REALISATION : Céline Sciamma
PRODUCTION : Hold Up Films, Lilies Films, Pyramide Distribution
AVEC : Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré, Idrissa Diabaté
SCENARIO : Céline Sciamma
PHOTOGRAPHIE : Crystel Fournier
MONTAGE : Julien Lacheray
BANDE ORIGINALE : Para One
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 22 octobre 2014
DUREE : 1h52
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Marieme vit ses 16 ans comme une succession d’interdits. La censure du quartier, la loi des garçons, l’impasse de l’école. Sa rencontre avec trois filles affranchies change tout. Elles dansent, elles se battent, elles parlent fort, elles rient de tout. Marieme devient Vic et entre dans la bande, pour vivre sa jeunesse…
Dans une banlieue parisienne, une jeune fille du nom de Marieme profite d’une rencontre avec trois autres adolescentes pour s’émanciper d’un cadre de vie où la communauté dessine les limites et contraintes sur les faits et gestes d’une jeunesse en quête d’affirmation et de liberté. Pour son troisième long-métrage, présenté en ouverture à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 2014, la jeune et talentueuse réalisatrice française Céline Sciamma s’empare de nouveau d’un âge où les équilibres sont sans cesse mis en doute. Après Naissance des pieuvres (2007) et Tomboy (2011), elle choisit un milieu si sensible qu’il est souvent trop sous-représenté dans le cinéma hexagonal. Aussi ambitieux qu’audacieux, Bande de filles a ainsi de quoi appâter, sinon épater son public. Retour sur un film puissant qui n’a pas laissé indifférent les festivaliers de la Croisette.
Filmer la jeunesse
La scène d’ouverture de Bande de filles n’aurait pu être plus symbolique et plus forte comme entrée en la matière. Sous le rythme électrisant du duo Light Asylum, Sciamma filme un match de football américain opposant deux équipes féminines. La bande-son recouvre les images qui illustrent d’emblée le surpassement individuel au cœur du collectif. Bande de filles sera bel et bien l’étude de cet équilibre précaire qui rattache l’individu au groupe, questionne son existence en son sein et en dehors. Ainsi, tandis que la musique s’estompe et que les voix des personnages se révèlent pour crier une victoire collective, le silence se fait peu à peu, accompagnant tout à coup tragiquement ces jeunes filles désormais séparées jusqu’à leur foyer familial. Le groupe se désagrège et l’individuel reprend le dessus, non dans une certaine animosité qui se fait jour à travers un « ta gueule » lancé par l’une des filles à une autre.
En seulement trois films, la cohérence du cinéma de Céline Sciamma apparaît déjà de façon limpide, décline sous différents angles une synchronisation essentielle en phase d’adolescence entre l’expression du corps et les maux du cœur. Les désirs tentaculaires mais pudiques émergeaient à travers le trio féminin adolescent de Naissance des pieuvres (Marie, Floriane et Anne, respectivement incarnées par les jeunes et débutantes Pauline Acquart, Adèle Haenel et Louise Blachère), les questionnements sur l’identité sexuelle se poursuivaient et venaient troubler l’innocence attendue par la société grâce au personnage de Laure/Mickaël (Zoé Héran) dans le merveilleux Tomboy. L’enfance et l’adolescence ne peuvent être envisagées séparément d’un processus qui les inscrit dans une dynamique de questionnements, d’évolutions et d’affirmation. Marieme (Karidja Touré) n’échappe pas à ces caractéristiques qui déclinent au pluriel la personnalité des personnages élaborés par Céline Sciamma. Il semble impensable d’envisager la jeunesse dans une perspective figée tant cette tranche d’âge est amenée à s’inscrive dans un mouvement permanent périlleux et tourmenté.
Ainsi, Marieme évolue en quatre actes séparés par des ellipses temporelles, qui suggèrent les ruptures de parcours du personnage principal et du groupe auquel il est relié. De la formation de cette « bande de fille » à sa disparition dans le dernier acte, d’une personnalité introvertie et étouffée par le milieu à une affirmation progressive de soi, le visage des personnages imprime la cadre grâce à la douceur de la photographie et au contraste entre le premier plan et l’arrière plan, jouant sur un renforcement du flou pour nous inciter à regarder la chose la plus importante qui traverse Bande de filles : la beauté intérieure et extérieure de la jeunesse qu’il représente. Céline Sciamma radicalise de fait l’aspect organique de sa mise en scène à travers ce que nous pourrions appeler des plans-portraits, saisissant les visages sur des fonds lisses et souvent unicolores.
