REALISATION : Álex de la Iglesia
PRODUCTION : La Fabrique 2, Castafiore Films…
AVEC : Carlos Areces, Antonio de la Torre, Carolina Bang, Sancho Gracia, Juan Luis Galiardo…
SCENARIO : Álex de la Iglesia
PHOTOGRAPHIE : Kiko de la Rica
MONTAGE : Alejandro Lazaro
BANDE ORIGINALE : Roque Baños
TITRE ORIGINAL : Balade triste de trompeta
ORIGINE : Espagne
GENRE : Drame, Guerre
DATE DE SORTIE : 22 juin 2011
DUREE : 1h47
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans l’enceinte d’un cirque, les singes crient sauvagement dans leur cage tandis qu’à l’extérieur, les hommes s’entretuent sur la piste d’un tout autre cirque : la guerre civile espagnole. Recruté de force par l’armée républicaine, le clown Auguste se retrouve, dans son costume de scène, au milieu d’une bataille où il finira par perpétrer un massacre à coup de machette au sein du camp national. Quelques années plus tard, sous la dictature de Franco, Javier, le fils du clown milicien, se trouve du travail en tant que clown triste dans un cirque où il va rencontrer un invraisemblable panel de personnages marginaux, comme l’homme canon, le dompteur d’éléphants, un couple en crise, dresseurs de chiens mais surtout un autre clown : un clown brutal, rongé par la haine et le désespoir, Sergio. Les deux clowns vont alors s’affronter sans limite pour l’amour d’une acrobate, la plus belle et la plus cruelle femme du cirque : Natalia.
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Jusque-là, Alex de la Iglesia était très grand. Très haut. Flottant auprès des sommets tel un faucon impertinent, usant de son humour transgressif comme d’une arme redoutable et bien décidé à ne jamais redescendre. Dérivant d’un genre à l’autre sans jamais perdre de son acuité, de son impertinence, de son humour ravageur et, surtout, de son culot monstrueux. On le pensait invincible depuis que l’impérial Crime farpait s’était imposé comme un certain aboutissement dans sa carrière, mais l’année 2008 aura démontré que même les meilleurs peuvent avoir droit à leur moment d’égarement : une expérience en territoire inconnu du côté de l’enquête pseudo-hitchcockienne avec le très inégal Crimes à Oxford, et voilà qu’une bonne partie de ses fans criait au blasphème, les autres n’y voyant qu’une petite parenthèse sans aucune prétention (à la revoyure, on serait plutôt de cet avis). Et comme une petite dégringolade n’est jamais synonyme de fin définitive, il n’est jamais trop tard pour le retour en grâce. Du coup, au vu de la monstrueuse réputation que se traînait son nouveau long-métrage, de l’enthousiasme unanimement reçu dans divers festivals (précisons que Tarantino avait ardemment défendu le film à Venise, allant même jusqu’à le récompenser deux fois) jusqu’à ses innombrables nominations aux Goyas (équivalent espagnol de nos Césars), le pari semblait largement gagné d’avance. Aucune surprise à l’arrivée : Balada Triste est une œuvre si énervée et exténuante qu’il est littéralement impossible d’en sortir indemne. Un monument absolu de comédie et de tristesse qui convoque tous les genres et fait passer son spectateur par tous les états possibles. On attendait un grand film, on récolte beaucoup mieux que ça : pour son génial réalisateur, il n’est plus nécessaire de franchir des étapes puisque le sommet de sa carrière est atteint. Joie immense.
Selon ses propres dires, pour Alex de la Iglesia, faire ce film devait être moins un retour en grâce qu’un exorcisme : vaincre et anéantir le souvenir d’une existence paradoxale où la joie et la tristesse se mêlent sans forcément se conjuguer, l’un laissant trop la place à l’autre, et vice versa. Se libérer de ses propres démons, en somme. Le cinéaste va d’ailleurs encore plus loin en citant le film comme « une métaphore de l’Espagne, pays profondément marqué par son histoire où la tragédie se confond avec l’humour ». Difficile de mieux résumer ce qui rend le film si exceptionnel dans ses ambitions, si puissant dans ses émotions, si unique dans sa liberté artistique. Après, au niveau de ses thématiques et de la sensibilité artistique qui s’en dégage, difficile de savoir avec certitude si le cinéaste avait envisagé ce nouveau long-métrage comme un film-somme, mais c’est clairement l’impression qui s’en dégage au cours du visionnage. Les fans du cinéaste auront à loisir de piocher quelques réminiscences d’une filmographie jusque-là incroyablement riche et cohérente : attachement pour les nantis de la société (Action mutante), décalage parodique autour du mysticisme généralisé (Le jour de la bête), détournement trashoïde de la love-story improbable (Perdita Durango), rivalité exacerbée entre deux comiques (Mort de rire), scène finale sous forme de poursuite sur un édifice imposant (Mes chers voisins), hommage cinéphile aux genres considérés comme l’âge d’or du cinéma (800 balles) et radioscopie terrifiante des rapports humains dans la société capitaliste (Le crime farpait). Reste que le supplément d’âme de ce film (qui, sans cela, était pourtant déjà plein à craquer), il faudra le chercher sur le fond historique qui s’établit dès les premières secondes du film, ainsi que sur le yo-yo émotionnel qu’il prend la peine d’élaborer comme un authentique manifeste.
