REALISATION : Evan Glodell
PRODUCTION : Coatwolf Productions, UFO Distribution
AVEC : Evan Glodell, Jessie Wiseman, Tyler Dawson, Rebekah Brandes, Vincent Grashaw, Zack Kraus, Keghan Hurst, Alexandra Boylan, Bradshaw Pruitt, Brian Thomas Evans
SCENARIO : Evan Glodell
PHOTOGRAPHIE : Joel Hodge
MONTAGE : Evan Glodell, Vincent Grashaw, Joel Hodge, Jonathan Keevil
BANDE ORIGINALE : Jonathan Keevil
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 21 mars 2012
DUREE : 1h46
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Woodrow et Aiden, deux amis un peu perdus et qui ne croient plus en rien, concentrent leur énergie à la confection d’un lance-flammes et d’une voiture de guerre, qu’ils nomment la « Medusa ». Ils sont persuadés que l’apocalypse est proche, et s’arment pour réaliser leur fantasme de domination d’un monde en ruine. Jusqu’à ce que Woodrow rencontre une fille, ce qui va changer le cours de leur histoire, pour le meilleur et pour le pire…
Un film-météore qui vise à pénétrer une atmosphère et qui se consume magnifiquement à l’arrivée : cela pourrait suffire à définir le saisissant premier film d’Evan Glodell, mais il y a encore tant à dire dessus…
Petite digression pour attaquer : depuis trop longtemps, à quelques rares exceptions près, on se sent toujours un peu comme le bénéficiaire d’un cadeau du Schtroumpf Farceur lorsqu’on découvre le nouveau film-prototype d’un certain cinéma indépendant américain. Un cadeau empoisonné, donc ? Il y a de quoi : un buzz démesuré et une supposée audace face aux conventions du système hollywoodien (notamment par le biais du système D) ont souvent bon dos pour travestir l’académisme de ce cocon indé, moins voué à faire exploser le système qu’à (re)produire ad nauseam ses propres clichés et à s’en repaître avec vanité. Dans le meilleur des cas, on a juste l’impression d’assister à la démonstration d’un énième homme-orchestre démerdard qui n’a pas inventé l’eau tiède. Dans le pire, c’est juste le pétard mouillé qui nous explose au visage, sans gravité, tel un effet qui tombe à plat. A sa sortie, Bellflower aura eu droit au même destin : petit objet tourné à l’arrache, non répertorié sur la carte du cinéma US et charriant des opinions plus que variées. D’aucuns auront mis les bouchées doubles pour renchérir sur son aspect de météore anarcho-romantique, tandis que les cyniques du coin lui auront taillé un sacré costard, conchiant sans nuance ce qui frisait à leur yeux le défilé de clichetons pour hipsters-slackers en mal d’utopie. Même l’aspect financier du truc fut lui aussi mis sur le tapis. On ne sait pas trop pourquoi, mais la dépense, remarquée tantôt par sa présence tantôt par son absence, n’en finit plus d’être fétichisée en vue de se construire une opinion sur la valeur réelle d’un film. Au vu d’une enveloppe avoisinant à peine les 17 000 dollars et d’une équipe débrouillarde qui bossa sur son temps libre, il était même facile de faire un parallèle avec le fameux Donoma, petit phénomène de cinéma-guérilla que Djinn Carrenard shoota il y a dix ans pour 150 euros. Mais comme limiter la lecture et l’analyse d’un film aux statistiques qui entourent sa mise en chantier frise à nos yeux la tartufferie, on en restera là. Seul le film lui-même compte. Et celui dont nous allons parler aujourd’hui peut se résumer à un seul adjectif : foudroyant.
