Bleeder

REALISATION : Nicolas Winding Refn
PRODUCTION : Kamikaze, La Rabbia
AVEC : Kim Bodnia, Mads Mikkelsen, Rikke Louise Andersson, Zlatko Buric, Liv Corfixen, Levino Jensen
SCENARIO : Nicolas Winding Refn
PHOTOGRAPHIE : Morten Soborg
MONTAGE : Anne Osterud
BANDE ORIGINALE : Peter Peter
ORIGINE : Danemark
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 26 octobre 2016
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Léo et Louise vivent en couple dans un appartement insalubre de Copenhague. Découvrant que Louise est enceinte, Léo perd peu à peu le sens de la réalité et, effrayé par la responsabilité de sa nouvelle vie, sombre dans une spirale de violence. Au même moment, son ami Lenny, cinéphile introverti travaillant dans un vidéoclub, tombe fou amoureux d’une jeune vendeuse et ne sait comment le lui dire…

Ce n’est pas un secret pour qui que ce soit : le passage au second film est en général synonyme de risque. Surtout quand, après un premier succès encensé à peu près partout sur la planète, on s’interroge sur la meilleure façon d’accélérer le mouvement. Nul doute que trois ans après le triomphe de ce premier film dopé à la violence qu’était Pusher, Nicolas Winding Refn a dû prendre le temps d’y réfléchir. Le plus étonnant avec Bleeder ne réside pourtant pas dans le fait d’avoir voulu – et su – transformer l’essai. En effet, on se retrouve face à un cas pas si fréquent que ça, où le réalisateur et son film se confondent jusqu’à devenir indissociables, comme si l’un se désintégrait pour reprendre forme dans chaque couche artistique de l’autre. Que l’on puisse trouver un peu de la personnalité de Refn dans chacun de ses films est une chose (le bonhomme a toujours relié chaque nouveau film à son propre état du moment), mais que l’on ait l’impression d’entrer par effraction dans son cerveau en regardant l’un d’eux en est une autre. Pour autant, Bleeder est bel et bien un prolongement de Pusher, remettant la peinture des quartiers suburbains de Copenhague au cœur d’une intrigue de polar hyperréaliste, qui plus est en développant à nouveau les mêmes thèmes : personnages en boucle dans une forme d’errance sociale, communication intime régie par le conflit, violence qui explose à des fins cathartiques, etc… Mais puisque portrait du réalisateur il y a, c’est bel et bien la cinéphilie qui agite ici un récit bien plus axé sur l’intime que ne l’était Pusher.

Dès le début, pourtant, chaque plan et chaque intention de montage semblent nous renvoyer à l’hyperréalisme speedé qui irriguait les veines stylistiques du film précédent. La nouveauté s’impose par le biais d’un film apparemment choral, prenant soin d’introduire les cinq protagonistes par un thème musical personnel (une fois de plus, la bande-son est très rock) et un parti pris visuel très précis. Les plans fixes faciaux du générique de Pusher laissent ici la place à des cadrages composites, cadrant d’abord les pieds qui foulent le bitume et ensuite la posture du personnage qui marche. Des déplacements dans des directions opposées mais parallèles, composant une main de destinées avant même que l’intrigue n’ait balancé ses premières cartouches. Et tout à coup, l’énergie redouble de puissance, le temps d’un travelling à la Gaspar Noé qui opère une série de loopings vertigineux dans les couloirs d’un vidéoclub sur fond de la Passion selon St Matthieu de Bach (déjà entendue au début du Casino de Scorsese, film par ailleurs cité dans un dialogue de Bleeder). Que ses recoins soient inondés de lumière rouge – on visite la salle des films pornos – ou globalement diurnes, ce vidéoclub acquiert immédiatement un relief d’allégorie mentale, ce qu’une scène de dialogue avec un client prouve au centuple : tandis que le caissier Lenny (Mads Mikkelsen) énonce la liste des plus grands cinéastes disponibles dans la boutique (sans surprise, Refn en profite pour y caser Kubrick, Hooper et Jodorowsky), le gérant Kitjo (Zlatko Buric) prend sa relève pour évoquer les divers genres de films pornos qui trônent dans la pièce rouge (visiblement, le client n’est intéressé que par ça).

