REALISATION : Stefan Liberski
PRODUCTION : Artémis Productions, EuropaCorp, MP Productions
AVEC : Jean-Paul Rouve, François Vincentelli, Audrey Marnay, Bouli Lanners, Jean Nothomb, Jean-Pierre Cassel, Yolande Moreau, Sacha Bourdo, Magali Collard, Charlie Dupont
SCENARIO : Stefan Liberski
PHOTOGRAPHIE : Jean-Paul de Zaetijd
MONTAGE : Ewin Ryckaert
BANDE ORIGINALE : Casimir Liberski
ORIGINE : Belgique, France
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 22 mars 2006
DUREE : 1h47
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans sa villa de banlieue dénommée « le Bunker », John Deveau ne fait rien d’autre que la fête. Trentenaire richissime, il est une sorte de cancre pervers, lucide et sarcastique, qui semble fasciner tous ceux qui l’entourent : David, son fidèle second, Laetitia, sa mystérieuse fiancée, et Jay, le fournisseur de substances illicites. Mimmo, lui, est un jeune homme fauché qui s’accroche au rêve d’être célèbre. Le jour il court les castings, la nuit il est chauffeur de taxi. La rencontre fortuite entre Mimmo et cette bande de nantis va transformer son existence…
Qu’il est bon de tomber sur des films singuliers et énigmatiques qui ne cessent ensuite de nous hanter. En voici un avec de l’audace et de la poésie à revendre, emmené par un Jean-Paul Rouve démentiel…
On connait la nuit du chasseur, mais ici, ce serait plutôt « l’ennui du chasseur ». La ronde infernale et épuisante d’une génération entière, cette fameuse « jeunesse dorée » repliée sur l’argent, la paranoïa et les faux-semblants, lancée dans une « déca-danse » sur fond de techno pulsative et amélodique, avec à sa tête un seigneur (saigneur ?) qui fait presque figure d’anomalie. Difficile d’imaginer un individu plus blasé, plus odieux, plus cynique, plus vénéneux que John Deveau (Jean-Paul Rouve). Ce dernier a fait de sa luxueuse villa un night-club perpétuel, un « Bunker » qui étouffe la musique techno derrière ses murs de béton, comme pour cacher le mal-être persistant qui s’agite à l’intérieur. Le titre du film semble être le nom parfait pour un mausolée 80’s, mais cet oxymore est voulu, censé refléter la contradiction de cet « idéal » qui concentrerait tous les paradis artificiels dans un lieu clos et terminal. Sauf que dans cette backroom géante où le peuple de la nuit fait bouillir son théâtre de l’arbitraire, il y a autre chose qui se joue : une quête mêlée du sens et du père. Maître de cérémonie aux allures de jouisseur immoral et détestable, Deveau refoule ce dont il semble pourtant conscient : il n’est qu’un fils perdu plongé en plein désarroi, lâché dans une vie de plaisirs interdits à laquelle il n’a donné aucun sens et qui le condamne à l’impasse, et surtout confronté à un père indigne (Jean-Pierre Cassel) qui lui transmet son égoïsme et ne cesse de lui renvoyer à la gueule son propre mépris. Le centre nerveux de ce film barré et ô combien névrotique, il est assurément là : un face-à-face implicite entre deux systèmes qui entament un dialogue difficile. C’est dire si, pour son premier long-métrage, le réalisateur Stefan Liberski – à qui l’on devra par la suite l’excellent Tokyo Fiancée – s’est lancé un courageux défi. Et s’il a su le relever avec brio, c’est parce que cette mélancolie existentielle d’une classe sociale en manque de repères lui a inspiré de puissantes audaces de cinéma, tant poétiques que narratives. Du genre qui ne s’oublient pas.
Ce qu’explore Liberski dans Bunker Paradise est un monde marqué par l’indifférence et l’insensibilité, toutes deux entretenues par des chimères : obsession du fric, désir de notoriété, refus de vieillir, perversion identitaire, évasion par la drogue, rêve d’un éden lointain qui n’existe plus, etc… Les personnages du film incarnent ces idées, idéaux de notre temps désormais ancrés dans une galaxie de nantis où l’on veut « vivre » avant même de « naître ». Et les pères, cible n°1 de Liberski, sont ici les coupables : une génération qui n’est pas morte, qui veut garder son trône, qui s’érige en absolu pour la génération d’après, et qui laisse cette dernière s’isoler toute seule dans des idéaux illusoires. L’éternel mythe du fils qui veut tuer le père, donc ? Il y a de cela, oui, mais sur un mode à la fois décalé et implicite qui ne rend pas la lecture aussi grave et didactique qu’on aurait pu le craindre. Pour ce faire, Bunker Paradise laisse en effet souvent le personnage de Deveau à l’état de satellite – ou de centre de gravité – pour se concentrer en grande partie sur un autre personnage : Mimmo (François Vincentelli), aspirant Belmondo le jour, chauffeur de taxi la nuit, qui voit l’une de ses clientes semi-comateuses sauter de son véhicule pour finir la tête incrustée dans un poteau. Dix minutes plus tôt, on la découvrait abrutie par la drogue et l’alcool, titubant à quatre pattes dans un jardin jouxtant la villa de Deveau, ce qui place fissa Mimmo dans une posture de témoin indirect de la folie des lieux. Sa rencontre avec Laetitia (Audrey Marnay), jeune fiancée déphasée du maître de céans, pourrait presque griller le ressort de l’intrigue en amorçant la fuite amoureuse de deux idéalistes (celui du peuple à ma gauche, celle du people à ma droite), loin, très loin de ce ghetto cynique et cocaïné. Or, l’engrenage manipulateur dans lequel Mimmo met les pieds ne se circonscrit pas à cela et vise plus large.