Les films sur la jeunesse n’ont jamais manqué dans le cinéma français ou étranger, comme si, depuis toujours, les troubles qu’elle reflète promettent un terrain d’analyse particulièrement cinégénique. Dans le cinéma français récent, quelques réalisateurs ont ainsi pu appliquer ces thèmes avec acuité et justesse, et il ne s’agit certainement pas d’une coïncidence si les films récents marquants sont ceux de jeunes réalisateurs ou réalisatrices en début de carrière, tels que Katell Quillévéré avec Suzanne (2013) ou Mia Hansen-Love avec Un amour de jeunesse (2011) et dont nous attendons également beaucoup Eden (en salle le 9 novembre 2014) qui devrait conserver la jeunesse dans sa ligne de mire. La jeunesse au cinéma tend ainsi récemment à se confondre avec la jeunesse du cinéma français. Filmer la jeunesse de banlieue est, en revanche, un geste beaucoup plus rare tant il comporte les risques d’un traitement partial et tant le sujet demeure sensible et exigeant à traiter.
Filmer la banlieue
Céline Sciamma ne semble pas pour autant proposer un étude sur la banlieue à proprement parler. Elle est aux antipodes d’un film viscéral comme La haine proposé par Mathieu Kassovitz (1997) qui traite frontalement de la violence à la marge de la société. Quand bien même son sujet la rapproche davantage de Adbellatif Kéchiche, ce dernier proposait dans L’esquive (2004) un naturalisme parfois sidérant, notamment dans une scène reflétant l’impossible dialogue entre la jeunesse de banlieue et les forces de l’ordre, ramenant son film à un propos brusquement politique. Céline Sciamma se tient, comme dans ses précédents films, à une certaine distance du pur sujet de société par les biais de sa mise en scène notamment – nous y reviendrons. Il s’agit une nouvelle fois de suivre l’éveil d’une jeune héroïne et la construction de son identité dans un milieu donné – quelques plans éloignés alternent les plans-portraits, enfermant le personnage seul de Marieme ou sa bande dans le cadre bétonné de la banlieue. Ainsi, l’observation ethnographique se fait exclusivement par le prisme de la jeunesse féminine et le personnage de Marieme plus précisément, grandissant au cœur d’une famille marquée par l’absence quasi-totale des figures parentales (alors que l’existence d’un père est occultée, la mère est accaparée par ses heures de travail, Marieme endossant le rôle de mère de substitution pour ses deux sœurs cadettes). Le milieu familial dilue l’angoisse dans le tiraillement entre sa mainmise sur le libre-arbitre du personnage – la figure d’autorité par la force du frère aîné – et son désœuvrement qui pousse Marieme à se tourner vers d’autres unités d’épanouissement. L’institution scolaire, source d’espoir chez Abdellatif Kéchiche, est en revanche balayée rapidement au cours d’une scène sans contre-champ montrant une Marieme abandonnée à un avenir circonscrit au cadre de la cité.
C’est dans la violence symbolique des rapports aux différents groupes et institutions que Marieme devra trouver sa place et, en cela, la rencontre avec les trois autres filles qui constitueront son groupe représente un compromis relativement bienvenu pour satisfaire le présent et relayer le futur à demain. C’est par ce groupe que naît une logique d’affrontement latent qui, d’un regard aux apparences provocatrices, glisse vers la joute verbale, comme en témoigne cette bataille des fiertés de part et d’autre de la station de métro de Chatelet, filmée dans un procédé en champ/contre-champ quasi symétrique qui n’oppose pas tant ces deux groupes qu’il les ramène à leurs similitudes : une course pour l’honneur du groupe et la quête du prestige individuel à travers le maintien et la défense de sa cohésion et de sa solidarité face à l’autre. De la même manière, les combats en duel orchestrent une double dynamique ; celle de l’individu qui se bat en son nom propre ou celui du groupe spécifique auquel il se rattache, et celle de l’ensemble de la collectivité rassemblée autour de « l’événement », avide de ce spectacle à travers lequel l’honneur des combattantes est en jeu. Céline Sciamma illustre ainsi la mentalité qui anime la jeunesse en cours de construction dans un milieu qui les livre à eux-mêmes, dans une logique d’aller-retour entre l’individuel et le collectif.
