REALISATION : Brian De Palma
PRODUCTION : Columbia Pictures, Delphi II Productions
AVEC : Craig Wasson, Gregg Henry, Melanie Griffith, Deborah Shelton, Guy Boyd, Dennis Franz
SCENARIO : Robert J. Avrech, Brian De Palma
PHOTOGRAPHIE : Stephen H. Burum
MONTAGE : Gerald B. Greenberg, Bill Pankow
BANDE ORIGINALE : Pino Donaggio
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Policier, Thriller
DATE DE SORTIE : 20 février 1985
DUREE : 1h54
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Acteur de seconde zone, Jake Scully se retrouve à la rue quand il surprend sa petite amie au lit avec un autre. En écumant les castings de Los Angeles, il fait la connaissance de Sam Bouchard qui lui fait une proposition intéressante : garder la luxueuse demeure d’un ami durant son absence. Profitant de la vue panoramique, Jake observe sa riche et charmante voisine Gloria se livrer à des jeux érotiques. Mais son activité de voyeur va se révéler plus dangereuse qu’il n’y paraît…
De Palma et Hitchcock : éternel sujet de débat, de discorde, voire de diatribe sévère de la part de certains cinéphiles. Il n’est aujourd’hui plus nécessaire de revenir sur la connexion hitchcockienne propre au cinéma de Brian De Palma (on avait déjà fait le tour de la question en parlant de Passion), mais la sortie récente de Body Double dans une magnifique édition Blu-Ray concoctée par Carlotta a malgré tout de quoi nous interpeller, tant ce film permet au cinéaste de mettre un point final à sa relecture méta-textuelle du cinéma de Hitchcock. Après Obsession en 1976 et Pulsions en 1980, qui intensifiaient chacun à leur manière les névroses psychologiques de leurs personnages dans un déchaînement formel inédit pour l’époque, ce nouveau film sera pour De Palma une sorte d’adieu déguisé, multipliant les figures hitchcockiennes au sein d’un pur tourbillon narratif avant de les laisser ressurgir sous forme de motifs marginaux dans ses futurs longs-métrages. Une fois de plus, Sueurs froides est convoqué, et pas qu’un peu : toujours cette idée d’une filature improvisée et cachant évidemment une manipulation vicieuse, toujours ce blocage psychologique qui terrorise le protagoniste (la claustrophobie de Craig Wasson remplace ici le vertige de James Stewart), toujours ce va-et-vient du héros entre deux femmes dont l’une serait (le miroir de) l’autre. Et surtout, toujours ce motif de la « doublure », autant comme thématique que comme vecteur de doute. De Palma posant ici ses bagages à Hollywood, autant dire que la valise à leurres promettait d’être bien chargée.
Concrètement, s’attendre ici à une nouvelle variation sur Sueurs froides est un peu réducteur. Au premier regard, on peut certes lire ce film comme un mini-best-of hitchcockien. S’y bousculent ainsi Fenêtre sur cour (évidence totale au vu d’un protagoniste épiant le voisinage depuis son appartement), L’inconnu du Nord-Express (association fatale entre deux hommes, dont l’un est animé de mauvaises intentions), mais aussi, sous un angle purement cinéphile, Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie (la blonde du film est jouée par la propre fille de Tippi Hedren !). Question intrigue, les habitués se sentiront dans leurs pantoufles : Jake Scully (Craig Wasson), acteur de séries Z, est engagé par son ami Sam (Gregg Henry) pour garder sa luxueuse maison en son absence et, au fil de ses observations des déhanchés lascifs d’une superbe voisine, va devenir la victime d’une machination orchestrée par un mystérieux Indien et impliquant la porno-star sulfureuse Holly Body (Melanie Griffith). Le mystère entourant cet Indien n’a ici aucun intérêt, d’abord parce que les yeux malins n’auront aucun souci à deviner son identité, ensuite parce qu’un personnage au faciès aussi grimaçant dans ce royaume du simulacre qu’est Hollywood évoque tout de suite un déguisement de série Z. Et par ailleurs, De Palma n’hésite pas à dupliquer malicieusement la seule petite erreur narrative d’Hitchcock sur Sueurs froides, à savoir révéler l’identité du tueur avant même que la confrontation finale ait eu lieu – difficile de trouver mieux pour limiter l’impact d’un climax.