On parlait ci-dessus d’un cadeau « piégé », et c’est littéral : ouvrir Bellflower crée une déflagration qui nous explose littéralement au visage. La différence, c’est que l’effet produit ne déçoit d’aucune manière. Parce que le premier long-métrage d’Evan Glodell résulte d’une destruction dont il est lui-même le créateur. Un grand film d’apocalypse et de feu, quasi prométhéen dans son idée de chiper au système hollywoodien son feu créatif pour le redéfinir et le redistribuer au cocon indépendant. Un film instable, proche de la formule chimique, qui, là encore au sens littéral, prend le risque de la brûlure, des pages de son scénario jusqu’à la texture même de sa pellicule. Et qui, surtout, impose un art de la démerde en plein terrain vague comme pour prendre acte de sa mise à l’écart d’un milieu du cinéma qui reste sourd à son écho créatif. A la base, il y a donc un script de jeunesse que Glodell aura rédigé de façon impulsive à la suite d’une rupture amoureuse et qui aura ensuite fini au fond d’un tiroir pendant quelques années. C’est après avoir laissé mûrir ce matériau trop proche de lui que le bonhomme, ayant lâché les courts-métrages pour se faire la main sur les plateaux de tournage des autres, eut l’idée de reprendre et de polir ce texte rageur à des fins d’exutoire, aidé en cela par une troupe d’amis fidèles et déterminés (dont son ex-copine de l’époque, Jessie Wiseman). On l’aura compris, le film n’est pas seulement celui de son créateur. Il est son créateur, travaillé autant par la mélancolie que par la rage de créer et d’exister, nourri aux fantasmes respectifs de la bluette mélo et de la fable post-apocalyptique.
Le scénario de Bellflower mérite que l’on s’attarde dessus. Tout démarre comme un simulacre de teen-movie où deux amis, Woodrow (Evan Glodell) et Aiden (Tyler Dawson), tuent le temps en mode whatever attitude dans un coin paumé de la Californie. Hantés par les images d’une culture ciné probablement consommée en VHS, ces deux jackass déploient illico une obsession folle pour Mad Max, trop occupés entre deux cuites à théoriser la mythologie de George Miller (le fameux Lord Humungus est ici élevé au rang d’icône), à bricoler des armes terrifiantes (surtout un lance-flammes) et à faire exploser au shotgun des bidons de propane et de diesel. Mais ils ont surtout une idée-maîtresse : construire la voiture ultime de leurs rêves adolescents, la « Medusa », reflet de leur fantasme de toute-puissance et bulle protectrice face à une apocalypse qu’ils imaginent de plus en plus proche. Horizon lourd de promesses pour un trip à forte consonance mythologique. Mais lorsque le récit fait mine d’embrayer brutalement sur une autre voie, via la rencontre des deux zigotos avec Milly (Jessie Wiseman) et Courtney (Rebekah Brandes), il ne s’agit en rien d’un dérapage à 180°. Deux couples se forment alors, d’un côté Woodrow et Milly, de l’autre Aidan et Courtney. Des couples qui vont peu à peu imploser sous l’effet de jalousies, de coucheries, de mensonges et de violences. L’apocalypse n’est donc ici pas traitée sous un angle spectaculaire, mais ramenée au cadre de l’intime en se focalisant sur la désintégration d’une cellule amoureuse, riche de personnages moins nihilistes que globalement paumés vis-à-vis de la société et du sens de la vie. En cela, Bellflower applique à la tragédie romantique les codes d’une fin du monde, faisant ainsi s’écrouler la lecture qu’on en fait et les conventions qui la caractérisent. Avec, en guise de choix casse-gueule, une narration bicéphale qui se scinde en deux sous l’effet de la déception amoureuse.
Cette fusion chimique parfaitement assumée entre la jouissance des émois post-adolescents et la crainte d’un effondrement du monde est ce qui confère au film son énergie interne, son urgence. C’est ce qui ordonne le découpage du film, toujours prompt à sauter d’un ton à l’autre, d’une humeur à l’autre, d’une musique à l’autre (on y croise Lykke Li, Chromatics, Ratatat…), jamais frileux à l’idée de switcher d’une beuverie entre potes à une virée amoureuse sur la plage. Comme pour mieux concrétiser cette montée en violence des affects et des rapports, Evan Glodell opte sans cesse pour des aiguillages narratifs que l’œil avisé aura tôt fait d’assimiler. Dès le début du film, une série de plans abrupts et montés au ralenti (dont certains qui laissent filtrer des bribes de disputes) créent déjà des signes annonciateurs de la tragédie à venir en même temps que des leurres. Par la suite, le réalisateur opte pour une structure de récit en chapitres, via l’apparition de cartons poétiques dont les titres (« Pursuit of Happiness », « All things end », « Nobody gets out of here alive », etc…) entretiennent cette idée d’une progression vers le pire, tout en se plaçant à l’écart des procédés anti-linéaires propres au cinéma de Quentin Tarantino. Quant aux dialogues et à la caractérisation des personnages, c’est bel et bien la figure de Milly qui alimente le trouble : très grande gueule derrière son apparence sexy et pulpeuse, très indépendante en dépit de la présence chez elle d’un colocataire assez ambigu, elle annonce assez tôt à un Woodrow énamouré qu’une relation entre eux est condamnée à mal finir – ce sera le cas. Inutile de s’attendre à du neuf vis-à-vis du thème indémodable de l’amour fou qui vire au chaos, puisque l’intrigue s’en tient à des situations très simples où la jalousie et l’attraction multiple prennent racine. C’est en revanche sur les percées symboliques du récit que le film fait s’embraser sa propre matière.