Pour une fois, le cinéaste du Crime farpait ne s’amuse plus à nous amuser du début à la fin, et délaisse quelque peu son côté « sale gosse » que l’on avait tant appris à domestiquer. Son nouveau film révèle autant la schizophrénie d’un pays que celle de son propre cinéaste : entre le sale gosse qui s’éclate jusqu’à cracher sur la pellicule et le vieux sage empreint d’une humanité à toute épreuve sous le poids de la tristesse, Alex de la Iglesia révèle sa double personnalité d’artiste et signe du même coup une œuvre hautement personnelle, pour ne pas dire réellement mature (ce qui n’est pas péjoratif envers le reste de sa filmo). Pour les fans, ce sera donc un semi-choc, mais vite contrebalancé par les retrouvailles avec une patte artistique qui, elle, s’est bonifiée au fil des années. Certes, on retrouvera par moments ce désir de faire jouir de bonheur le spectateur sur son fauteuil, mais il sera de bon ton de reconnaître que, même si les occasions ne manquent pas pour se payer une sacrée tranche de délire, c’est clairement le sérieux qui prime. Ou plutôt, comme le souhaitait le cinéaste, le sérieux se frite sans cesse avec l’humour, de façon si directe et ébouriffante que les deux en arrivent à ne plus se distinguer, créant un décalage plus malsain que jouissif. Une sacrée audace lorsque l’on découvre le synopsis : deux clowns, l’un triste et bête, l’autre violent et possessif, tombent amoureux d’une splendide acrobate au comportement étrange et se livrent un affrontement impitoyable, lequel va très vite dégénérer dans des propensions pas possibles… On reconnait bien là le pitch de l’inédit Mort de rire, satire hilarante de la course à la célébrité que le cinéaste avait signé il y a déjà plus de dix ans autour de l’affrontement entre deux comiques télévisés. Mais là, à quoi a-t-on réellement affaire ? Une comédie ? Pas vraiment. Un drame ? Oui, mais pas totalement. A l’instar de ses héros, Balada Triste est un objet volontairement malade et indiscernable qui ne révèlera sa vraie nature que dans ses ultimes minutes. Jusque-là, c’est à la lisière de l’enfer et du surréalisme que le film nous emmène, et bien malin sera celui qui en devinera les étapes successives.
La scène d’ouverture met d’emblée les points sur les « i » : après un générique classique d’où s’échappent des rires enfantins (lesquels n’ont d’ailleurs rien de très rassurant), le cadre historique (à savoir la menace franquiste et la guerre civile) met fin à un numéro de clowns, marquant du même coup la fin de l’innocence et l’interruption soudaine de l’enfance. Pour le héros, dès cet instant, le passé est désormais perdu. Il n’a jamais existé. Et à partir de là, que la violence surgisse ou pas, c’est la tristesse qui va imprégner l’écran, dans tous les sens du terme (mention spéciale à la superbe photographie crépusculaire signée Kiko de la Rica). Le jeu des acteurs intervient aussi pour équilibrer la souffrance des trois protagonistes : l’un (Javier) souffre en raison de sa fragilité et de l’impossibilité à recomposer son propre passé, l’autre (Sergio) s’enferme dans l’alcool et la violence conjugale pour dissimuler son mal-être (un dialogue nous informe que, sans le métier de clown, il aurait pu devenir tueur), et au milieu de ces deux hommes, une femme aux mœurs étranges (Natalia) qui semble ne pas trouver sa place dans le monde et qui se réfugie dans une quête de jouissance sans mesurer les dommages collatéraux de ses actes. Trois personnages qui, chacun à leur manière, incarnent un point sensible et inquiétant de la nature humaine. Ces pièces maîtresses, on se doute bien qu’Alex de la Iglesia va les faire basculer avec sa verve légendaire, sans oublier son goût immodéré pour le baroque et l’humour noir, mais, on le répète, rire aux éclats ne sera pas forcément la règle dans cet univers. Rien que le décor du cirque, vaste bordel égaré au sein d’un chantier urbain aux allures de lendemain d’apocalypse, laisse planer une menace sur tout ce petit monde. Et que dire de cette lourde tension, installée par le cinéaste dès la première rencontre entre les trois héros : en choisissant d’aborder l’Histoire à travers une histoire hautement symbolique, Alex de la Iglesia ne fait pas mystère de ses intentions, et met à jour une forme de malaise social et existentiel qui va aller crescendo en s’aggravant, avec, de temps en temps, quelques fulgurances décalées qui renforcent le pessimisme du récit.