La réalisatrice, comme elle le faisait déjà dans Naissance des pieuvres, chorégraphie cette jeunesse en mouvement en reflétant à travers la mise en scène l’importance primordiale de la musique comme outil d’émancipation des corps. Les séquences musicales agissent comme des instants qui suspendent le récit, des parenthèses dans lesquelles les personnages s’épanouissent. Diamonds de Rihanna restera sans aucun doute le plus beau moment pop au cinéma en 2014, immersif pour toute une génération de spectateurs appelée à murmurer simultanément les paroles jusqu’à ce que les voix des personnages éclatent de nouveau dans le dernier refrain. De même, Sciamma montre un revers touchant du cliché « les jeunes de banlieue écoutent la musique à fond dans les transports publics » : une danse pudique dans le métro parisien qui crée une première connivence entre Marieme et ses camarades, puis elle confirme leur symbiose dans une scène forte de chorégraphie sur un morceau de rap de J. Dash. Ces intentions appuient le regard doux et bienveillant d’une réalisatrice impliquée dans son sujet, pudiquement engagée, aux côtés de cette jeunesse « solide et solitaire » qu’elle s’efforce de comprendre et qu’elle nous invite à embrasser.
Magnifier la banlieue
Pourtant, le soin méticuleux de la mise en scène de Céline Sciamma, la précision de chaque cadrage, va au-delà des personnages, la jeunesse, et du cadre, la banlieue. Ses partis pris formels tendent parfois à extraire les personnages de la quotidienneté et, sans pour autant les soustraire complètement au contemporain, au terrain social, les isolent dans des séquences abstraites qui radicalisent le rapport de la réalisatrice aux potentialités du visuel. Il ne s’agit pas, dans Bande de filles, de filmer la banlieue en tant que telle, plutôt de la transfigurer, la métamorphoser, sinon de la poétiser. Céline Sciamma brouille ainsi un territoire qui d’évidence, pourrait être représenté par des traits naturalistes, à la façon d’un documentaire. Le travail de la mise en scène peut constituer une forme de distanciation du spectateur par rapport à la réalité sociale pour l’amener à ne regarder que la beauté formelle et celle des personnages.
Ainsi, tandis que le vert de l’été dominait le parcours intimiste de Laure/Mickaël dans Tomboy, la réalisatrice retrouve dans Bande de filles le bleu dominant qui l’avait révélée dans Naissance des pieuvres. Ici, les nuances de cette couleur primaire et multiple peut parfois confiner à l’artificialité – l’exemple le plus frappant est bien la scène de danse sur Diamonds –, mais une artificialité codée qui transporte le film du réel à l’onirisme (Cf. « Le bleu, histoire et essence », Positif n°641, juillet-août 2014). La chambre d’hôtel dans laquelle cette scène prend place, loin d’être seulement « clippesque », embarque nos quatre héroïnes dans un cocon libéré qui défie l’espace-temps infranchissable de la banlieue. Le film glisse ainsi vers un bleu utopique qui nous sépare de l’avant comme de l’après. On est bien loin d’un chromo qui, d’ordinaire, peut traduire une certaine froideur, un état figé. Il peut, en revanche, suggérer l’innocence de ces personnages sans cesse remise en doute par le travail des couleurs entre les différents actes du récit.
Il est ainsi frappant, sinon tragique, de constater l’amoindrissement radical du bleu dans la dernière partie du film qui remet en cause le personnage de Marieme dans son intégralité : un corps instrumentalisé et masculinisé ; son libre arbitre se heurte à la menace du cercle dans lequel elle évolue désormais. La bande de fille s’est évanouie et celle-ci devient la proie de couleurs agressives, le rouge vif de sa robe notamment – couleur absente jusqu’alors. L’innocence refait surface par intermittence, dans un retour timide de nuances bleutées qui agissent comme des réminiscences systématiques quand une complicité renaît. Une tension sourde anime le dernier acte, point d’aboutissement d’une angoisse croissante tout au long du film, au fur et à mesure que la réalité sociale ramène les personnages dans l’impasse de la banlieue.
Pourtant, c’est bien ce dernier acte qui demeure le moins convaincant du film, non seulement trop long, mais faisant également basculer le film dans une démonstration sur-signifiante des enjeux jusque là justement et originalement suggérés, tout en maintenant la précision de la mise en scène. La dernière ellipse invite ce que Céline Sciamma avait jusqu’alors très bien évité : l’aspect programmatique d’une narration en plusieurs temps, dont le dernier acte en rupture avec le reste lui donne un aspect rigide et isolé.
Il restera beaucoup de ce film audacieux, beau sous tous les angles – la forme très maîtrisée et le fond aussi féministe qu’humaniste. Bande de filles confirme la place de Céline Sciamma dans le cinéma français, en tout cas sa singularité, et l’on peut espérer une belle carrière en salle pour ce dernier long-métrage qui se refuse à l’immobilisme et nous entraîne à affirmer avec force et courage « je fais ce que je veux ».