Aborder Bellflower comme le tableau d’une certaine jeunesse désabusée serait un exercice d’autant plus ardu que les signes d’un éventuel contraste sociologique pointent ici aux abonnés absents. Pas de parents, pas de police, pas de signes d’autorité, pas de travail, pas d’argent, pas même de technologie actuelle. Le cadre du film impose une intemporalité à toute épreuve, un terrain de jeu à la fois familier et délabré où la douleur intime et la relecture fantasmatique du monde prennent le dessus sur un nihilisme post-adolescent à deux dollars. Au fond, Evan Glodell semble s’amuser à glisser de savantes grenades fantasmatiques dans son récit, comme pour en amplifier les effets et les affects. Il y a d’abord ce goût du fétichisme apocalyptique qui donne le « la » de ce qui travaille le récit : le Lord Humungus en guise d’alter ego, le lance-flamme en tant qu’arme, la tronçonneuse en pendentif, le tatouage facial en instrument de vengeance (défigurer un visage devient le crime ultime dans ce monde où la quête d’identité reste sous-jacente), et surtout la voiture en tant que divinité suprême. Le choix du nom « Medusa » n’a clairement pas été choisi au hasard, tant il renvoie à cette figure éponyme de la mythologie grecque, cette jeune fille belle et virginale qui osa séduire le dieu Poséidon et qui pétrifia tous ceux qui osaient la regarder, passant ainsi d’un pur objet de désir à une vraie expression de la menace. En outre, ici, la Medusa se veut moins une bagnole upgradée qu’une sorte d’espace mythologico-mental, réceptacle des fantasmes et des angoisses de la paire Woodrow/Aidan face à un monde adulte riche en résignations diverses. Elle n’a pas pour fonction de les faire avancer, mais de les faire tourner en boucle dans un imaginaire quasi expiatoire (celui du cinéma). Que cette fuite en avant finisse par les sauver ou par les intoxiquer est ici moins important que de saisir leur état d’esprit, visant à s’écarter du réel pour mieux fuir leurs propres pulsions.
Les images du film suivent donc cette même logique : elles défilent à mesure que le récit s’enflamme et que la fiction s’essouffle volontairement à forcer de se boucler sur elle-même. On aura même remarqué que tout trajet est ici guidé par un mouvement pour le moins inhabituel. Par exemple, un simple rencard entre Woodrow et Milly se transforme vite en virée alcoolisée jusqu’au Texas, et celle-ci inclut même la transformation du moyen de locomotion à des fins de coolitude (on troque une vieille Cadillac customisée contre une moto madmaxienne qui sera elle-même abandonnée ensuite au profit de la Medusa). Tout n’est donc que pure jouissance physique et cyclothymique dans un cadre où rien n’avance. Mais dans un cadre où, surtout, tout semble si instable qu’on se met à douter de la réalité de ce qu’on voit. Quand bien même la première partie du récit se connecte aux souvenirs de Woodrow, avec tout ce que cela suppose d’interprétations et de déformations, le récit alimente le doute en raison de trois moments de bascule très précis : d’abord le virage progressif vers la tragédie, ensuite le retour à une image leitmotiv qui installe le rêve comme nouveau niveau de lecture, enfin un générique de fin accompagné d’images qui laissent ouvert le champ des possibles. Comment se repérer là-dedans ? Facile : la confusion que l’on ressent est celle du personnage, et le film lui-même, animé par l’idée de tout détruire pour mieux reconstruire, réfute ainsi toute conclusion claire pour que son climax final ait la démesure d’un séisme émotionnel, vécu de l’intérieur. Et ce feu intérieur et viscéral, disons-le clairement, puise une large partie de sa sève dans le choix d’une esthétique radicale qui, au moment de la sortie du film, fut un petit sujet de polémique.