Les notions de « décalage » et de « transgression » n’ont jamais cessé de parcourir la filmographie d’Alex de la Iglesia, et ce à travers deux aspects : d’une part, opérer une mécanique de comédie dévastatrice à la manière de l’écroulement d’une file de dominos, et d’autre part, se servir de cette narration pour traduire une thématique propre au monde contemporain. A titre d’exemple, avec son histoire de yuppie ambitieux et manipulé par une vendeuse atrocement laide, Le crime farpait servait de terreau à une analyse au microscope des rapports humains comme des utopies stupides que la société tend à utiliser pour conditionner les hommes. Balada Triste ne va pas manger du même pain en raison de son sujet, à savoir près de trente ans d’histoire de l’Espagne où se bousculent la guerre civile, le spectre du régime de Franco et la montée du fascisme. Sachant pertinemment que traiter un sujet aussi vaste en moins de deux heures serait une mission impossible, Alex de la Iglesia change son fusil d’épaule en jouant la carte du symbolisme et de l’immersion globale : il ne sera plus question d’aborder l’Histoire, mais de l’évoquer à travers la petite histoire afin de toucher des vérités universelles, histoire que le spectateur puisse ressentir les choses au lieu de les intellectualiser. Pour le cinéaste, la dualité n’est donc plus thématique, mais émotionnelle, entièrement guidée par les émotions développées par le récit. Du coup, les instants décalés qui jonchent la fuite en avant du protagoniste sont autant de portes ouvertes sur le chaos d’une société à deux visages (la photographie et les choix musicaux, assez fluctuants, génèrent un trouble permanent), et ce qu’elles donnent à voir créent la sidération autant que le dégoût : une altercation violente dans une foire aux manèges, une sodomie interrompue par une bagarre au scalpel, une poursuite dans une sombre forêt où se joue l’enjeu de la survie, et surtout, une terrifiante séquence où des rebuts de la société servent de chiens de chasse aux derniers représentants du régime franquiste (c’est tout juste si l’on ne pense pas au Salo de Pasolini). Le tout avec une armada de références cinéphiles (Buñuel, Fellini, Hitchcock, Browning, Leone, Jackson, Deodato, Jodorowsky, etc…) dont l’omniprésence invite également à revisiter tout un pan du cinéma de genre.
A propos de dualité, on parlait également de cette façon de marier l’humour et le tragique, la joie et la tristesse, la lumière et la noirceur. Là encore, Alex de la Iglesia, décidément cinéaste d’une intelligence hors pair, transcende son matériau de base en intégrant le spectateur comme témoin de la tragédie. Si l’on refait référence à la scène d’ouverture, l’art est clairement évoqué comme nécessaire pour transcender ceux qui y sont sensibles (l’artiste comme le spectateur), et, à l’instar de Guillermo Del Toro avec Le Labyrinthe de Pan, le cinéaste semble clairement convoquer l’imaginaire comme seule porte de sortie aux horreurs du monde, l’armée républicaine n’hésitant pas à prôner la violence et le refus de toute forme de pensée nuancée. Dès que le père (incarné par Santiago Segura, acteur fétiche du cinéaste) quitte à tout jamais son enfant, c’est un cordon ombilical qui se déchire, la fin d’un lien artistique comme la transformation du passé en fantôme qui continuera à hanter le cortex de celui qui sera sorti beaucoup trop tôt du monde de l’enfance. Tout le film va s’articuler à retrouver la trace de ce passé étranger, et ce n’est donc pas un hasard si le héros trouvera le seul véritable écho à sa propre existence dans une chanson de Miguel Rafael Martos Sanchez (laquelle donne d’ailleurs son nom au film) : des paroles évoquant l’incapacité de retrouver la trace de son passé (et le désespoir que cela engendre), un clip vidéo projeté dans une salle de cinéma comme s’il s’agissait d’un film d’époque à part entière, et l’image d’un chanteur, déguisé et maquillé en clown de cirque, entonnant son refrain sans dissimuler la réelle tristesse qui le dévore. Pour Javier, cette mélopée triste fera l’effet d’une déflagration. Pour le spectateur, c’est là que le chemin de croix entamé par son héros trouvera un sens. Ce qui, pour autant, ne va pas atténuer l’infinie tristesse de cette ballade infernale.
