sert de prétexte scénaristique. Non seulement ce qu’il contient est sans valeur (ça intéresse qui, les mémoires d’un rond-de-cuir de seconde zone de la CIA ?), non seulement le simple fait d’y voir une enfilade de dates et de chiffres sur un fichier Excel passe aux yeux du premier débile venu pour un document secret, mais chercher à le porter à une ambassade (d’abord la Russie, ensuite la Chine) dans l’espion d’un gain n’aboutit qu’à la plus logique des réactions quand à l’origine de ce CD (« PC ou Mac ? »). Zéro mobile réel dans un réel qui reste malgré tout mobile, en tout cas suffisamment pour que la roue du délire tourne à plein régime. Vous croyez déceler la présence d’agents secrets en embuscade au coin de la rue ou à l’abri dans une voiture qui semble vous suivre depuis quelque temps ? Mieux vaut essayer de chercher l’explication du côté de votre situation conjugale, on ne sait jamais…

Désormais, les jeux sont faits quant à la suspicion de tout un chacun sur le monde dans lequel ils pataugent. On suppose toujours la CIA secrète et cachée alors qu’un simple clic sur Google Earth localise illico les bureaux du QG de Langley – les plans d’ouverture et de clôture raccordent une vue satellite des Etats-Unis aux couloirs des headquarters ultrasecrets. On s’imagine que l’époque est restée Froide quand la psyché désaxée de l’animal social est à peu près aussi bouillante que le réchauffement climatique. On persiste à croire encore aux grands complots d’antan quand ceux-ci se sont repliés depuis bien longtemps dans de mini-intrigues plus domestiques qu’autre chose (adultère, divorce, jalousie, chirurgie esthétique…). On s’échine à gonfler la banalité d’une farce extraconjugale par le truchement avec des conflits internationaux qui n’ont plus lieu d’être (quoique la Russie, en ce moment…). On perçoit une reconfiguration des enjeux des grands récits d’espionnage dans un espace où tout ne repose pourtant que sur la propagation du culte du paraître, ici accentué par le choix des décors (une salle de gym, un appartement de haut standing, un mystérieux sous-sol…) et des obsessions intimes (celle de George Clooney vaut son pesant de cacahuètes !). On croit toucher du doigt un échantillon réel de paranoïa géostratégique alors que celle-ci n’opère désormais plus que dans la tête d’untel ou unetelle, l’accumulation des petites psychoses individuelles ayant pris le relais des rapports de pouvoir entre gros blocs mondialisés. Et au final, que l’on soit shérif (dans No Country for old men) ou directeur de la CIA (ici), on se fait surtout témoin passif et désenchanté d’un chaos sans nom, inextricable dans sa nature, dont il n’y a rien à extraire ni à saisir rétrospectivement. Une fois lu dans toute sa folie, le monde n’est plus bon qu’à brûler.

Crier au foutage de gueule pur et simple au regard de cette connerie utilisée comme axiome narratif ne rime à rien, tant Burn After Reading épouse jusqu’au bout les contours d’une radioscopie au sens le plus littéral du terme. Le sérieux niché derrière la bêtise n’a rien d’un effet de style et encore moins d’une vue de l’esprit, c’est surtout un geste de cinéma casse-gueule qui réussit à choper la gravité en se frottant à son exact opposé, l’un étant le corollaire de l’autre et vice versa. Parce que la plupart des histoires d’espionnage ont très souvent eu le chic pour friser le n’importe quoi stratégique, c’est sûr – il suffit d’un simple changement d’axe ou d’angle. Parce que la majorité des figures paranoïaques ou manipulées de ce genre d’histoire ne tardent jamais à forcer le ton ou le trait dans leur schéma interne désorienté au point de friser le clown timbré – la jubilation est ici maximale devant la bouffonnerie flippée de George Clooney et les « Fuck ! » éructés en boucle par John Malkovich. Mais aussi parce que dans leur démonstration d’une bêtise propagée, les Coen visent autant ceux qui la provoquent que ceux qui s’efforcent d’y trouver une logique, aussi infinitésimale soit-elle. A titre d’exemple, leur technique du saute-mouton narratif, consistant à user de l’ellipse pour qu’il en soit très difficile pour autrui (en l’occurrence le directeur de la CIA joué brillamment par J.K. Simmons) de remplir rétroactivement les trous du récit, rend le commentaire sur l’action infiniment plus jouissif que l’action elle-même. On pouvait difficilement espérer meilleur parti pris pour se jouer de cette déflation post-machin-truc que rien ni personne ne semble pouvoir arrêter. Les Coen ne font pas que s’amuser à brouiller aussi intelligemment les petits enjeux et les grandes peurs, ils invitent surtout à prendre acte de la bêtise ambiante et généralisée pour en extraire sinon une mise à distance, en tout cas un recul nécessaire. Celui du con qui marche suffisamment loin pour en être conscient et, ainsi, se défaire de son propre conditionnement. Ce n’est pas rien.

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