En plus du statut d’homme-orchestre (il réalise, produit, scénarise, monte et joue le rôle principal), Evan Glodell peut aussi se prévaloir d’être un ingénieur en herbe, capable de concrétiser sa vision créatrice en bricolant lui-même un lance-flammes, une voiture ou une caméra (ici un prototype expérimental de Silicon Imaging SI-2K qui fut utilisé pour des tests d’optiques), et ce dans une pure logique de film-guérilla, sans précaution ni autorisation préalable. Cette débrouillardise matérielle n’est pas un sujet en soi, mais colle si bien avec le propos du film – un monde à reconstruire comme seul futur envisageable – qu’elle en est fascinante. C’est toutefois ce travail ultra-formaliste sur l’image qui porte à ébullition cette conception du défouloir créatif propre à Glodell. Loin d’un visuel délavé qui servirait de totem masturbatoire à la génération Hipstamatic, loin d’un clip branchouille qui placerait au rang d’audace une image salie par toutes sortes de filtres, la mise en scène de Bellflower sert à incarner l’indémêlable qui habite son récit, son protagoniste et son interprète – il est absurde de vouloir délier les trois. La mise au point déréglée de la majorité des plans active ainsi un effet de flou et de détermination via la lentille utilisée, donnant à l’image la texture d’une « réalité augmentée ». De même qu’une autre caméra, exploitée à outrance pour les ultimes scènes du niveau de lecture « mental » du récit, accouche d’une image presque cramée, pour ne pas dire fondue, où les couleurs atteignent un degré critique de saturation. De ce fait, l’image passe de la chaleur à la cendre au fil de l’intrigue. Elle devient brûlure sous l’effet d’une réaction en chaîne, signe d’un cinéma qui n’existe dans la disparition de son propre plan (au sens large), un peu à l’image du célèbre plan final de Macadam à deux voies de Monte Hellman qui portait à incandescence l’impossibilité du retour en arrière (soit la règle immuable de tout road-movie). Ce qui brûle dans et par le plan, que ce soit le tournage ou la love-story, affecte le plan lui-même. Le lance-flammes devient ainsi un double de la caméra : le premier crache un feu qui détruit, la seconde enregistre cette combustion.
Inutile de tenter le parallèle avec l’esthétique rétro du projet Grindhouse du tandem Rodriguez/Tarantino : cet amas de tâches, de poussières, de rayures, d’empreintes, de parasites, de couleurs baveuses et de mises au point fluctuantes n’a ici aucune fonction narrative. Il suffit de voir comment le surgissement de ces scories se place à l’écart des règles de continuité du champ/contrechamp, et suffisent en tant que tels à servir d’émanation organique des divers états de conscience et d’humeur chez un Woodrow de plus en plus instable. Ou comment le langage filmique devient le prolongement parallèle des affects du récit au lieu de s’effacer derrière eux. Dans Bellflower, tout est voué à se consumer (l’amour, la tristesse, les souvenirs) pour pouvoir ensuite renaître tel un phénix. Le feu a donc un impact symbolique déterminant tout au long du film. A la fois purificateur et destructeur, il met à mal la ligne temporelle du récit, l’englue, la ralentit et la compresse par la seule instabilité chimique du cadre. La récurrence suspecte de certains plans devient un signe qui ne trompe pas (où commence le souvenir et où s’arrête la vision ?) tandis que le doute s’amplifie sur la réalité de l’apocalypse suggérée par un Woodrow couvert de sang (s’agit-il d’une prévision ou d’un fantasme ?). Vu la scène qui lance le générique de fin, tout ceci ne serait-il pas au fond la relecture fantasmée des événements par deux potes assis sur la plage face à l’océan, ivres d’amour déçu et de cinéma fantasmé ? La solidité de leur amitié aura-t-elle servi à dessiner un nouvel horizon existentiel ? Il incombe alors au spectateur non pas juste de se faire sa propre idée mais de s’approprier le film au niveau viscéral. De toute façon, on aura été prévenu à l’avance par le leitmotiv central du film : un carton rempli de babioles dont la combustion détermine à elle seule le drame ultime. Brûler une histoire passée ou imaginée pour n’en conserver que les cendres, c’est saisir au fond de soi la preuve que quelque chose s’est produit, qu’une histoire a pris chair avant le désastre, qu’une étape a été franchie. Il ne reste alors plus qu’à errer dans le désert, à nager dans ses propres fantasmes, à se « faire un film ». Pour aller de l’avant sans avancer. Pour tuer le temps. En attendant la prochaine apocalypse.