Cette scène a priori anodine et décomplexée est en fait un aiguillage, une mise en parallèle gonflée qui place le 7ème Art sur un terrain glissant. Deux formes de cinéma isolées chacune dans leur coin, mais qui se répondent l’une l’autre en raison d’un énorme point commun, c’est-à-dire la transgression. De là à y voir une analogie avec les deux hémisphères d’un cerveau, il n’y a qu’un pas. Cette sorte de symétrie symbolique va se répercuter d’un bout à l’autre de la mise en scène de Refn, notamment en ce qui concerne les déplacements des personnages : aller-retour incessant d’une vendeuse entre le comptoir et la réserve, délimitation pour isoler deux personnages dans chaque extrémité (voir le travelling sur Lenny et sa copine dans le parc), usage de la courte focale pour obtenir des perspectives plus larges dans ses espaces clos et restreints (rester collé à quelques centimètres de la nuque d’un personnage nous fait ici partager son intériorité et élargit de toutes parts son angle de vision). La caméra est ici un objet mental, assimilable à une sonde qui pratique l’effraction sans tabous et « pénètre » tout ce qu’elle filme. Et dès qu’un personnage embrase une passion (les films pour l’un, les livres pour l’autre), les décors de Bleeder, pour la plupart insalubres et délabrés, semblent se rétrécir pour cause de saturation de cette passion sur les surfaces murales (un studio rempli de VHS et d’affiches de films par-ci, une librairie bondée de gros bouquins par-là). Dehors, le vide du réel. Dedans, le trop-plein de l’irréel.

Le rapport de cinéphilie aiguë qui ne cesse de parcourir Nicolas Winding Refn depuis son adolescence atteint donc ici un relief symbolique proche de la maladie, mais assumé comme tel. L’emploi récurrent de la couleur rouge va dans ce sens : bien qu’elle intervienne sous forme de fondus entre certaines séquences pour accompagner l’instabilité pulsionnelle d’un personnage, sa seule présence dans de nombreuses scènes ne fait qu’entretenir cette idée d’un rapport quasi autiste avec le 7ème Art, qui définit l’exclusivité d’un lien social tout en bannissant les autres. Ici, on regarde beaucoup de films entre cinéphages drogués aux images violentes (à un moment donné, on reconnaîtra la scène finale du Maniac de William Lustig), on discute de cinéma comme on respire (notons un dialogue tarantinesque sur la comparaison entre Steven Seagal et Fred Williamson), on trouve qu’aucun film ne peut surpasser Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, et on se retrouve totalement désarmé dès qu’il s’agit d’aller aborder une jolie fille blonde (jouée par Liv Corfixen, alias madame Refn dans la vraie vie !). De tous les personnages de Bleeder, c’est évidemment Lenny, cinéphile introverti à l’extrême, qui synthétise tout cela, s’imposant aisément comme un avatar direct du cinéaste. Ce personnage voudrait bien sortir et coucher avec une fille, mais à chaque fois, il ne sait parler de rien d’autre que de cinéma, et, in fine, se voit contraint de l’emmener voir un film plus commercial – on vous laisse découvrir lequel – pour espérer conclure avec elle. Ces scènes, à la fois émouvantes et déstabilisantes, sont à deux doigts d’évoquer une psychanalyse détournée au vu d’une telle mise à nu de la part du cinéaste. Avec une image positive en fin de bobine, tout de même : deux amoureux éclairés dans un décor plongé dans le noir total, isolant un avenir potentiellement radieux dans un environnement sombre et violent.

Si Bleeder se lit comme une catharsis sur pellicule, il est heureux de constater que Refn ne s’en tient jamais au constat symbolique d’un amour extrême et indéfectible pour le cinéma. De par sa structure chorale, le film intègre en parallèle un autre mouvement narratif, centré sur un autre couple : Leo (Kim Bodnia) et Louise (Rikke Louise Anderson). Lorsque la seconde révèle au premier qu’elle est enceinte et qu’elle ne souhaite pas avorter, Refn renoue avec l’un de ses thèmes favoris, à savoir une peur de la parenté qui reflète par extension une peur de l’Autre. S’il ne pousse peut-être pas le bouchon aussi loin que dans les deux suites de Pusher sur ce sujet-là, il réussit pourtant avec brio à éparpiller cette peur menant à l’implosion dans différents contextes (insulte raciste dans une épicerie arabe, dispute entre potes sous l’effet de la suspicion, provocations répétées à base de flingues…). De là se répercute une violence enracinée dans les gènes, faisant ainsi ressortir la dualité de tout un chacun en un claquement de doigts. Mais l’empathie est constamment de rigueur en dépit d’une brutalité qu’il s’agit ici de décharger sur l’autre avant de la retourner contre soi. Film le plus personnel de son auteur, Bleeder est ainsi fait, parallélisant en beauté deux angoisses propres au parcours de Nicolas Winding Refn : freiner son appétit cinéphile par amour (rive gauche) et accepter son rôle de père en tentant de garder le contrôle (rive droite). Jamais le cinéaste n’était apparu aussi intime avec son public.

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