La raison de ce choix est très simple : le twist final de ce suspense n’est pas à piocher dans les conventions basiques du whodunit, mais dans une astuce narrative pour le coup diabolique qui fait se rejoindre l’élément initial de l’intrigue (un acteur claustrophobe galère à jouer un vampire enterré dans un cercueil !) avec l’investigation cauchemardesque qui la suit. Au terme de son enquête, lorsque Jake se retrouvera bloqué au fond d’une tombe, le quatrième mur s’écroulera de lui-même, faisant intervenir le 7ème Art dans l’équation et donnant ainsi au mot « Action ! » une signification suprême. C’est en assumant le côté factice d’Hollywood – et en exploitant son propre voyeurisme – pour en tirer profit à des fins cathartiques que Jake trouvera la force qui lui manquait. Body Double n’est que ça : une pure fabrique du regard. D’ailleurs, dès le début, tout est faux : la typographie rouge sang du générique laisse apparaître des lettres blanches, le titre du film apparait sur une toile peinte, la tombe dans laquelle Jake est placé est en carton-pâte, on aperçoit la photo d’un couple heureux avec en fond sonore les gémissements sexuels de l’épouse avec son amant, etc… Le générique de fin fait même encore plus fort : on croit à un film de genre en voyant une chauve-souris à la Ed Wood, on voit ensuite la liste des acteurs défiler pendant le tournage d’une scène où Jake vampirise une femme nue sous la douche, on lit enfin les noms de toute l’équipe technique pendant que le visage de l’actrice et la poitrine dénudée de sa doublure sont alternés.
Que du faux, en somme, mais comme on est à Hollywood, ça ne surprend guère. Certes, au vu d’un background déjà bien rempli au vu de son expérience dans l’industrie du cinéma, De Palma ne peut s’empêcher ici de se montrer corrosif en noyant la Mecque du 7ème Art dans sa vulgarité et son marasme. Ici, le monde du spectacle regorge de vautours, les méthodes de l’Actors Studio sont exploitées en cours d’art dramatique à des fins humiliantes et manipulatrices, les délais pour réaliser un film de série B sont si serrés qu’ils mettent les réalisateurs sous pression, le trash gagne toutes les strates de la ville (les strip-clubs et les films X font leur nid dans la vallée de San Fernando), les nouveaux régimes d’image pullulent à loisir (porno, clip vidéo, lunette de télescope, etc…), etc… Et surtout, tout le monde se retrouve côte-à-côte, ce qui favorise le voyeurisme réciproque entre les individus. A contrario de ce New York vertical qui lui est cher, De Palma n’aura pas été conquis par Los Angeles, ville horizontale par définition. Pour autant, il aura trouvé dans ce décor un moyen idéal pour se lancer une fois de plus dans l’un de ses exercices favoris : chorégraphier des déplacements dans un espace précis et quadrillé.
C’est à vrai dire lors de la filature de la brune Gloria Revelle (Deborah Shelton) par Jake que tout se met en place : de vastes boulevards que l’on traverse en voiture, un centre commercial blindé d’escalators et d’ascenseurs, un immeuble construit sur le bord pentu d’une plage où chaque appartement possède un vis-à-vis sur celui du dessous. De cette façon, De Palma donne pour la première fois à une ville le rôle principal d’un de ses films, s’amusant au gré des filatures à déconstruire littéralement l’espace architectural par la pure multiplication des angles et des points de vue. Un dédale à part entière que le film topographie avec une jubilation naissant avant tout des perspectives et des mouvements de caméra. En amont, le film imposera un panorama d’exception sur ce décor : la célèbre Chemosphere, sorte d’anomalie magnifique sur Hollywood Hills avec son look de soucoupe volante, appartenant aujourd’hui à l’éditeur Benedikt Taschen et servant ici de nid luxueux à Jake, lui permettant ainsi d’épier sa désirable voisine au télescope. En aval, le film se contentera d’un simple réservoir d’eau, glauque et mal éclairé, pour orchestrer l’affrontement final, ce moment décisif où le héros devra affronter la réalité.