A mesure que Mimmo cherche sa place dans le monde de Deveau, on pense l’affaire courue d’avance : un gars du peuple manipulé par des nantis qui veulent en faire une cible de leurs jeux de riches oisifs, avec une chasse finale en mode Les Chasses du Comte Zaroff pour parachever la mécanique de la spirale descendante. Sauf que Liberski bâtit ici son scénario comme une succession de scènes modelées sur des enjeux de série B (un décès brutal, un flirt musical, une virée en bateau, un trafic malhonnête, une partie de chasse…), et met alors un point d’honneur à anesthésier tout début de suspense. Sorte de faux film de genre(s) qui refuse les ficelles trop basiques pour mieux les revitaliser de l’intérieur, Bunker Paradise est à l’image de ce regard hyper perçant de Jean-Paul Rouve qui a très logiquement servi d’affiche pour le film : il ne cesse de commander un face-à-face (entre le père et le fils ? entre le film et son spectateur ?) à mesure que Deveau et sa clique semblent vouloir jouer les trouble-fête. Cela donne donc un scénario où le poisseux remonte à chaque manifestation du classieux, où un désespoir bien carabiné se fait la suite logique d’une jouissance mal canalisée, où la narration semble elle-même condamnée à faire du surplace en attendant un enjeu qui ne semble jamais répondre à l’appel. Faut-il y voir un défaut ? Absolument pas. Cette auto-anesthésie du film est celle qui caractérise le cocon mélancolique filmé par Liberski, et il fallait bien cela pour que ce dernier se mette au diapason. Tout ceci, couplé avec les prestations ahurissantes de Jean-Paul Rouve et de Bouli Lanners (qui, au détour d’une scène, chante Monika en imitant le Dean Stockwell de Blue Velvet !), sert la transformation progressive d’un faux thriller tordu en plongée concrète dans les abysses d’un désespoir très contemporain, ici enrichi par un cynisme stimulant et une poésie dérangeante qui font le sel d’un certain cinéma belge.
Plutôt de très bon augure, tout ça. Mais si ça s’était arrêté là, on n’aurait eu qu’à se contenter d’un sujet abordé avec tact et ambition. Ce qui élève Bunker Paradise vers les plus hautes cimes est bel et bien à dénicher dans cette singularité narrative qui en aura dérouté plus d’un. Il suffit ici d’une scène astucieusement placée en tout début de pellicule pour que le scénario soit défini comme le trajet en parallèle de deux destinées. D’un côté, celle de Mimmo qui s’apprête à investir le « Bunker » pour y trouver son « Paradise », et de l’autre, celle d’un jeune garçon qu’il emmène à l’aéroport, prêt à partir en vacances au Japon avec un bokken sous le bras. Dénuée de dialogues, cette partie japonaise paraît construite selon un système d’échos. Mais que représente-t-elle ? S’agit-il d’une rêverie récurrente de Mimmo après avoir brièvement parlé au garçon ? Là-dessus, les choix de montage entre les deux trames laissent tomber des indices qui ne trompent pas. Par exemple, si l’on se concentre sur les raccords de plan, on peut déceler ici et là des effets de conjonction, aussi bien sur des trajets (Mimmo marche vers une audition / le garçon entre dans un temple japonais) que sur l’issue de ce même trajet (Mimmo contient sa colère après avoir raté son audition / le garçon observe de violents combats de kendo dans le temple). La partie japonaise serait-elle donc un écho symbolique de la dualité yin/yang d’un Mimmo qui intériorise tout ce qu’il ressent ? C’est fort possible, mais rien ne le garantit. Est-ce une simple quête de paternité qui serait le versant optimiste de celle, réduite à néant, de John vis-à-vis de son propre père ? Est-ce au contraire une quête de pureté et de renaissance, comme semble le suggérer la sublime et énigmatique image finale ? Est-ce le film lui-même qui s’offre de petits instants de respiration pour s’extraire du Bunker ? Et que dire de cette confession furtive de Laetitia, poupée cassée au look de geisha en papier de soie, qui partage son rêve de partir vivre au Japon ? Cette seconde strate narrative, marquée par le zen de l’image et la douceur du piano, est une énigme poétique. Libre à chacun de l’apprivoiser selon son propre système de lecture et de pensée. Preuve que cet immense film, injustement boudé à sa sortie, peut transformer celui qui le regarde.