De rencontres fortuites en surprises décalées, on sera sans cesse balloté d’une situation à une autre, comme pris dans un mouvement perpétuel qu’il serait impossible d’arrêter. Là-dessus, le cinéaste prend même le soin de nous perdre entre le rire incontrôlable et le déluge de larmes : il faut y voir comment, après une fusillade dans un restaurant et un ultime fiasco amoureux, il ose plaquer sur la bande-son une version ibère de « Je l’aime à mourir » (chantée par Francis Cabrel lui-même !) alors que le héros, désormais plus freak cinglé que clown triste, est en train de chialer en pleine rue tout en menaçant les passants avec un flingue ! Reste la dernière demi-heure, si intense qu’elle suffirait à nourrir un mois entier de cinéma : d’une danse romantique au cœur d’une caverne renfermant les crânes des victimes de l’Histoire jusqu’à son hallucinante poursuite finale à la King Kong sur un édifice monumental, le cinéaste parachève le destin tragique de ses trois protagonistes et, au-delà d’une maîtrise narrative qui touche au faramineux, réussit à conjuguer les trois Histoires (celle du film, celle de l’Espagne et celle du cinéma) dans un climax monumental qui excite autant qu’il file des sueurs froides. Jusqu’à son plan final absolument bouleversant, signant l’échec des deux protagonistes dans la conquête de leur objet de discorde (l’amour). Et ce plan final, parlons-en, puisqu’il s’impose comme l’un des plus mémorables de l’année : deux clowns tous deux pris d’un déchaînement lacrymal, enfin prêts à libérer la violence émotionnelle qu’ils gardaient contenue en eux jusque-là, mais dont la tristesse restera figée derrière un maquillage de carnaval. L’un, défiguré en plus d’être maquillé, ne dégage rien d’autre qu’un paysage facial totalement chaotique, et l’autre, révélant quelque peu son vrai visage, ne peut s’empêcher d’hurler sa rage et sa tristesse, ce qui, du même coup, l’enferme définitivement dans ce statut de « clown triste » qu’il cherchait tant à transcender.
En cela, dresser un parallèle avec les personnages résignés des films des frères Coen ne sera sans doute pas une pirouette analytique : tout comme ces derniers tentent en vain de s’extirper de leur propre condition humaine et sociale, Javier et Sergio ne sont alors plus que les pantins d’un monde totalement chaotique, sans passé ni enfance, rendu incontrôlables par le destin comme par leurs pulsions, et désormais incapables de se regarder les yeux dans les yeux sans révéler leur vraie nature. Les deux faces pourtant identiques d’une société schizophrène, tellement égarée entre un passé terrifiant et un avenir triste qu’elle en arrive à péter les plombs, par souci de recherche de l’absolu (ce vers quoi tendent les deux héros) ou d’expérience de la mort comme but ultime (le film est d’un nihilisme assez incroyable). On en sort pétrifié, bouleversé, pour ne pas dire anéanti. Plus on y pense, plus le film prend de la valeur. Et par ailleurs, des œuvres qui dégagent une telle liberté de ton dans leur traitement et qui osent aborder la marche funèbre du monde sous un angle aussi unique, ça n’arrive qu’une fois tous les cinquante ans. Ce qui fait de Balada Triste un vrai grand film humain et décalé, d’une inestimable rareté, lequel réussit à conjuguer, de Luis Buñuel à Park Chan-wook en passant par Alejandro Jodorowsky, tous les fantasmes de notre art préféré… Jusque-là, Alex de la Iglesia était très haut. Maintenant, il est beaucoup plus haut, sans doute là où il ne peut désormais plus redescendre. Et vu que l’on manque de mots pour décrire ce triomphe, autant s’arrêter là.
1 Comment
Et bien moi, je n’adhère en rien à cette farce macabre, glauque, et sanglante qui ne dévoile aucun intérêt. J’ai eu l’impression que De La Iglesia voulait faire un film pour un vaste panel : on saît aujourd’hui que le gore et le sexe sont très demandés !
Sous ses airs anticonformistes, on a en réalité affaire à une très triste balade…