Bien plus que les personnages du film, les décors et les reliefs sont ici les éléments sur lesquels notre attention est sans cesse encouragée à se focaliser. Fidèle à son jeu éternel sur les surfaces changeantes, De Palma fait ici carrément « souffrir » ses décors. Dans un cas précis, il peut s’agir d’une petite astuce pour jouer sur le hors-champ : la célèbre scène du meurtre de Gloria à la perceuse (un outil au côté « pénétration » plus prononcé que le poignard de Psychose !) n’inclut aucun plan gore, et seuls les dégâts causés sur le plafond seront rendus explicites par la caméra (avec juste le sang de Gloria qui s’écoule furieusement du foret hélicoïdal). Dans les autres cas, il s’agit tout simplement de maltraiter l’allure – ou de contrer la réalité – de l’arrière-plan par un motif formel très spécifique, qu’il s’agisse d’une caméra inclinée – tantôt à gauche tantôt à droite – dans un couloir sombre (on ressent ainsi la claustrophobie de Jake lors de sa poursuite avec l’Indien) ou d’un simple travelling circulaire autour d’un couple d’acteurs qui multiplient les poses lascives devant une toile peinte.
Ce dernier cas est d’ailleurs très intéressant, et se décline sous deux formes : une première étreinte avec Gloria (avec un arrière-plan mal incrusté et une musique sirupeuse atroce), une seconde avec sa doublure Holly qui fait naître chez le héros des réminiscences de la première (là, l’arrière-plan semble crédible). La première étreinte est en réalité fausse : on croit que Jake et Gloria sont sur la plage alors qu’ils sont encore dans un tunnel. C’est donc un fantasme de Jake. La seconde étreinte, en revanche, est « réelle » (elle se déroule durant une audition pour un film X), mais renvoie à la première étreinte qui était donc fausse. Le body double n’alimente plus ici un désir nécrophile comme dans Sueurs froides, mais abat au contraire le distingo identitaire au profit du pur vertige érotique : si c’est bien ici la danse lascive de Holly qui rappellera à Jake la chorégraphie du strip-tease de Gloria, c’est bien parce que la première s’était en réalité fait passer pour la seconde. De même, lorsque Jake rencontrera Holly durant son audition pornographique, on basculera dans l’irréel : un clip vidéo aux paroles suggestives (Relax de Frankie Goes To Hollywood !) contrôlera alors toute la scène et topographiera un décor décadent où pullulent les escaliers, les balcons et les miroirs. Dans les deux cas, c’est la représentation – et la désorientation qui en découle – qui domine tout. La vérité ne découle pas ici de la ligne claire, mais naît au travers du simulacre, qu’il soit corporel (les actrices que la caméra magnifie) ou architectural (les lieux que la caméra visite). Hollywood, ce milieu où les anges ne sont jamais ce qu’ils semblent être.
Test Blu-Ray
Limitée à 3000 exemplaires, cette magnifique édition concoctée par Carlotta a déjà pour principale qualité de redonner au film de Brian De Palma toute son aura culte et sa dimension d’œuvre emblématique d’une époque. Son superbe packaging, reprenant un visuel créé par l’artiste américain Jay Shaw, surprend tout de suite par sa grandeur esthétique et son caractère éminemment collector. A l’intérieur, c’est un festin. Déjà pour une restauration divine, aux couleurs diaboliquement retranscrites et aux scènes de nuit sans aucune granularité gênante. Que ce soit en français ou en anglais, le doublage DTS-HD impose sa présence dans bon nombre de scènes et révèle une spatialisation sonore optimale – jugez-en par vous-même avec la scène du clip vidéo de Relax. Certes, côté bonus, on ne s’étonnera pas de retrouver les formalités d’usage pour un film de Brian De Palma, entre de petites featurettes signées Laurent Bouzereau et une brillante préface du spécialiste Samuel Blumenfeld. La surprise vient en réalité de deux bonus : d’abord un entretien avec le premier assistant Joe Napolitano qui délivre un grand nombre d’informations sur le tournage du film et sur le « style De Palma », ensuite un colossal bouquin de 200 pages intitulé Double De Palma dans lequel Susan Dworkin décortique toute le processus de création du film. Se sentir témoin privilégié de la fabrication d’un chef-d’œuvre, ça n’a pas de prix. Ou plutôt si, mais en l’occurrence, casser sa tirelire ou supplier son entourage de vous déposer cette magnifique édition au pied du sapin de Noël ne sera pas source de regrets. Parole de cinéphile !